tell me i can jump, i can live ‹ sunny

Trois mois. Trois mois que l'os de mon genou gauche s'est rompu. Je crois que je n'ai jamais été chanceuse de ce côté là. Ce genou est une vraie plaie. J'ai déjà eu une entorse suivies de récidives mais j'ai toujours pu continuer, je l'ai renforcé, et voilà de quelle manière il me remercie. C'est mon corps, je suis bien au courant, mais quand même. Être trahie par sa propre anatomie, ça se pose là. Je me souviens de l'hôpital, en Russie, de la convalescence la jambe dans le plâtre et encore des séances de kinésithérapeute. Des séances chiantes. Je ne sais pas pourquoi mais je n'ai jamais apprécié le passage de la rééducation. Cette fois-ci, c'est encore plus long... Je sais que vu ma situation, j'ai besoin d'un suivi régulier même lorsque je serais complètement rétablie. Ce qui de mon point de vue n'en est pas si loin malgré les avis des médecins. Têtue comme je suis, ils doivent s'en mordre les doigts. Même ma nouvelle kiné qui sait... A force de vouloir reprendre les activités physiques bien trop rapidement. D'ailleurs, rien que pour me rendre à ma séance, je privilégie la marche aux transports ainsi qu'à l’ascenseur de l'hôpital. Je grince légèrement des dents mais ça passe tout seul. Mon genou semble moins me tirailler que l'autre jour lors de ma promenade. Une fois arrivée à destination, je prends place en salle d'attente jusqu'à ce que ma kiné vienne me chercher. Je tente de détendre au maximum ma jambe gauche cette fois-ci sans forcer même si avec l’attelle, je suis limitée. Et encore une fois, j'attends. Quitte à passer pour une rabat-joie, je n'aime pas non plus les salles d'attentes. Je jette un coup d’œils aux journaux mais aucun ne m'attire plus que cela. A la place, je ferme un instant les yeux et songe au dernier jeu que j'ai testé, aux bugs à corriger, apparaissant presque comme assoupie aux yeux des personnes à côté. Soudain une voix me tire de mes pensées. C'est enfin mon tour.

La journée avait commencé assez calmement. À chaque fois que tu venais ici, tu avais un peu peur qu'on découvre ce que tu avais fait, tu n'en étais pas spécialement fière mais tu n'avais pas de réel regret. Tu avais apprécié chaque instant et personne ne pouvait le découvrir. Alors comme chaque matin, tu mettais de côté ta peur et tu prenais soin de tes patients comme tu savais le faire. Plus la journée avançait et plus tu avais le sentiment de ne pas avancer dans tes rendez-vous. Tu venais de clore celui qui normalement se devait être l'avant-dernier. Dans un dossier tu pourrais rentrer chez toi, tu pris la direction de la salle d'attente, soufflant un bon coup avant de dessiner un sourire sur ton visage. « Mlle Jivenkov ! » demandais-tu en laissant ton regard se perdre dans la salle. La moitié des personnes présentes étaient pour toi et l'autre moitié pour ton collègue. Une blonde se levait sans plus attendre et tu lui tendait la main en lui indiquant de te suivre jusque ton bureau. Tu ouvrais la porte, la laissant entrer en première. Une fois dans le cabinet, tu prenais place derrière ton bureau, où tu attrapais tes lunettes pour les glisser sur ton nez. Autant tu n'en avais pas besoin dans la vie de tous les jours, autant au boulot tu ne pouvais pas faire sans. La faute aux médecins qui écrivaient toujours plus petits et plus en gribouillis, ce qui t'obligeait à faire un effort considérable sur tes yeux. « Installez-vous, je suis le docteur Brown et je vais m'occuper de vous. » C'était une nouvelle patiente et tu n'avais pas eu le temps de te pencher sur son dossier médical, ce que tu faisais maintenant puisque tu devais bien savoir ce que tu avais à faire avant de la masser ou de la faire travailler. « Votre blessure au genou est assez récente, avez-vous eu beaucoup de rééducation ? » Tu fronçais légèrement les sourcils, son dossier n'indiquait rien de particulier et elle ne venait pas là pour le plaisir, elle devait avoir une raison, un problème au genou ou une douleur qui ne passait pas. Pourtant plus tu la détaillais, plus tu avais le sentiment que ce ne serait pas une patiente facile.

