We leave, but we never forget (Tyler)

Comme souvent ces dernières semaines, Théia traîne seule à la plage. Elle regarde les enfants jouer, écoute le bruit des vagues, enfouit ses mains dans le sable et sent les grains chauds crépiter contre ses paumes. Elle aime cet endroit, et elle aime la mer encore plus. Le regard perdu dans le vide, elle ne fait pas attention au ballon qui la percute en pleine face. D'un coup, tout son calme se transforme en colère et elle se relève d'un bond en attrapant l'objet de ses deux mains. Elle regarde de droite à gauche en faisant virevolter ses longs cheveux bruns autour de son visage, et remarque finalement une silhouette s'approcher d'elle. D'abord aveuglée par le soleil, elle n'arrive pas tout de suite à visualiser le visage de l'homme. « Vous pourriez faire attention ! » s'énerve-t-elle en lançant violemment le ballon en direction de la personne. Une fois qu'il est assez près pour qu'elle puisse le reconnaître, ses traits de colère s'évaporent lentement pour laisser place à de la surprise. « Tyler, » souffle-t-elle. Elle le regarde un instant sans réagir, mi ravie mi mal à l'aise de le voir. Malgré le fait que tous les deux aient été de bons amis, elle ne peut s'empêcher de repenser à la façon dont elle l'a repousser, cet homme qui s'est pourtant montré si gentil avec elle. Lui non plus ne doit pas l'avoir oublié, et Théia n'a jamais su si il lui en veut encore ou pas du tout. Afin de vérifier, elle lui offre un petit sourire discret en portant sa main au-dessus de ses yeux pour éviter d'être encore éblouie par ce fichue soleil. Elle aurait vraiment dû prendre des lunettes avec elle.

À l'époque, Théia était fragile. Elle venait de perdre son meilleur ami, sa santé allait en s'empirant, et elle avait fait l'erreur de se laisser aller auprès de Tyler. Il avait bien évidemment fini par s'attacher, tout comme elle d'ailleurs. Sauf qu'au fond, Théia a toujours cru que si il avait fait une approche auprès d'elle, c'était pour la seule et unique raison qu'il avait eu pitié d'elle. La môme de dix-neuf ans, en deuil de celui qu'elle considérait comme sa moitié, et qui ne possédait même pas un cœur adapté à son âge. Elle avait pris peur, et elle ne voulait plus être cette petite chose pour laquelle on s'apitoie. Avant de répondre, Théia se repasse la question de Tyler dans sa tête histoire de ne pas répondre quelque chose de déplacé. Elle est presque vexée par cette distance qu'il y a entre eux d'eux. Eux qui avaient été si proches, les voilà séparés par deux mètres de distance et un fichu ballon de football, se retrouvant grâce au hasard et non grâce à lui. « Je prends un bain de soleil, » répond-elle sans retourner la question. Elle a bien vu qu'il n'est pas seul, et le ballon qu'il a entre les mains trahit facilement son activité. « Et je vais bien, merci de t'en être inquiété. » Son sourire s'est effacé. La joie de le revoir laisse place à de la rancune. Elle fait un signe de tête en direction de son groupe avant de croiser ses bras contre sa poitrine. « Ne les fais pas attendre surtout, » soupire-t-elle tout en le regardant. Même si ça lui fait bizarre d'être froide avec lui, elle ne peut s'en empêcher. Théia est en colère, fâchée de ne plus avoir eu de nouvelle de sa part. Même si, au final, elle aussi est à moitié fautive.

