#14 le temps est bon, le ciel est bleu (milo)

En sortant ses clés devant la porte de l'appartement, Evie espéra que Milo était de sortie ce soir. Cela faisait plusieurs semaines qu'il avait emménagé avec elle et désormais elle connaissait les joies de la colocation. Le partage des tâches n'était pas très équitable entre eux. Evie avait des journées de travail chargées et en choisissant de vivre en colocation, elle pensait pouvoir compter sur l'aide de quelqu'un ; malheureusement la situation n'était pas différente de quand elle était seule puisque le ménage était fait partiellement, et elle devait se coltiner les courses. Mais il faut le reconnaitre, Milo savait assez bien cuisiner, surtout les lasagnes. Elle revenait d'une longue journée et avait entrepris de passer une soirée Netflix et tablettes de chocolat, ce qu'elle ne se permettrait certainement pas en présence de Milo. En effet, elle trouvait ce dernier assez étrange. C'était un homme barbu assez charmant, mais sans boulot, qui semblait malheureux. Il n'était pas très bavard et avait parfois des comportements qui laissaient Evie perplexe. Comptait-il s'ouvrir à elle un jour ? Elle cohabitait avec lui par dépit, pensant au départ qu'elle aurait l'occasion de rencontrer un Bowenien sympathique qui l'aiderait à prendre ses marques en tant que nouvelle arrivante. Elle ouvrit la porte, et quelle fut sa surprise lorsqu'elle découvrit Milo, affalé sur le canapé ! Pas une très grosse surprise, en fait, vu qu'il avait pour habitude de passer des heures devant de vieux films en noir et blanc, les pieds sur la table, sa bière à la main. Il ne prêta même pas attention à Evie. Heureusement, son adorable petit chien vint l'accueillir, la regardant avec de grands yeux. Evie se baissa pour le caresser. En même temps, elle réfléchit et fut prise d'une brillante idée. Ce soir elle allait franchir le pas, dans l'optique d'établir une ambiance plus agréable dans l'appartement. Elle saisit la télécommande sur la table, éteignit le téléviseur et se pointa devant Milo, lui lançant un regard réprobateur. « Y en a assez maintenant, ce soir tu fais à manger et tu m'accordes un peu de temps. C'est vrai quoi, ça fait un mois que t'es là et je sais toujours rien sur toi. » Evie n'avait pas l'habitude de parler sur ce ton, mais aujourd'hui elle avait vraiment l'intention de avoir ce qui clochait chez son colocataire.

Dans une autre vie, Milo aurait certainement été ravi de cette colocation. Avant que la flamme qui le maintenait vivant ne s'éteigne soudainement, il faisait partie de ces personnes trop extraverties qui parlaient sans s'arrêter, riaient jusqu'à en pleurer, avaient des projets pleins la tête et de l'ambition qui s'accommodait rarement avec les chiffres de son compte en banque. Mais après avoir tout perdu, il a sombré. Il ne s'est pas débattu contre les ténèbres qui l'ont petit à petit encerclées, il a au contraire accepté son sort et s'est rapidement transformé en une sorte de mort vivant que plus rien n'amuse. Et ce soir, comme pratiquement tous les autres soirs, il n'a envie de rien. Affalé dans le canapé, il regarde un vieux film qu'il a déjà vu une dizaine de fois aux cotés d'Amiral, son bâtard aux allures de berger allemand croisé labrador. Il ne sait pas si Evie rentrera pour la nuit, mais il aimerait pouvoir être seul pour une fois. La colocation n'était pas son choix, c'était pour lui l'option la plus pratique si il ne voulait pas finir dans une caravane ou pire, à la rue. Mais vers la moitié du film, la porte d'entrée s'ouvre et Amiral se lève afin d'aller accueillir la deuxième habitante de l'appartement qu'il semble avoir adoptée, contrairement à Milo. Lui ne bouge pas, attendant qu'elle le salue pour le lui rendre poliment. À la place, Evie se lance dans une tirade avec une voix remplie de colère qui force l'ancien militaire à se redresser, surpris par ce ton qu'elle prend. Il tourne la tête vers elle et soupire. « Bonjour, comment s'est passé ta journée, la mienne était correcte merci de demander, » grommelle-t-il avant de s'accouder sur ses genoux. Il se mord la lèvre, fait tourner les paroles d'Evie dans sa tête, puis regarde une nouvelle fois dans sa direction. « Mais t'as raison, je vais faire un effort. Je m'excuse Evie. » Il se redresse, abandonne son film, et s'avance vers la cuisine en passant une main dans ses cheveux. C'est vrai, il n'a pas fait énormément d'effort depuis qu'il habite ici. Il est négligeant avec lui-même, avec l'appartement, mais il a parfois trop tendance à oublier qu'il n'est plus seul à présent. Frustré par le fait qu'elle l'ait engueulé comme si il n'était qu'un gamin, Milo ne prend même pas la peine de lui demander ce qui lui ferait plaisir et commence à sortir des placards de quoi faire le plat qu'il sait le mieux cuisiner. Des lasagnes.