Mlle Jivenkov est appelée à la barre. C'est moi. J'ouvre immédiatement mes paupières closes et me lève de mon siège en découvrant ma kinésithérapeute qui m'indique le chemin jusqu'à son bureau. D'un coup d’œil, je dirais bien qu'elle est dans ma tranche d'âge mais il est toujours difficile de savoir. Les apparences ne veulent plus rien dire à ce niveau là. Pas tout le temps. Une fois au sein de cette nouvelle salle, je suis invitée à m'asseoir mais je me serais installée même sans ça. En vérité, j'étais déjà dans le mouvement. Une habitude. C'est partout pareil chez les médecins, les professionnels, cette marque de politesse. Enfin, je lui renvoie la balle. « Merci. » Je tente d'inspirer un bon coup, de me dire que ce ne sera qu'un mauvais moment à passer comme tant d'autres et même si j'essaie d'afficher le faciès le plus neutre du monde, j'échoue. Cette docteur Brown doit deviner mon manque d'enthousiasme évident pour ce rendez-vous. Ce n'est pas contre elle, c'est contre mon genou. D'ailleurs les fameuses questions arrivent sur le tapis. « J'en ai eu pendant un peu plus de un mois si je me souviens bien. C'était en Russie, j'étais suivie par le docteur Iermouchine. » Mon accent Russe ne manque pas de ressortir au passage. Je ne sais pas exactement ce qu'elle a sous les yeux, noté sur mon dossier, mais j'imagine qu'il manque un paquet de détails. Normal. « Si je viens vous voir c'est pour continuer à être suivie, comme mon médecin le souhaite. Au niveau des douleurs à mon genou, j'en ai encore au bout d'environ une heure de marche, des fois un peu avant. » J'essaie d'être claire. Je me dis que si jamais elle a besoin d'une information, elle est assez grande pour me le demander. Surtout que je ne dis pas tout comme le fait que je suis consciente de forcer. Certains diraient également que je reprends une activité sportive bien trop rapidement mais... merde. J'étouffe sans ça. Même les jeux vidéos me frustrent au bout d'un moment, notamment lorsque je joue un personnage qui est en mesure de bouger dans tous les sens et de sauter de toits en toits. Ça me manque.

Elle s'était installée sans plus attendre, prenant le soin de bien répondre à ta question. Une jeune russe du coup, tu aurais pu le deviner à son nom de famille mais tu n'étais pas vraiment douée en géographie et encore moins en devinettes, elle aurait pu être tout aussi bien polonaise ou slovaque que ça n'aurait pas fait de différence pour toi. « Oh je vois. » Tu griffonnais rapidement quelques mots sur le dossier de la jeune femme. Il était à toi pour le moment et tu le remettrais en ordre plus tard. Pour l'instant il était important de recueillir le plus d'infos possible. « Ce n'était pas noté dans votre dossier. » Tu ne savais pas si c'était la faute de son médecin, si tu n'avais pas eu le dossier médical russe ou si tout simplement ça ne fonctionnait pas ainsi en Russie. Tu ne pouvais pas savoir quel facteur était en cause mais au moins tu la prévenais pour pas qu'elle prenne mal ton question. Ce n'était pas de l’incompétence, juste une rétention d'informations qui te poussais à lui demander ce qu'on avait déjà dû lui demander à plusieurs reprises. « Une forte douleur vous empêchant de marcher ou un léger pincement ? » Tu étais curieuse d'en savoir un peu plus sur cette douleur dont elle te parlait. Tu notais aussi qu'elle devait éviter de te dire certaines choses parce qu'elle savait ce que tu pourrais dire. Comme le fait qu'elle force alors qu'elle devrait se reposer le plus possible si elle voulait avoir une meilleure guérison. Ce que tu savais après des années d'expériences et ce que tu pourrais lui faire dire une fois la confiance établie. « Quels types d'exercices avez-vous déjà pratiqué ? » Chaque pays avait ses méthodes, tu ne connaissais pas trop ce qui pouvait se faire ailleurs qu'à Bowen. Ici tu y avais appris une méthode que peut-être ils n'avaient pas à Sydney. En général pour ce qui était de la médecine il y avait des pratiques communes, permettant à un médecin en général de pouvoir exercer dans un autre pays sans devoir refaire toute sa formation.  « Pensez-vous avoir besoin d'une kiné ou êtes-vous là à cause de votre médecin ? » C'était probablement la question la plus importante de toute parce que c'était celle qui allait définir la séance d'aujourd'hui, qui allait te permettre d'en savoir plus sur elle, de savoir ce qu'elle attendait de toi et si elle attendait réellement quelque chose.