Théia s'attend à ce qu'il s'éloigne suite à la remarque un peu froide qu'elle vient de lui balancer. Elle l'imaginait déjà faire demi-tour, retourner à son jeu comme s'ils n'avaient rien été l'un pour l'autre. Sauf que Tyler fait tout le contraire. Il envoie ce ballon derrière lui, et cette fois, plus rien ne les sépare. Ce geste la fait sourire, mais elle baisse les yeux pour ne pas qu'il puisse le remarquer. Petit à petit, elle se rend compte que ce n'est pas de la colère qu'elle ressent à son encontre. C'est de la peur, la peur d'avoir cru l'avoir perdu. Face à sa réponse bien trop amicale par rapport au ton presque agressif de Théia, celle-ci relève lentement la tête pour croiser son regard. « Non ! Je préfère que tu ... restes. » Comme elle, il semble ne pas savoir où se mettre. Elle le regarde s'approcher d'un pas, mettre ses mains dans ses poches, puis parler comme pour combler un vide gênant. Sans réfléchir, Théia s'avance à son tour et enroule ses petits bras autour du corps musclé de Tyler. Elle ne sait pas si ce geste est une bonne idée, mais elle en avait envie. Malgré tout ce qu'il s'est passé, malgré la distance qui les a lentement séparés, il lui a manqué. Elle écrase sa joue contre son torse et profite un instant de sa chaleur corporelle. « Et ça fait plaisir de te voir, abruti. » C'est son truc à Théia, sa façon de lui faire comprendre qu'elle tient à lui. Elle le relâche et le regarde avec le même petit sourire aux lèvres. « J'ai plus envie qu'on arrête de se parler. Ça me manque, tu me manques. Je ne peux plus me plaindre auprès de personne sans toi, ma vie est devenue cent fois plus ennuyante. » Elle retrousse sa lèvre, prenant son air de petit chiot malheureux pour essayer d'apaiser cette tension qui règne entre eux-deux.

C'est tout Théia ça. Imprévisible, imprédictible, elle n'a même pas cherché à savoir si ce rapprochement avec Tyler le mettrait mal à l'aise. Elle a trop souvent été ce genre de personne qui aime montrer l'affection qu'elle porte aux gens pour réussir à retenir ce type d'impulsions qui fait du bien. Et puis, avec Tyler, ça a toujours été particulier. Il a été là du début à la fin pour elle, et jamais Théia n'oubliera ces bons moments qu'ils ont partagés. Elle l'adorait, tellement, au point qu'elle a eu énormément de mal à se défaire de cette relation qui lui faisait si chaud au cœur. Elle a été trop aveuglée par sa peur que, au final, lui ne la voie comme tout le monde qui connaissait son état : comme une malade. Orpheline, qui plus est. Elle redoutait sa pitié, et pensait à l'époque avoir perdu ce Tyler qui le traitait comme une adulte et non comme une petite fille souffrante. Elle avait déjà bien assez avec Nate et ses milles questions, puis elle ne voulait pas de ça avec Tyler. Il avait été son échappatoire, celui qui l'empêchait de sombrer. La réponse qu'il lui offre lui remonte immédiatement le moral. Elle pousse un discret soupir de bien être, comme si ses retrouvailles avec lui lui permettaient d'enfin pouvoir respirer à nouveau. Après l'avoir serrée contre lui, il finit par s'écarter et Théia jette un coup d'oeil gêné à la bande d'amis de Tyler derrière eux. Elle les avait oubliés, ceux-là. « Apprête-toi à un interrogatoire de leur part, » glousse-t-elle, même si elle se doute que les garçons sont beaucoup moins bavard sur ce sujet que les filles. Qu'elle surtout, qui n'arrive jamais à tenir sa langue quand il s'agit de se mêler de la vie des autres. À sa pseudo-question, elle hoche vivement la tête et se met en marche avant de lui faire un  signe discret pour qu'il en fasse autant. « Oh que oui! Je ne saurais même pas par où commencer. » Théia réfléchit un instant, trop enthousiaste pour ses retrouvailles avec Tyler que pour réussir à faire quelque chose de cohérent dans ses pensées. « Pour résumer en très gros, je suis toujours à l'université, j'ai commencé à réaliser mes premiers films, je suis bientôt à la rue car mon colocataire quitte la ville, et j'ai toujours le même cœur pourri ! » dit-elle avec le sourire pour dédramatiser la situation. « Mais parle-moi d'abord de toi. »

