keeper of secrets (noah)

Aujourd'hui, Tahlia était de repos. Mais dès qu'elle avait du temps libre, elle se rendait à la boulangerie de ses parents, afin de nettoyer, débarrasser les débris et déménager ce qui pouvait être encore sauvé. Le séisme avait vraiment fait beaucoup de mal et ses parents étaient exténués, éreintés face à cette situation plus que délicate. Pour cette raison, Tahlia leur ordonna de rentrer chez eux aujourd'hui et de lui laisser les clés. Seule dans la boutique, elle était en train de remplir un carton d'ustensiles de pâtisserie. Une fois plein, la jeune femme se dirigea vers la sortie, se retournant légèrement pour fermer, de sa main libre, la porte qui opposait désormais une résistance. Perdue dans pensées et après avoir réussi à fermer la porte, elle se retourna un peu trop brusquement. Au point de heurter un pauvre passant qui passait par là. Le carton vira dangereusement et quelques ustensiles tombèrent à terre. Tahlia se pressa de poser le carton à terre. "Oh... je suis vraiment désolée, je ne vous avais pas vu." Mais en relevant le regard vers le passant, Tahlia fronça les sourcils. C'était un visage connu. Un visage qui avait changé, mûri, mais qui restait parfaitement reconnaissable. "Noah ?" La jeune femme ne s'était pas attendue à une telle réapparition. Ils n'étaient pourtant pas amis, mais il avait marqué une étape de sa vie. Et aujourd'hui, elle lui devait beaucoup. "Je ne savais pas que tu étais revenu à Bowen."

J'avais quitté le travail un peu plus tôt aujourd'hui, afin de me livrer aux doux plaisirs des paperasses administratives que je devais distribuer dans différents locaux de la ville. Mon retour à Bowen signifiait que je devais m'adhérer aux organisations de la ville afin d'être officiellement en règle ici, après huit ans résidant à Sydney. Autant dire que je ne m'y prenais pas spécialement tôt, mais il valait mieux tard que jamais, comme on dit.

En sortant d'un des bureaux, je sentis une masse me percuter, suivie d'une pluie métallique heurtant le sol. Instinctivement, je me baissais afin d'attraper les divers objets, qui s'avéraient être des ustensiles de cuisine, tout en entendant la personne s'excuser de cet incident. Mes mains détenant deux objets chacune, je me relevais, faisant face à Tahlia Wates qui m'observait en fronçant les sourcils. Le fin sourire étirant mes lèvres, estimant que cela pouvait arriver à tout le monde de bousculer quelqu'un, se dissipa aussitôt. Les années ne m'empêchaient aucunement de reconnaître la jeune Wates. Honnêtement, j'étais persuadé que son visage resterait ancré en ma mémoire à tout jamais. Je la connaissais depuis mon plus jeune âge, et je la détestais depuis ce qui semblait être mon premier jour dans la même école qu'elle. Enfin, j'étais peut-être fort sur mes mots. Je l'avais détestée, maintenant, elle faisait simplement partie de cette catégorie de personne que je ne portais pas dans mon cœur. Je possédais beaucoup trop de rancune à l'égard de Tahlia et c'est ainsi plutôt froidement que je la regardais, tandis qu'elle s'étonnait que je sois de retour dans ma ville natale. « C'est le cas. Depuis septembre. » Pas que ça devait nécessairement l'intéresser. J'inspirais profondément. Même après près d'une décennie sans s'être parlés, la jeune femme exerçait toujours ce genre de pression sur moi. Alors qu'elle avait œuvré à notre adolescence pour me faire comprendre que si je ne me bougeais pas un peu, j'allais finir misérable, dans ma tête je m'étais surtout senti persécuté à devenir quelqu'un que je ne pouvais pas être. Je me sentais forcé à agir de manière pas du tout naturelle pour moi, pour répondre à sa recette de bien être. Si je faisais preuve de bonne foi, je pouvais admettre qu'elle partait armée de bonnes intentions, et honnêtement, elle n'avait jamais été foncièrement mauvaise avec moi. C'est sans doute pour cela que lorsque j'avais découvert la véritable nature de son petit ami de l'époque du lycée, je ne m'étais pas caché pour lui faire comprendre qu'elle valait mieux que lui. Qu'elle valait mieux que ça. C'était peut-être ironique, d'une certaine façon, mais je le pensais toujours, et je le penserai toujours. Je tendais les outils à l'australienne, finissant par interroger, essayant d'apporter un peu de chaleur dans mon attitude inutilement glaciale : « Tu travailles avec tes parents ? »

