ordures (kaï)

Kai avait évité la taule, hourra, félicitations du jury mais il se faisait chier avec ces foutus travaux d'intérêts généraux. A longueur de journée, il devait ramasser des déchets, déjà rien que ça c'était crevant puis il devait les emmener à la décharge et les trier, les recycler, engoncé dans un combinaison ou il transpirait à mort, sans compter la puanteur là-bas. Pour couronner le tout, il avait cessé de se droguer et malgré les médocs de substitution, il était clairement en manque. Tout ça parce que madame n'aimait pas ça. C'était l'enfer, juste avant la taule.

Rha !

Ce jour-là, Kaï bossait au parc, il ramassait les déchets encore et encore. Putain de parc trop grand. Il avançait avec la lenteur d'un zombie de première génération, ceux qui font "un mètre à l'heure". Il fallait qu'il finisse enfin sa peine, qu'il s'habitue à son sevrage, qu'il se remette de tout ça et peut-être qu'ensuite, il irait narguer Blue, haha, paf, dans l'os ! D'ici là, il l'éviterait, ça vaudrait mieux pour lui, et pas que pour lui en fait. Et c'est là qu'il entendait sa voix. Blue était derrière lui. Elle le narguait. Il n'avait même pas envie de lui répondre que l'ordure ne l'avait pas balancée aux flics.

"Non, j'suis sa doublure, circulez, y a rien à voir."

Il n'en disait pas davantage et surtout lui tournait brusquement le dos quand elle faisait mine de lui faire face. Ce geste soudain le fit vaciller un bref instant mais il ne voulait pas qu'elle le voit dans cet état : Il avait maigri, "gagné" des valises sous les yeux tellement il était cerné et un tic nerveux des plus irritants à la paupière gauche. Oh, la perte de poids le faisait un peu ressembler à un fauve parce qu'il était toujours musclé, plus sec mais l'ennui surtout, c'est que le jeune homme avait les joues creuses et un teint qui aurait donné bonne mine à un zombie grisâtre en comparaison. Kaï voulait que Blue se vexe et dégage fissa.

Kaï toussait plus qu'il ne riait quand Blue faisait de l'humour, la présence de la rousse lui faisait à la fois du bien et du mal et surtout du mal, là. Il n'aurait pas voulu qu'elle le voit ainsi parce qu'il n'allait pas pouvoir lui dire qu'il avait arrêté la drogue pour elle, ni qu'il ne dealait plus, ni qu'elle lui manquait que c'était surtout ça qui le minait en fait. Il était trop fier pour ça et dans son état lamentable, ça le poussait à mentir effrontément sans même qu'il se rende compte que ses mensonges se voyaient comme le nez au milieu du visage :

"Je vais très bien, d'ailleurs je suis sur un petit nuage là, je viens de fumer un pétard et c'est de la bonne. Non, si j'ai l'air un peu fatigué, c'est parce que j'ai rencontré dernièrement deux sœurs jumelles ... Hansel et Gretel, je ne te fais pas un dessin mais elles en redemandent sans arrêt, elles m'épuisent ..."

Disait-il en se tenant la paupière gauche pour arrêter ce foutu tic nerveux. Tout était évidemment faux et Kaï regrettait après coup de ne plus avoir l'haleine caractéristique d'avant son arrestation mais il se disait qu'elle goberait ses mensonges. Le crétin s'attendait donc à se manger un pain aux phalanges made in Blue. Si c'était le cas, il n'était pas sur de se relever dans son état, ce serait direct un ko technique. Très bien, ça lui ferait en quelque sorte des vacances ...

Kaï souriait, même si ça ressemblait plus à une grimace qu'à autre chose, en voyant que Blue ne tombait évidemment pas dans le panneau mais il avait du mal à penser clairement. En fait, il ne voyait qu'une chose à sa portée pour lui expliquer ce qu'il lui arrivait, et ça ne passait pas par des mots. Le laisser gagner ? S'il avait su qu'elle pensait ça, ça l'aurait fait rire jaune. Ca faisait un moment qu'il avait dépassé ce stade. Il regardait l'heure à sa montre. Ca tombait bien, sa pause avait commencé, aussi se posait-il pesamment sur le banc à coté d'eux.

"Alors voilà ce que ça fait de remuer le couteau dans la plaie. Ecoute Blue, je peux pas exprimer ce que je ressens par des mots alors je te demande pas de me donner une millième chance mais juste quelques minutes. Je te peloterai pas."