Théia, elle a toujours été comme ça. À faire la forte, à faire comme si rien ne l’atteignait et qu'elle arrivait à surmonter n'importe quelle épreuve sans problème. Sauf qu'au fond d'elle, elle possède un véritable coeur d’artichaut. Une sensibilité qu'elle déteste montrer et qu'elle garde donc pour elle. Elle ne se laisse aller seulement une fois qu'elle est seule, et il lui arrive parfois de se fondre en larmes à cause de tous ces événements qui se sont un à la suite de l'autre accumulés dans sa trop courte vie. Devant les autres, Théia est pourtant tellement différente. Trop souriante, trop pleine d'entrain, elle ne parle jamais de ses tourments car elle n'a pas envie de les embêter avec de telles bêtises. Ou plutôt car elle n'aime pas avoir l'air faible, elle ne sait pas encore quelle est la réelle cause. Elle écoute Tyler, touchée par ses mots, puis finit par hocher la tête. « Tu peux être fier de moi, je me débrouille pas trop mal pour une débutante. Bon, je n'ai pas encore pu m'acheter du matos de compet', mais je suis quand même satisfaite pour un début. » Théia repense un moment aux quelques films qu'elle a déjà réalisés, ainsi qu'à ses projets. Le prochain en date a comme thème l'hiver, le vrai, pas celui de vingt degrés et plus qu'ils connaissent en Australie. Elle s'intéresse ensuite à Tyler, et fronce les sourcils en l'entendant soupirer. Tyler n'a jamais été très positif par rapport à son mode de vie depuis qu'il a été forcé d'arrêter la boxe, et Théia n'a jamais vraiment réussi à être la hauteur pour pouvoir lui remonter le moral par rapport à ça. Ce devait être une blessure trop profonde que pour être comblée par sa seule présence. « Je sais que ça ne l'est pas. Enfin, pas vraiment, je n'ai jamais pu être sportive à cause de mes problèmes de coeur donc je ne sais pas ce que c'est que de devoir abandonner un sport qu'on aime. Heureusement que je n'ai une morphologie de grosse d'ailleurs, je pèserais certainement une centaine de kilos avec le peu de dépense que je fais. » Elle termine sa phrase en riant avant de reprendre son sérieux, son regard planté dans celui de Tyler. « Mais je sais ce que c'est que de perdre quelque chose qu'on aime. C'est difficile, mais la vie continue et tu dois réussir à passer au-dessus puis peut-être commencer quelque chose de nouveau. Tourne la page, Ty. » Comme il le disait, Théia et l'optimisme.

Théia et son univers, Théia et ses idées farfelues. Il n'est pas rare que certains la trouvent bizarre car elle est tellement différente, à se plonger dans son petit monde où chaque détail de sa propre réalié est différent de la réalité des autres. Elle trouve de la beauté dans les endroits abandonnés, de l'inspiration dans un ciel nuageux, et elle aime en général tout ce qui n'intéresse personne. Elle a par exemple eu une phase où elle collectionnait des objets sans intérêt, parfois vieux d'une vingtaine d'années, et qui perturbait souvent ses amis quand ils découvraient sa passion du moment. C'est tout Théia ça, placer sa passion dans une activité totalement dénuée de sens. Il suffit de voir ses films, tellement différents des histoires qu'on peut voir sur l'écran et catégoriser comme romance, action, ou autre. Son style, c'est tous les styles mélangés. Car Théia est trop particulière pour être catégorisée, elle est comme une palette de peinture dans laquelle on aurait mélangé toutes les couleurs. Ce que lui dit Tyler la fait sourire, et elle le regarde avec des yeux ronds. « Tu te souviens encore de mon bouquin ? Je ne l'utilise plus vraiment, il doit être quelque part dans les cartons. Mais par contre j'ai encore mes premiers films sur des VHS dans ma chambre. À l'ancienne, » ajoute-t-elle en riant. Théia a toujours préféré l'ancien au nouveau, d'où la raison de pourquoi certains de ses films (les moins lourds) sont gravés sur des cassettes. La plupart son évidemment sur des clés usb à cause de la haute qualité, mais certains ont un effet vieillot qui lui plait particulièrement bien. Après son petit discours digne d'un coach sportif à l'intention de Tyler, elle se rend compte que celui-ci ne réplique pas. À la place, il lui offre un compliment totalement inattendu et qui la fait rougir. Lentement, Théia lève les yeux vers lui et se met à sourire machinalement. « N'exagère pas, tu devrais me faire rouler pour que je puisse sortir un peu. Et encore, pas sûre que je passe les portes. » Elle regarde à nouveau devant elle mais ne peut s'arrêter de sourire.