Percuter quelqu'un en sortant de la boutique, en soit, c'était déjà bien désagréable. Et pourtant, le destin avait voulu se montrer encore plus taquin avec Tahlia. En effet, ce jeune homme, elle le connaissait bien. Dès qu'elle avait croisé son regard, tout un pan de son adolescence lui était revenu en tête et l'avait percuté de plein fouet. Noah Rutkowski, ou celui qui l'avait détesté durant de nombreuses années. Leur relation avait été électrique. Ils étaient aux antipodes l'un de l'autre et avaient toujours eu un mal fou à communiquer. Mais surtout, il avait connu la Tahlia qui détruisait tout sur son passage, qui se fichait de ménager ou non ceux qui l'entourait. Il était réservé, elle était la tornade. Maintes fois, elle avait essayé de le secouer, de le sortir de cette foule au sein de laquelle il aimait disparaître. Parce qu'il méritait mieux que cela. Noah était le genre d'hommes qui pouvait accomplir de grandes choses, s'il s'en donnait les moyens. L'attitude de Tahlia n'était donc pas partie d'une mauvaise intention, loin de là, mais elle avait été maladroite et avait exercé une pression involontaire sur lui. Elle s'en était rendue compte tard. Bien trop tard. La vie avait continué, leurs chemins s'étaient séparés et l'eau avait coulé sous les ponts. En devenant adulte, Tahlia s'était adoucie, même s'il ne fallait pas la chauffer de trop. Et aujourd'hui, elle éprouvait des regrets quant à son attitude envers Noah. Pourtant, elle n'avait jamais été méchante ou agressive envers lui. Elle n'avait jamais eu de paroles déplacées à son égard, mais elle avait été directe avec lui. Un peu trop directe, même. Alors quand il lui répondit sèchement et de manière glaciale, le visage de Tahlia se renfrogna. Elle savait qu'ils n'allaient pas se taper sur l'épaule, tels de bons potes, mais elle ne s'était pas attendue à une telle froideur. Tout n'était que rancoeur, ce qui affecta tout de même notre jeune policière. "Oh d'accord... Eh bien... bon retour à Bowen." C'était ridicule, il était là depuis deux mois et demi, mais que pouvait-elle répondre d'autre ? Elle avait pourtant envie d'en savoir plus. Ce qu'il était devenu ? Ce qu'il faisait actuellement ? Mais aucun mot ne parvenait à sortir de sa bouche. Noah avait bouclé Tahlia. Une première, et la preuve qu'elle n'était pas aussi rude qu'elle le disait. Il fallait juste savoir gratter la carapace de pierre. Et Noah l'avait déjà fait, durant leur dernière année de lycée, quand il lui avait dit qu'elle n'avait rien à faire avec son petit ami de l'époque. Elle l'avait jeté ce jour-là, en lui disant de se mêler de "sa pauvre vie misérable". Mais finalement, elle s'était rendue compte que la "vie misérable", c'était elle qui l'avait. Laisser son petit ami la frapper et rester près de trois ans avec lui était vraiment une bêtise de première classe. Tahlia sortit de ses pensées quand il lui tendit les ustensiles qui étaient tombés à terre, murmurant doucement : "Merci." Et il lui posa une question, une simple question qui rompit le silence gênant. La jeune femme posa ses yeux verts sur lui et répondit, en secouant la tête : "Non. Je les aide simplement à débarrasser la boutique. En réalité, je travaille au commissariat de police." Elle rangea soigneusement les ustensiles dans le carton avant de reporter son regard sur lui. "Et toi alors ? Qu'est-ce que tu fais de beau ? Enfin... si tu veux m'en parler bien sûr."  Un léger sourire s'était dessiné sur les lèvres de Tahlia, en signe de paix. Mais dans son regard, on pouvait y trouver une lueur de curiosité parfaitement sincère.

