you're a troublemaker (ingrid)

Habituellement, les soirées que Maxence passait avec un verre à la main se déroulaient entre les quatre murs d’une résidence privée. La sienne ou celle de Marc-Aurèle, en général. Disons que le juge préférait largement l’intimité d’une maison à la foule d’un bar, tout simplement parce qu’il avait toujours l’impression que le fait d’être une figure publique venait avec l’obligation de constamment bien se tenir. C’était lui-même qui se donnait ce devoir, parce qu’en réalité rien ne lui interdisait de boire un verre en public. Après tout, son jugement ne serait pas altéré par un verre d’alcool consommé plus de dix heures avant un procès ! Personne ne pourrait lui en tenir rigueur. Malgré tout, Maxence avait tellement travaillé fort pour en arriver là où il était qu’il préférait ne pas risquer qu’on lui reproche son attitude, ses comportements, ses décisions. C’est pourquoi le juge menait une vie aussi rangée et tranquille, et surtout bien secrète. En effet, il s’efforçait de garder ses relations amoureuses ou affectueuses le plus discrètes possible, dans l’espoir qu’on ne le remarque pas. Pourtant, ce soir, quand Ingrid lui proposa d’aller tester quelques rhums à la rhumerie de Bowen, il finit par accepter quand elle insista. Ils se rejoignirent donc à l’intérieur du bar. À son arrivée, Maxence balaya l’endroit du regard mais n’aperçut pas Ingrid. Il se dirigea donc vers une table bien en retrait, mais tout de même bien en vue lorsque la blonde passerait le pas de la porte. Il s’installa sur la chaise de bois qui faisait face à la porte d’entrée et consulta la carte des rhums, son regard se dirigeant automatiquement vers les plus dispendieux, car tant qu’à se rendre jusqu’ici, aussi bien goûter la crème de la crème. Il releva la tête quand il vit une blonde rentrer et qu’il reconnut Ingrid. Il sourit et se leva pour l’accueillir. « Bonsoir Ingrid ! » La salua-t-il poliment, comme avec tout le monde, peu importe l’intimité de la relation. Il déposa un baiser sur sa joue avant de se rasseoir. « Tiens, j’ai déjà fait mon choix. » Il lui tendit la carte des rhums, puisqu’ils n’en avaient qu’une pour les deux.

Ingrid s’assit en face de Maxence après qu’ils se soient salué. Ne perdant pas son sourire, heureux de la revoir même s’ils étaient complètement des opposés, le juge reprit sa place et lui tendit la carte des rhums. « J’vais goûter à un verre du Diplomatico Reserva Exclusiva, il a été médaillé d’or deux fois selon la description. » Expliqua-t-il en pointant sur le menu le rhum qui se trouvait vers le bas de la liste. Ingrid choisit à son tour et, lorsqu’un serveur vint prendre leur commande, ils nommèrent à leur tour le nom de leur choix. Maxence avait bien hâte de goûter, il aimait bien les alcools forts et de bonne qualité. Cette rhumerie était l’endroit en ville pour goûter de bons rhums, évidemment. Quand leurs verres furent devant eux et que leur soirée débuta enfin, Ingrid se lança sans plus tarder dans la description de ses ébats. Elle ne passait pas par quatre chemins, elle, et à entendre les mots qu’elle utilisait, Maxence regretta presque de ne pas l’avoir invitée chez lui. Ça lui aurait évité de s’inquiéter à propos des gens qui pouvaient tout entendre autour. « Eh ben, je suis ravi pour toi. Tu comptes le revoir ? » Il ne voyait pas vraiment quoi dire d’autre. La féliciter pour son bon coup ? Maxence porta son rhum à ses lèvres et apprécia le goût légèrement sucré dans sa bouche. C’était délicieux. Quand il l’avala, il sentit le liquide réchauffer son corps jusqu’à son ventre. Ingrid lui demanda alors si lui avait baisé toute la nuit. Il haussa les sourcils, surpris par ses paroles aussi crues. « Euh, non, pas du tout même. Tu sais, depuis que j’ai Abygaël à la maison, j’peux pas trop … faire ça. » Il rigola. Après tout, il venait effectivement de prendre une gamine de dix ans sous son aile. Il ne pouvait pas ramener des femmes à tous les week-ends. Maxence n’avait pas vraiment eu de relations sexuelles depuis … depuis un moment. La dernière fois était avec Eleanor, et disons que ces temps-ci, ils étaient en remise en question en raison de sa liaison avec Lachlan.