Evie, quant à elle, avait toujours souri à la vie comme on dit, même dans les moments les plus sombres. Il est vrai qu'elle a vu sa vie basculer dès qu'elle a appris la maladie de sa mère, mais malgré cela cette dernière lui a appris à toujours garder la tête haute. Madame Rhodes a transmis a sa fille beaucoup de valeurs qui l'aidaient à avancer chaque jour, des valeurs auxquelles elle s'accrochait et qui ont forgé cette belle personne qu'elle était à présent. Evie avait toujours admiré le courage de sa mère, et s'était jurée de l'honorer en donnant le meilleur d'elle-même. En emménageant à Bowen, elle avait réussi à décrocher un poste pour militer chez Greenpeace, un boulot qu'elle affectionnait tout particulièrement. Dans la foulée, elle s'était offett un bel appartement dans le Southern District. Jusqu'à l'arrivée de Milo, elle y était très confortable. Mais elle a eu le malheur de déposer une annonce sur internet pour trouver un colocataire. Leur premier contact avait ravi la demoiselle, qui était convaincue d'être en bonne compagnie, sans se douter les surprises qu'il lui réservait. Milo était un homme plutôt mignon, il faut l'avouer. Il n'était pas méchant, non plus. Mais voilà, Evie avait beaucoup de mal avec lui, parce qu'il s'avérait peu enthousiaste dans la vie. Ce soir-là comme tous les autres, elle avait espéré être seule mais elle savait que ses espoirs seraient vains. Elle avait l'habitude maintenant ; Milo n'était pas un grand sorteur. Comment pouvait-il traîner autant à l'appartement ? Que faisait-il de ses journées ? Comptait-il trouver un boulot ? Autant de questions sans réponses qu'Evie se posait. Elle ne comprenait pas comment il était possible de ne rien faire à ce point. Ce soir, elle avait pris les devants pour arranger la situation. Milo broncha à l'écoute des paroles d'Evie, mais son ton s'atténua et il obéit à sa chère colocataire. Vaut mieux pour lui. Sur ce, il se dirigea vers la cuisine. « Tu vois quand tu veux ! » Elle esquissa un sourire satisfait. « Je rigole. Ma journée s'est bien passée, je suis allée m'occuper du bébé koala qu'on a sauvé la semaine dernière. C'est fou ce qu'on s'attache à ces petites bêtes ! » Elle tapota sur le canapé pour inviter Amiral à côté d'elle. « Et toi, y a un boulot qui t'intéresse ? » Evie n'était plus d'humeur à se chamailler.

