blind date -r.

Tu ne savais pas vraiment qu'elle mouche t'avait piqué. Depuis que tout le monde avait quitté la ville, tu avais senti comme un besoin de faire de nouvelles rencontres. En particulier des femmes, parce que tu voulais essayer de sortir un peu de cette dépression qui te guettait, qui attendait le bon moment pour te faire tomber dans un trou qui paraissait sans fin. Une histoire qui ne te tentait pas tellement. Tu t'étais pour ça, inscrit dans une petite boîte de rencontre qui proposait de commencer la partie du rendez-vous à l'aveugle, les yeux bandés pendant l'entrée et à visage découvert pour le reste du repas. Tu t'étais donc présenté à l'heure au restaurant où un serveur avait déposé un bandeau en tissu noir sur tes yeux , t'accompagnant ensuite à ta table où la jeune femme était déjà arrivée. Tu ne savais rien d'elle, l'agence préférant que tu découvres tout sur place donc elle pouvait avoir 18 ans comme en avoir 62, être blonde, brune, rousse, avoir un accent coréen, un cheveux sur la langue ou tout autre chose. « Bonsoir, je suis CJ ! » Te présentais-tu avec un léger sourire, en sachant qu'elle ne le verrait pas, sauf si elle décidait de ne pas se prêter au jeu, mais ce serait vraiment dommage. C'était ça aussi le but de cette soirée, ne pas se baser sur des à priori qu'on pourrait avoir en regardant l'autre, parce qu'elle aurait sûrement l'image d'un garçon très fatigué, au bout de sa vie et ça n'aurait pas été une bonne chose pour entamer un rendez-vous. Par contre, ça allait être beaucoup moins rigolo pour manger et boire et tu n'y avais pas vraiment songé avant.

Parfois, la vie nous envoie des signes qu'il faut arriver à décoder par soi-même. Il arrive que le processus de déchiffrement soit ardu. Bien souvent, nous nous créons de fausses hypothèses, à tord. En tant qu'être humain, la façon la plus facile d'analyser ces situations passe par la négativité. Pour Indigo, bien que le positivisme est un fort atout de sa personnalité, les évènements de ses relations passées l'avait poussé à adhérer à ce mécanisme de défense qu'est la négativité. Trop souvent elle s'était surprise à rejouer en boucle sa séparation, le mariage qu'elle aurait eu, ce qu'elle serait devenue. Cette autodestruction devait se terminer et cela se ferait aujourd'hui. À force de ressasser le passer, le futur ne peut évoluer.

Indigo devait impérialement recommencer à rencontrer le sexe opposé, que cela fonctionne ou non. Elle avait été trop longtemps dans cette bulle d'auto-protection contre le gros méchant loup des relations qui se terminent en désastre et par la peur de vivre en boucle la même situation qu'auparavant. Et pour y arriver, il n'y avait rien de mieux que de participer à une séance de speed dating totalement en dehors de sa zone de confort habituelle. En s'inscrivant à une telle activité, la jeune femme ne s'attendait à rien en particulier. Cependant, qui ne risque rien n'a rien. De plus, cela lui donnait une parfaite occasion de rencontrer quelqu'un qui, normalement, ne lui aurait probablement pas plut dès le premier regard. Quelqu'un totalement à l'opposer de son alter égo. Ou pas. Puisqu'elle n'avait aucun contrôle sur la soirée.

Vêtue d'une robe de cocktail rouge, elle avait passé plusieurs heures à se préparer afin d'impressionner son partenaire. En vain, puisqu'on lui annonça dès son arrivée que les participants avaient les yeux bandés. Surprise, elle ne pouvait qu'accepter d'entrer dans le jeu. Qu'avait-elle à perdre ? Absolument rien. Une fois la cache en place, toutes sortes d'émotions se faisaient sentir. Les sens étaient tous aux aguets. L'odorat se faisait plus présent, le toucher de la nappe sous ses doigts ne semblait point familier. Indigo découvrait le monde sous un autre jour et, contre toute attente, cela ne lui déplaisait pas. Une pensée lui traversait quand même l'esprit : faites qu'il ne soient pas un psychopathe.