Il semblerait qu’Ingrid ait eu une certaine connexion avec cet homme, ce dénommé Woody, puisqu’elle mentionna à Maxence son espoir de le revoir. Avec elle, on pouvait s’attendre à tout. Le juge aurait pensé qu’elle lui aurait répondu qu’elle ne voulait jamais revoir ses coups d’un soir, parce que c’était l’impression qu’elle donnait ; à chaque rencontre, il s’agissait d’un – ou de plusieurs – conquêtes différentes. Cela avait toujours laissé croire à Maxence qu’elle était une véritable croqueuse d’hommes, préférant goûter à toutes les saveurs plutôt que s’attarder à une seule, aussi bonne soit-elle. Elle lui prouvait le contraire, cette fois, avec ce Woody. « T’as son numéro de téléphone pour le rejoindre ? » S’intéressa Maxence. S’ils avaient échangé leurs numéros, forcément autant l’un que l’autre désirait se revoir. Le trentenaire porta son verre de rhum à ses lèvres alors qu’Ingrid lui proposait de garder Abygaël, de temps en temps. Honnêtement, bien qu’il ne doutât aucunement de l’affection d’Ingrid pour les enfants, il avait bien du mal à imaginer la scène. À chaque fois qu’il tentait de le faire, il finissait par s’imaginer qu’elle ramènerait un homme dans son lit, Abygaël dans la chambre d’à côté. Il exagérait sans doute. « C’est gentil de proposer, mais son père biologique saute sur l’occasion de la garder dès que je dois m’absenter pour la soirée. » Ce n’était que rarement pour la nuit. Xavier et Abygaël étaient tout autant ravis l’un que l’autre de pouvoir passer du temps ensemble. Et si Xavier ne pouvait pas, il y avait Andeana, sa nounou. Ingrid semblait dans ses pensées, et ce fut d’ailleurs confirmé lorsqu’elle s’extirpa de sa rêverie et demanda à Maxence de répéter. Il secoua doucement la tête avec un mince sourire. « Non, c’n’est rien. Je disais juste qu’Abygaël et son père profitent de mes absences pour se revoir. » Il arqua un sourcil en regardant son amie. « T’étais passée où, là, dans tes pensées ? » Elle lui avait semblée si loin.

Le trentenaire haussa les épaules. Ces jeux de séduction, il ne les connaissait pas à ce point-là. S’il aimait bien une femme, il la rappellerait, sans se poser trop de questions. En même temps, lui était l’homme, et c’est ce qui était socialement attendu. Mais de là à conseiller à Ingrid d’attendre que ce Woody l’appelle le premier ? Il ne voyait pas vraiment en quoi cela était préférable. « Si tu veux vraiment le revoir, propose-lui une activité avec toi ! Au pire il te dira non, mais au moins t’en auras le cœur net. » Elle n’avait pas grand-chose à perdre. Bon, apparemment il était un Dieu au lit, mais si elle ne s’essayait pas, elle ne pourrait quand même pas en profiter. Il valait donc mieux tenter sa chance. Maxence avait l’impression qu’Ingrid allait se moquer de lui, qui proposait une activité alors que la belle blonde avait sans doute autre chose en tête, la connaissant. Ils parlèrent alors brièvement de la vie sexuelle quasi-inexistante de Maxence, actuellement, à laquelle la présence d’Abygaël n’aidait pas vraiment. Pendant ce moment, Ingrid semblait avoir la tête dans les nuages, ne l’écoutant pas parler, ce qui attira les questionnements du juge. Alors qu’il s’attendait à ce qu’Ingrid lui réponde sans le ménager qu’elle se rappelait juste sa partie de jambes en l’air avec son homme, elle lui raconta plutôt l’histoire d’une petite fille, et il devina bien vite qu’elle parlait d’elle. Maxence ne s’attendait pas du tout à un récit de sa vie, mais il l’écouta, posant ses bras sur la table et buvant quelques gorgées de son rhum. Il baissa les yeux, attristé, en apprenant la mort de son petit ami de l’époque. Il fit tourner le verre entre ses mains. « Je suis désolé, Ingrid. C’est bien triste comme histoire. » Il releva les yeux vers elle. « Ton histoire … » Ajouta-t-il, avant d’avancer sa main vers elle et de la refermer sur son avant-bras, le serrant doucement comme pour lui transmettre sa compassion. Maxence n’avait pas vécu de telle tragédie, sa vie était un long fleuve tranquille. « Tu dois penser à lui souvent … » Dit-il, incapable de trouver quoi que ce soit d’autre à dire pour la réconforter. C’était la première fois que leur conversation était aussi sérieuse, aussi profonde.