J'avais conscience que je m'étais montré glacial envers la jeune femme et une once de culpabilité me piqua à vif lorsque je remarquais sa réaction. Manifestement, et pour la première fois depuis que je l'avais rencontrée, j'avais surpris la jeune australienne, et cela au point de sembler la laisser bouche bée. Il fallait dire que ce genre de comportement n'était pas dans ma nature d'ordinaire. Cependant, j'avais aussi l'important défaut d'être rancunier. Lorsque je posais mes yeux sur Tahlia, bien que cela faisait maintenant huit ans que je ne l'avais pas revue, elle me transportait à l'époque du secondaire. Aux nombreux moments où j'avais souhaité que les choses se passent différemment, où je m'étais remis en question, inlassablement, me jugeant anormal, asocial, misérable. Alors qu'en réalité, c'était simplement que je ne pouvais pas être comme ceux que j'enviais. Autant j'aurais adoré avoir plusieurs amis et m'épanouir au sein d'un clan, d'un club, autant j'en étais incapable. J'étais le garçon doux qui devait se faufiler dans les rayons de la bibliothèque et se sentait bien le nez dans ses livres. J'étais celui qui grattait les cordes de sa guitare avec Lola Cooper dans un coin du lycée. Je n'étais pas le type aux initiatives, je n'étais pas l'adolescent qui allait de l'avant pour se faire remarquer et arracher ses désirs aux mains des autres. Sans doute que j'avais longtemps détesté Tahlia car c'était la seule qui avait véritablement eu l'audace de me déclarer à haute et intelligible voix que pour obtenir ce que je souhaitais, il fallait que je me batte et ose bousculer les autres ainsi que moi-même. Elle avait été celle qui avait osé prononcer les mots que je redoutais, articuler les termes et les faits dont je reconnaissais détenteurs de vérité, mais desquels je fermais également les yeux, ne voulant pas me battre à l'époque. J'estimais avoir assez sur mes épaules, je me complaisais au peu que je possédais et je taisais mon ambition en ruinant mon ego.

Je soupirais, hochant la tête en signe de remerciement lorsqu'elle me souhaita un bon retour dans notre ville natale. Je lui tendais les ustensiles de cuisine que j'avais ramassés et finissais par la questionner sur son travail, motivé à la fois par la culpabilité et le sentiment de ridicule face à l'idée de conserver autant de rancœur.

C'était stupide de craindre encore la jeune Wates. C'était sans doute risible, mais je le faisais. Je craignais qu'elle articule des mots comme ceux qui m'avaient tant heurté au lycée. Qu'elle prononce cette vérité cinglante sans cérémonie. Je fronçais imperceptiblement les sourcils lorsqu'elle m'informa travailler au commissariat de police. J'ignorais quel rôle exact elle engendrait là-bas, mais il fallait que je l'avoue : « Ça te va bien. » Mon ton demeurait crispé et j'avais conscience que mon interlocutrice puisse aisément s'imaginer que je voilais plein de sous-entendus sous ces simples petits mots. Sincèrement, j'avais toujours perçu Tahlia comme une femme forte, au caractère de fer. Une tornade pouvant tout ravager sur son passage en vue d'imposer l'ordre qu'elle désirait voir apparaître. Cette image collait parfaitement à un environnement policier. Je l'entendais me retourner la question, ajoutant une porte de secours. Un sourire en coin étira mes lippes. Une conversation avec l'australienne ressemblait un peu à un jeu de démineur dans ma tête. Je voulais bien lui parler, mais je craignais qu'elle me rétorque quelque chose qui m'explose en pleine figure. Avait-elle changé en huit ans ? « Je suis urbaniste. » débutais-je lentement. Ce n'était pas le métier le plus fascinant que la civilisation ait inventé, mais personnellement, ça me passionnait. Et j'avais le sentiment réel d'accomplir quelque chose de bien, de contribuer à ma ville et mon pays. Néanmoins, je n'allais pas prendre le risque de farcir les oreilles de la Wates avec ça. « Alors... Tu es toujours restée à Bowen ? » Ce qui m'intriguait surtout, c'est comment ça s'était terminé, avec le mec du lycée qui lui servait de petit ami. Même lors de cette conversation où j'étais persuadé d'avoir raison, Tahlia m'avait fait ressentir que j'étais en tort de lui parler de cette manière. C'était vrai, ce n'était pas de mes oignons non plus. Mais je n'aurais jamais pu quitter Bowen sans lui expliciter le fond de ma pensée. Je trouvais ça abominable, qu'elle soit soumise à une personne si pathétique. Ça m'avait aussi longtemps perturbé vu que la relation amoureuse qu'elle perpétuait jurait avec l'image de leader que je m'étais faite d'elle.