« Bonsoir, je suis CJ! »
« Enchantée, Indigo »

Dit-elle en tendant la main devant elle, avant de se rendre compte que ni lui, ni elle ne voyait devant eux. Encore heureux que son cavalier n'ait pas pu apercevoir cette trébuche. L'odorat se développe plus lorsque les yeux sont fermés, cela prenait tout son sens ce soir alors que le parfum délicat de linge frais et d'eau de Cologne se mélangeait. Agréable.

« Je dois avouer que ce genre de situation ne me ressemble vraiment pas. Rassures-moi... tu n'es pas un de ces psychopathes ? »

Ajouta-t-elle en glissant un léger fou rire.

« Et je n'ai pas vraiment l'habitude des rencards non plus »

Une fois assis à table, tu te présentais, posant tes mains sur tes jambes. Doucement tu les détachais pour faire le tour de ta banquette, trouvant les pieds de la table pour remonter vers le bord et glisser tes mains jusqu'au milieu où tu sentais les couverts ainsi que la vaisselle. Tu avais l'impression de perdre tout sens d'orientation. « Ravi de te rencontrer aussi ! » Tu avais essayé le lever ta main pour la saluer mais tu l'avais reposé aussi vite en pensant que tu avais plus de chance de casser les verres à pieds que d'attraper sa main. Et sans la vision, tu ne pouvais pas savoir que de son côté, elle essayait de trouver ta main, sans succès. « Je crois qu'il faudrait définir psychopathe pour être sûrs d'être sur la même longueur d'onde. » Tu souriais doucement. Aujourd'hui, tout le monde se faisait une idée de tout et parfois des mots étaient utilisés à tort. Tu avais déjà entendu ce terme utilisé pour un homme qui avait un fétichisme sur les pieds, au mieux c'était ragoûtant mais c'était loin d'être un psychopathe, sauf s'ils les découpaient pour les collectionner. Là, d'accord, le terme était bon. Et puis tu voulais essayer de détendre un peu l'atmosphère qui pouvait être tendue du fait de votre condition. « J'avoue que c'est aussi mon premier à l'aveugle. » Et tu n'avais jamais pensé faire ça un jour mais il fallait te rendre à l'évidence. Tu avais tenté et pour le moment, tu étais déboussolé. Tu ne savais pas non plus comment ça allait se passer ni même ce que tu pouvait vraiment attendre ou espérer de cette soirée. Voulant justement, éviter de faire espérer quoique ce soit à l'autre parce que tu n'étais pas sûr d'être encore prêt. Mais il fallait se lancer pour le savoir. « C'est un peu dérangeant mais en même temps ça ajoute un petit quelque chose. J'ai l'impression d'avoir l'imagination en ébullition. » Tu n'avais qu'une hâte, de le retirer pour voir si elle était comme tu l'avais imaginé. C'était un peu comme un jeu, un test mental de la façon dont on la perçoit en fonction des informations données, de la voix, de l'accent s'il y en a un. « Mais pour manger, je pense que quand on va se découvrir, on sera tâché de tous les côtés ! » Tu riais doucement. C'était l'idée qui te marquait depuis ton arrivée et tu avais senti l'envie de l'exprimer. Et puis aussi se faire à l'idée que quand elle te verrais enfin, tu pourrais être à ton désavantage.