Ce devait être tellement étrange d’avoir eu quelques de si près de soi qui disparaissait, d’un jour à l’autre, sans prévenir. Maxence n’avait vécu que des deuils plutôt éloignés, jamais quelqu’un avec qui il avait été réellement intime, en profondeur. Il ne pouvait donc pas s’imaginer, mais il comprenait ce que voulait dire Ingrid quand elle disait qu’elle sentait son ex auprès d’elle, parfois. Ingrid lui demanda finalement s’il avait connu cette personne qui, lorsqu’il la perdait, c’était comme si on lui enlevait une partie de son âme. Tout de suite, Maxence pensa à Eleanor. Parce que leur relation avait beau être difficile, complexe, loin de ce qu’on s’imagine d’une belle romance, il l’aimait de tout son cœur. Depuis quelques semaines, elle semblait lui glisser d’entre les mains. Et Maxence ne s’était jamais senti aussi perdu. La preuve, il agissait avec certaines femmes comme jamais il ne se le serait permis d’ordinaire. « Oui, oui je crois savoir de quoi tu parles … » Heureusement pour lui, elle était encore vivante. Mais s’il ne se battait pas pour elle, elle ne serait plus dans sa vie bientôt. Et ce serait une douleur similaire. « Toi, est-ce que tu penses que c’est ton genre ? De … de coucher avec des hommes, comme tu dis. » Parce que cette voix dans sa tête, Maxence se doutait bien que ce n’était pas la voix de Malhaki. C’était sans doute la propre voix d’Ingrid. Mais il ne voulait pas juger, il ne voulait pas dire ce qui ne lui revenait pas comme paroles.

Maxence hocha la tête. Il avait beau ne pas vouloir juger, sa carrière reposait là-dessus, sur le jugement, il était donc difficile de ne pas le faire. De toute façon, c’était dans la nature humaine de le faire. Toutefois, il n’avait pas grand-chose à dire sur le cas d’Ingrid, qui était-il pour déclarer que ce soit mal ou bien comme comportement ? Après tout, avant qu’il ne rencontre Eleanor, Maxence avait également bien souvent des relations qui ne duraient pas plus de quelques heures, le temps d’une nuit. La différence entre son amie et lui, c’est qu’il se faisait plutôt discret là-dessus. Il ne ressentait ni le besoin ni l’envie d’en parler aux autres, sa vie sexuelle lui appartenant. Ingrid continua à lui parler de son deuil. Ils avaient rarement eu des discussions aussi sérieuses, et même si le sujet était des plus tristes, c’était bien de voir Ingrid sous ce nouveau jour. « Cinq ans, pour un amour aussi fort, ce n’est pas bien long … Le temps est relatif. » Pour certains ce pouvait être bien long, pour d’autres si court. C’était une question de perception, tout simplement. « As-tu gardé contact avec sa famille ? » Demanda Maxence. « Et avec la tienne ? » Renchérit-il, parce que visiblement Ingrid éprouvait de la rancune à leur égard, ce que Maxence comprenait tout à fait. « Ça me fait plaisir d’être là pour t’écouter, et tant mieux si ça te fait du bien. » La blonde lui demanda ce qu’il voulait faire après. Le juge haussa les épaules. Il avait prévu venir boire un verre avec son amie et repartir ensuite, il n’avait pas prévu autre chose. « T’as quelque chose en tête ? » Demanda-t-il donc.