Quand elle se remémorait Noah, Tahlia avait le souvenir d'un jeune homme effacé, peu enclin à se rebeller. Aujourd'hui, elle avait un homme devant elle. Il avait probablement changé. Le ton glacial qu'il eut à son égard la conforta dans cette idée. Elle l'avait cherché, pourtant, cela lui causa un bref pincement au coeur. Elle n'osait pas imaginer l'image qu'il avait d'elle. Tahlia était pourtant une perle, lorsque l'on savait comment agir avec elle. Ses paroles étaient souvent criantes de vérité, mais malheureusement, elle avait toujours manqué de tact et de diplomatie pour les dire. Noah en avait fait les frais et elle s'en voulait aujourd'hui. Simplement, il était difficile de le dire à voix haute. Ce n'était pas de la fierté pure et dure, mais une crainte de se prendre un revers assez désagréable. Elle n'avait pas le coeur à cela aujourd'hui. C'était déjà le chaos. Inutile d'en rajouter une couche. Face à cette idée-là, Tahlia aurait dû mettre fin à la discussion, le remercier et rebrousser chemin. Pourtant, elle restait face à lui, mal-à-l'aise, à tenter d'établir un semblant de communication avec lui. Parce qu'elle avait tant à lui dire, mais ses paroles n'arrivaient pas à franchir le barrage établi par ses lèvres. Ils se contentaient d'une discussion dite "de façade", où ils essayaient de reprendre contact avec des sujets lambda, comme leur métier. Quand elle lui répondit qu'elle travaillait au commissariat, le "ça te va bien" de Noah était lourd de sens. "ça correspond bien à mon côté "dame de fer", en effet." Elle eut un sourire amusé sur les lèvres, afin de lui montrer qu'elle avait compris où il voulait en venir et qu'elle ne lui en tenait pas rigueur. Il y avait une part de vérité dans tout cela, de toute manière, même si elle avait appris à s'assagir après six ans de carrière dans la police. Alors qu'elle lui retourna la question, un nouveau sourire étira ses lèvres quand il lui annonça être urbaniste. "Oh, c'est intéressant, ça. Bowen risque d'avoir besoin de ton expertise." Le séisme avait fait beaucoup de dégâts. Et même sans cela, on sentait que certains quartiers avaient besoin d'être retravaillés. Il avait de quoi faire, tout simplement. Quand il reprit la parole, Tahlia hocha doucement la tête, en guise de réponse. "Oui, je suis restée ici. J'ai pris une année sabbatique, après l'obtention de mon diplôme, mais j'ai fini par revenir. Je crois qu'on finit tous par revenir. C'est chez nous, ici." La présence de Noah à Bowen montrait bien que cette ville restait à jamais gravée dans leurs coeurs. C'était loin d'être une grande ville, mais elle avait son charme et la qualité de vie était indéniable. "Tu sais, Noah, si je suis restée à Bowen, c'est en partie grâce à toi. Après.. enfin... après tout ce qu'il s'est passé au lycée, j'avais envie de partir. De fuir, comme ça, sans un mot, comme une lâche. Mais ce que tu m'as dit, ce jour-là, au gymnase, ça m'a ouvert les yeux. Je me suis rendue compte que je vivais dans la peur et que ce n'était pas normal. De ce fait, j'ai osé dire tout haut ce que je n'osais pas dire. Et j'ai pu reprendre ma vie en main. Sans lui. Je voulais donc te remercier. Tu avais raison, même si j'ai mis du temps avant de le comprendre..."