Elle ne peut que hocher la tête à sa question. Immédiatement, un tas de souvenirs resurgit dans sa tête. Elle se revoit, tournant ses premiers films, admirant pour la première fois la beauté du mode à travers son objectif. Tout était si différent d'aujourd'hui à l'époque. Elle était différente. Théia n'a cependant pas le temps de répondre que Tyler reprend immédiatement la parole. Elle hausse les épaules. « Pourquoi pas, mais je ne crois pas que ça puisse être vraiment intéressant à voir. » Quand elle filme, il lui arrive parfois de rester une heure entière au même endroit, immobile, attendant que quelque chose de particulier surgisse pour pouvoir le capturer. Et en général, elle est seule quand elle fait ça. Elle utilise cette passion pour se retrouver et se changer les idées, et elle ne sait pas si même Tyler pourrait y trouver un quelconque intérêt. Après avoir envisagé un futur improbable ou elle finirait obèse, Théia rit à la dernière réponse de Tyler avant de secouer négativement la tête. « Je préfère garder mon poids normal et pouvoir encore rentrer dans cette robe, » dit-elle en relevant à son tour les yeux vers lui. Elle remarque alors que ses amis qu'elle croyait partis sont toujours là, derrière eux, occupés à attendre Tyler. D'un coup, Théia se sent presque de trop. « Rien, il n'y a rien. Mais cette fois, tu devrais vraiment retourner vers eux je pense. Ils n'ont pas l'air prêts à te lâcher. » Elle regarde à nouveau dans leur direction avant de porter toute so attention sur Tyler. Même si elle est contente de le voir, elle n'a pas non plus envie de l’accaparer. Il n'est pas à elle, et il était avec ses amis avant d'être avec elle. Il est donc légitime que Théia le laisse partir, retourner jouer au ballon, maintenant qu'elle sait qu'ils ne sont plus en froid et qu'elle va enfin pouvoir dormir sur ses deux oreilles sans s'en soucier.

Voir sa bande d'amis l'attendre la rend nostalgique. Théia se souvient de ses amis de l'époque, ceux avec qui elle passait pratiquement chaque nuit dehors à défier le monde entier. Une bande d'adolescents sans lendemain, qui vivait sans se soucier des conséquences de leurs actes et qui avaient le don pour la faire rire dans chaque situation. Ils lui manquaient, elle ne les a plus vus depuis la mort de son meilleur ami et n'a plus jamais vécu de moment aussi insouciant depuis lors. Parfois, et même souvent, Théia est en manque de sa propre adolescence. La question de Tyler l'interpelle. Surprise, elle ne répond d'abord pas et laisse son regard jongler entre lui et les autres. Elle ouvre la bouche sans rien dire, incertaine de la bonne décision à prendre. Ces personnes ne la connaissent pas, et même si elle n'a jamais vraiment eu de mal à s'incruster auprès d'inconnus, elle craint toujours de déranger. « Hum, je ne sais pas, » souffle-t-elle en baissant les yeux. « Je vais sûrement rentrer chez moi, j'ai encore beaucoup de cartons à emballer. » Son déménagement ne va pas se faire tout seul, et elle sait qu'elle a intérêt à s'activer si elle ne veut pas réellement finir à la rue dans une semaine. Aux paroles de Tyler, elle lève les yeux vers lui d'un air intrigué en fronçant les sourcils. « Pourquoi ? Tu as une idée particulière ? » Curieuse, elle ne le quitte pas des yeux. Il lui tend une main et, d'abord hésitante, Théia fait aller ses doigts. Elle n'avait pas peur de l'imprévu autrefois, mais cette dernière année l'a tellement changée. Finalement, elle attrape cette main tendue d'un geste confiant et esquisse un grand sourire. Après tout, personne ne l'attend le soir et elle a tout le temps qu'elle veut. Elle a bien le droit d'encore profiter quelques instants de la présence de son ami.