Apprendre à vivre sans l’autre, c’était bien dit. Il hocha la tête, comprenant exactement le sens des mots d’Ingrid. On avait beau passer à autre, on avait beau pouvoir tomber amoureux de nouveau, une partie du cœur appartiendrait toujours à l’autre. À celui ou celle qui avait disparu. The one that got away. Que cette personne soit décédée ou tout simplement ailleurs dans ce monde, tourner la page n’était pas forcément chose aisée. Maxence savait fort bien que si sa relation avec Eleanor était vouée à l’échec, il ne l’oublierait jamais totalement. Elle serait toujours dans sa tête, dans son cœur, dans ses rêves. Peu importe qui partagerait son lit jusqu’à la fin de sa vie. « Pourquoi t’en voudraient-ils ? » Demanda Maxence en fronçant légèrement les sourcils. C’était la première fois qu’Ingrid était aussi vraie avec lui, et il profitait de ce moment d’ouverture et vulnérabilité pour se rapprocher d’elle. Peut-être que leur amitié ne demeurerait pas superficielle, après cette soirée. « Vous n’avez pas de ses nouvelles ? » S’inquiéta Maxence à propos du frère d’Ingrid, sans pour autant le montrer davantage. Il ne voulait pas la rendre mal à l’aise ou la rendre triste. Cependant, cela restait plutôt étrange qu’ils n’aient pas de nouvelles de lui, même enrôlé dans l’armée, il aurait dû avoir des congés ou au moins du temps d’appel. C’était l’armée, oui, mais pas dans une autre galaxie. « Julian, c’est ton frère ? » Demanda-t-il suite à sa mignonne histoire d’enfance. Ingrid se confiait longuement et le fil était parfois difficile à suivre, mais Maxence faisait de son mieux pour être là pour elle, à l’écoute. Finalement, ils conclurent sur le passé d’Ingrid et parlèrent plutôt du futur de leur soirée. Le juge écarquilla les yeux quand elle proposa qu’ils s’envoient en l’air, avant de rire quand il comprit que c’était une blague. « Inaccessible ? Comment ça je suis inaccessible ? » S’étonna-t-il. Ingrid proposa finalement un ciné-popcorn chez elle. « Avec plaisir. » Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas fait cela : simplement s’emmitoufler sous une couverture, devant un film, à manger du popcorn. Il ne s’accordait que rarement de tels moments de détente.

Maxence hocha la tête. Il était vrai que les parents prendraient toujours le côté de leur enfant, c’était inévitable, et s’il avait eu le cœur brisé, ils s’en étaient sans doute arrêté à ça, ne cherchant pas à comprendre plus loin. Ce qui était important pour eux, c’était l’état de leur fils, pas toutes les raisons derrière l’abandon d’Ingrid. « Ils n’étaient donc pas au courant eux non plus du fait que … que c’était la décision de tes parents ? » Demanda Maxence. C’était triste, c’était dommage, comme situation. Ingrid et Miles auraient pu former une magnifique famille, avec les parents de Miles heureux pour eux, si seulement les parents d’Ingrid avaient pu l’être eux aussi. Malheureusement, la vie pouvait parfois être bien cruelle vis-à-vis de certains. Tout ne se passait pas forcément comme on l’aurait voulu. Trop rarement, même. Ils parlèrent finalement du frère d’Ingrid. Visiblement, elle avait perdu bien des êtres qui lui étaient chers, elle. Tant mieux si elle arrivait à en parler, tant mieux si elle n’avait pas à garder cela pour elle sans jamais pouvoir ventiler. Maxence sourit quand elle parla du surnom que les amies d’Ingrid donnaient à son frère. « Tu n’as aucun moyen de le localiser, en téléphonant à la centrale ? » S’il était réellement dans l’armée, forcément, il devait exister un moyen de le retrouver. Si Ingrid le voulait, bien sûr. Peut-être qu’avec le temps qui était passé, il valait mieux laisser certaines choses comme elles l’étaient, mais si elle s’ennuyait de lui, pourquoi pas chercher un peu plus loin. Ingrid releva alors le fait que Maxence était inaccessible, ce qui le laissa plutôt surpris. « Je ne savais pas qu’il y avait cette barrière … Pourquoi ? Parce que je suis … sérieux ? » Parce qu’il était juge ? Parce qu’il était plus âgé ? Peut-être que la réponse d’Ingrid aiderait Maxence à comprendre pourquoi il avait si difficilement du succès dans ses relations. Certes, il savait qu’il avait des critères bien définis, mais une fois ceux-ci rencontrés, Maxence avait quand même du mal. Peut-être parce que son cœur appartenait déjà à une autre et qu’il le laissait paraître, inconsciemment. « Parfait. » Maxence paya donc l’addition à son tour et suivit Ingrid jusqu’à chez elle. « Je crois que c’est la première fois que je rentre chez toi. » Il étaient souvent venu la chercher, mais n’avait jamais passé le cadre de la porte.