C'est bien ce que je soupçonnais. Elle n'a pas grand chose d'inscrit me concernant dans son dossier, ce qui va nous amener à une séance d'interrogatoire qui ne m'enchante pas tellement. De toute façon, je n'étais de base pas enchantée par ce rendez-vous, par le simple fait de me pointer dans un hôpital. Bien installée sur ma chaise, je me pose complètement contre le dossier en répondant à son autre question. Difficile d'être complètement honnête si je dois cacher le fait que je force. « Ça commence souvent par un pincement mais parfois, ça s’amplifie et je dois m'arrêter. » Parfait. C'est encore un peu vague mais suffisamment détaillé pour elle. Espérons. J'imagine que c'est bon vu qu'elle me demande maintenant les types d’exercices que j'ai déjà pratiqué avec mon ancien kiné. Je ne connais pas les termes exacts alors je soupire intérieurement : il va falloir que je lui explique du mieux que je peux. « Quelques-uns comme l'équilibre avec... Le rond, là. Et la mousse, je ne sais pas comment tous ces objets s'appellent. » Je me stoppe dans mon élan, cherchant encore dans ma mémoire puis lui exposant d'autres choses que je faisais avec toujours le même objectif : renforcer le muscle ressoudé grâce à l'opération, le retravailler, le rééduquer. Parfois il y avait des massages mais je ne les évoque pas, elle doit s'en douter. Mes pupilles, une fois mes explications achevées, se posent un instant sur le docteur Brown avant d'observer le bureau. La pièce. Je m'attends encore à des questions banales mais celle qui arrive par la suite me laisse un instant sans voix. Mince. Je suis grillée. Mais à la limite c'est mieux, autant être franche si elle joue ainsi. « Franchement ? Je suis là à cause de mon médecin. Je pense que je peux déjà reprendre le sport et que cette douleur passera au bout d'un moment. » Je n'ai rien à cacher, j'assume, quitte à encore avoir droit à des sermons. Tant pis pour ça. J'enchaîne presque immédiatement. « J'imagine que vous n'approuvez pas ? Je comprendrais, c'est votre métier. » Mais c'est également ma vie. Je me retiens de le rajouter, ne souhaitant pas paraître agressive ou bien trop franche, qui sait de quelle manière mes propos pourraient être interprétés.

Son dossier n'est pas d'une grande aide, un vide assez important. Pourtant elle se laisse aller au récit, elle te raconte rapidement les grandes lignes, ce que tu note dans un coin sur une feuille. Plus pour toi que pour le dossier parce qu'au vu de son récit, tu te doutais bien qu'elle n'allait pas rester bien très longtemps ici. « Je vois le principe. » Tu avais souris à ses explications, chaque exercice avait un nom en particulier mais c'était du vocabulaire médical qu'en général on ne donnait pas aux patients. On expliquait juste le principe de l'exercice et ce que ça faisait travailler, le reste n'avait pas d'importance. « Je ne peux pas vous forcer, si vous ne voulez pas être là, rien ne vous retient. » Tu ne voulais pas faire du forcing, il n'y avait aucun intérêt pour toi à préparer des exercices si elle n'y montrait aucune volonté. Mais tu n'allais pas la laisser partir sans la mettre en garde. Tu avais bien entendu ce qu'elle te disait, tu avais bien compris la situation et tu savais pourquoi son médecin l'avait envoyé te voir mais elle semblait bien butée elle aussi. « Après il faut savoir que cette douleur ne passera pas. Au contraire, vous ne ferez que fragiliser votre jambe et à un moment donné vous ne pourrez plus du tout la bouger. » Tu haussais doucement les épaules, tu essayais de dire ça de manière la plus simple et la plus claire possible. Tu ne voulais pas dramatiser les choses mais tu voulais juste qu'elle sache la vérité. Si jamais elle ne changeait pas d'avis, c'était son problème, pas le tien, tu ne pourrais rien faire de plus.