Cette soirée était stressante. Pas que le garçon se tenant devant, ou plutôt sous les yeux, d'Indigo l'était. Il s'agissait plus d'un ensemble, d'un tout. Elle n'avait pas l'habitude de ces choses là, ni l'habitude d'être le centre de l'attention. Ici, il fallait qu'elle parle, qu'elle fasse bonne impression, qu'elle réponde à ses questions. Puis, il fallait s'intéresser à lui, lui poser des questions, l'écouter. Tout cela sans son sens primordiale. Voilà ce qui rendait la chose un peu plus angoissante. Mais, surtout, de n'avoir aucune idée du physique de cet homme. « Je regarde surement un peu trop de télé-séries, mais tu sais.... ces hommes qui vont dans ce genre de truc seulement pour kidnapper des femmes! » Aouch... tout cela était peut-être trop pour une première discussion. Elle essaya de rattraper le coup du mieux qu'elle pu. « Une chance que ce ne sont que des séries! »

CJ toucha un excellent point. Effectivement, l'imagination était à sa plus grande expansion. La façon dont il parlait, la façon dont la table bougeait alors qu'il la touchait, toute ses petites choses qui la faisait se demander : mais à quoi peut-il ressembler ? A-t-il des grandes mains ? A-t-il les cheveux en broussailles ? Comment se défini la ligne de sa mâchoire ? Est-il grand ? Indigo se formait une image de l'homme selon les réactions et les réponses qu'elle pouvait percevoir. « Espérons qu'ils ne nous servent pas des spaghettis. »

Autant la perte de la vision était troublante, autant elle commençait à devenir intéressante. Comme si tout à coup, tout ce qui gravitait autour n'était plus important. La gêne descendait peu à peu. Indigo commençait à se sentir plus à l'aise. Il ne pouvait pas la voir, elle se sentait invincible. Finalement, les premiers rendez-vous à l'aveugle avaient beaucoup de bien. Le rire de CJ était doux, calme. Il l'avait apaisé.

« Alors, dis moi, qu'est-ce qui t'a poussé à faire un blind date ? »

Très vite la jeune femme te partageait sa vision de ce qu'était un psychopathe, tu pouvais être soulagé, tu ne te rangeais pas du tout dans cette catégorie. « Alors non, je ne suis pas un psychopathe, je ne saurais même pas comment m'y prendre si jamais je voulais le faire ! » Tout d'abord, vous étiez dans un restaurant, ensuite il y avait du monde dans les rues de Bowen, peu importe l'heure. On y trouvait souvent des étudiants et des ivrognes en général mais ça faisait des témoins. Et puis tu n'avais pas de voiture, juste ton vélo et pour transporter un corps inanimé, ce n'était pas du tout l'idéal. Bref, tu ne pensais pas du tout à la kidnapper ce soir, elle pouvait se détendre de ce côté là. « Les séries sont faites pour faire travailler nos esprits, pour faire grandir nos peurs. » Regarder de nombreux films d'amour depuis ta rupture avec Nevaeh n'avait fait qu'accroître ta peine, ta souffrance. L'idée de finir seul tes jours te traversait de plus en plus l'esprit. « Ce serait vraiment cocasse s'ils font ça. Sauf si c'est leur but, peut-être qu'on est un spectacle pour les autres clients ! » Après tout, vous ne pouviez pas vous voir mais qui vous disiez que les autres clients ne vous voyez pas ? Si c'était le cas, ils devaient vous trouver étranges. « A vrai dire, je n'avais pas lu complètement la petite description et c'est dans le mail de rappel pour le rendez-vous que je l'ai vu. J'aurais pu me défiler mais je crois que j'avais vraiment envie de tenter le coup. » C'était un aveu un peu honteux, tu n'avais pas vraiment voulu t'inscrire dans ça, te lancer sur ce genre de rendez-vous parce que ça paraissait un peu trop fou pour toi. Finalement, tu t'y plaisais bien, Indigo avait l'air d'être une femme fort charmante. « On dit bien que ce qui ne nous tue pas, nous rends plus fort. J'ai toujours été assez mitigé sur cette expression mais je crois que ce soir, elle pourrait bien s'appliquer. » Quoique selon le plat, il y avait un risque que tu te blesses ce soir. Tu pouvais te couper un doigt, le poignet ou te planter la fourchette dans le nez, le menton ou encore la joue. Tu allais y aller à tâtons donc tu allais faire en sorte d'éviter tout ça. « Et toi alors ? » demandais-tu avec un fin sourire sur le visage.