Le premier mois suivant sa mort, Milo avait eu du mal à se confronter au bonheur des autres. Il les voyait sourire à deux, être heureux alors que lui en était incapable. Il a un jour lu un livre en français, langue qu'il maîtrise plus ou moins bien, où une citation a particulièrement attirée son attention. Il y avait des rires qui ecoeuraient mon chagrin. Il l'a d'abord trouvée belle mais, après avoir tout perdu, Milo a sincèrement compris ce que voulait dire l'auteur dans ces quelques mots. Il s'y reconnaissait, le bonheur des autres l'ecoeurait. Il en est devenu mauvais d'ailleurs, presque détestable. Encore aujourd'hui, il doute qu'Evie le voit comme le colocataire dont elle rêvait. Et il s'en veut, il est sincèrement désolé qu'elle soit tombée sur lui et non sur quelqu'un de plus jeune, plus vivant. Lui, il n'est plus qu'une épave. Un corps sans âme, avec pourtant trop d'émotions. À sa réflexion, il arrive tout de même a esquisser un léger sourire. Elle agit comme une mère devant son enfant trop paresseux et, plutôt que de l'agacer, la situation l'amuse. Il l'écoute ensuite parler de sa journée tout en s'affaissant dans la cuisine, hochant la tête de temps à autres, fasciné par Evie et tout cet amour qu'elle est capable de donner aux animaux dont elle s'occupe. Il trouve ça beau, et il lui envie un peu cette joie qui émane d'elle à chaque fois qu'elle parle de quelque chose qu'elle aime. Lui, il n'arrive à tenir une conversation que sur peu de choses. Le cinéma, la musique, rien qui ne parle directement de lui. Il préfère écouter les autres plutôt que parler de sa personne, n'ayant pas envie de susciter la pitié auprès de ceux qui arriveraient à l'écouter. Sa question sur le boulot le fait soupirer. « Hum, ouais. Enfin, j'ai trouvé une petite annonce pour être livreur mais je sais pas. » Evie ne sait rien, elle n'a aucune idée de ce qu'il a vécu et de ce qui l'a empêché de continuer son job en tant que soldat. Elle ne le voit certainement que comme un bon à rien, un type qui serait certainement à la rue si il n'avait pas eu la chance de tomber sur son annonce. « Mais j'ai besoin d'argent donc je continuerai à chercher. » C'est une promesse. Ce sera peut-être dans un mois, dans trois, mais Milo se promet que jamais il ne laissera tomber Evie concernant le loyer de l'appart. Il a heureusement encore un peu d'argent grâce aux économies qu'il faisait avec Jenny mais bientôt, il serait à sec et là, sa colocataire aurait une raison solide pour l'envoyer balader.

Même si sa patience avait des limites, elle savait que quelque chose clochait chez Milo et qu'il y avait quelque chose de pourri en lui, d'où son étrange comportement. Elle refusait d'être encore désagréable avec lui, parce qu'elle voulait honorer les valeurs inculquées par sa mère et notamment cette belle citation: "Everyone you meet is fighting a battle you know nothing about. Be kind. Always." En effet, son colocataire devait sûrement être dans une phase difficile de sa vie et Evie ne pouvait plus le regarder sombrer ainsi. Si elle pouvait se rendre utile, c'est maintenant que ça allait commencer, parce qu'elle comptait bien savoir ce qui tourmentait le bonhomme. En adoptant une approche plus compréhensive, elle pourrait l'aider à remonter la pente même s'il trouvait cela insurmontable. Evie était loyale et n'avait pas le droit de laisser les autres baisser les bras. Milo était loin d'être son grand ami mais ils vivaient sous le même toit et Evie jugeait normal de réclamer des explications. Pour détendre l'atmosphère, elle lança une playlist sur son enceinte en guise de musique d'ambiance. Le premier morceau qui en sortit fut "Le temps est bon" de Degiheugi. Evie l'aimait bien, parce qu'il dégageait un petit brin de joie, pourtant ironique en cette soirée. Les paroles ne correspondaient pas vraiment à Milo qui était plutôt du genre à toujours voir noir. En plus, les paroles sonnaient faux à cause de cette triste météo. Si le temps l'avait permis, Evie aurait préféré faire une escapade en ville avec lui. Au lieu de ça, ils allaient rester sagement à l'appartement, devant un bon film peut-être, en savourant un bon petit plat de Milo. Que demander de plus ? Milo lui annonça qu'il avait trouvé une annonce mais il ne semblait pas très convaincu. A sa place, Evie aurait sauté sur l'occasion et il faut avouer que dans ces moments là, elle avait un peu pitié de lui. Heureusement, il fit part de sa détermination et elle lui fit confiance. « Je peux t'aider si tu veux. Je connais pas grand monde ici, mais je sais que le gérant d'Imogen recherche un employé. » Elle grimpa sur le plan de travail de la cuisine pour s'asseoir à côté de Milo qui œuvrait pour ses lasagnes. Elle le regarda d'un air plus sérieux. « Bref... faut qu'on parle Milo. » Personne n'aimait entendre ça, mais Evie n'avait pas l'intention de se disputer avec lui ce soir.