Ceci dit, il lui ouvrait tout simplement les bras en lui faisait un clin d’œil appuyé. En fait ça lui permettait de fermer l’œil qui tiquait. Kaï lui demandait juste de la serrer dans ses bras à moins que ce soit la jeune femme qui le tienne dans les siens mais elle refuserait probablement parce qu'elle savait que le naturel reviendrait au galop. L'amour et l'espoir avaient tous deux leurs limites.

Kaï se demandait pourquoi Blue venait le voir si c'était vraiment terminé entre eux alors il se dit que c'était pour lui jeter sa haine à la figure. Elle venait se défouler sur lui. Il n'avait pas demandé la lune, pas demandé qu'elle revienne, il lui avait juste tendu la main. Il soupirait en se levant. Rectification, en tentant de se lever.

"Ah, il est là ce bon à rien ..."

Oh non, c'était son paternel. Grand, mince, sec, le visage en lame de couteau. Tout habillé en costume d'affaire gris anthracite. Et un regard meurtrier. Il se plantait devant lui avec un air de mépris infini, et reniflait d'ailleurs de dégoût.

"Ca faisait un moment que je te cherchais mais j'ai fini par suivre les mouches. Tu es une ordure Kaï. Moins qu'une ordure parce que les ordures, ça se recycle. Et vous êtes qui vous ?"

Demandait-il en toisant Blue. Evidemment, Kaï ne les avait jamais présentés vu qu'il fuyait le plus possible son géniteur. Quitte à être au fond du trou, autant faire les présentations.

"Blue, voici mon vieux, et vice et versa. Ca me fait plaisir de te voir, moi aussi, pa. Tu aussi, tu es venu voir ton fils payer pour ses erreurs ?"

L'homme serrait la pince de la jeune femme en se radoucissant mais uniquement pour elle.

"John, enchanté. Au moins mon fils a du goût en matière de femme."

Puis il regardait à nouveau Kaï et son expression devenait de la haine à l'état pur.

"Je me fiche pas mal de tes conneries ! J'ai toujours su que finirais mal mais tu devrais payer bien plus ! Tu devrais souffrir des milliers de mort, d'ailleurs tu brûleras en Enfer pour ton crime parce que tu es un criminel ! Un criminel ! Tu as tué ta mère ! Si tu n'étais pas né, elle serait toujours en vie ! C'est ta faute ! C'est entièrement de ta faute !"

Ca y est, il était lancé, il pouvait l'accuser, le maudire ainsi pendant une heure, voire plus s'il avait le temps. Il l'avait toujours rabaissé, toujours vexé et il le faisait à nouveau au moment où Kaï était le plus vulnérable. Ce dernier se bouchait les oreilles en grimaçant avec l'impression que sa tête allait exploser mais évidemment, il l'entendait hélas toujours.

"Assassin ! Assassin ! Assassin !"

Blue devait apprécier le spectacle.

Kai s'était à nouveau trompé pour ne pas changer, Blue n'avait pas aimé le délire du père, elle n'avait pas aimé du tout ce qu'elle avait vu parce qu'elle avait du cœur, elle détestait l'injustice. Elle s’asseyait à coté de lui et il la regardait avec l'impression que sa mâchoire inférieure venait de tomber par terre. Le jeune homme n'arrivait pas à croire que son ex venait ainsi de prendre sa défense et de réussir à faire fuir son père pourtant en colère. Il parvenait à retrouver alors l'usage de la parole :

"Putain, comme tu as mis la honte à mon vieux. Tu sais que si moi j'avais dit ça, si j'avais même osé ne serait que l'interrompre, l'un de nous deux serait mort ? Putain, il me sort ça depuis que je suis né, à qui tu crois que je dois ma première rébellion ? J'y crois pas."

Il lui avait pris les mains sans même s'en rendre compte et il plongeait son regard dans celui de la jeune femme sans prendre également conscience que le spasme de sa paupière avait cessé.

"Ce que j'ai à dire ? Tu crois que je peux justifier toutes mes conneries juste parce que mon père me haït et m'a humilié non stop depuis ma naissance et pendant la moitié de ma vie, et quasiment à chaque fois qu'on s'est revus ensuite ? Non, ce serait trop simple. J'assume mes conneries et j'assume le mal que je t'ai fait. J'en suis seul responsable."

Le problème, c'est que tout venait de là mais Kaï le refusait parce que quatorze ans à être culpabilisé ainsi avaient largement porté leurs fruits : Il était persuadé d'avoir tué sa mère. A partir de là, comment construire quelque chose sur une base aussi pourrie ? Mais une personne sensible comme Blue comprendrait que le père de Kaï l'avait "tué" à petit feu, quelque part il aurait été moins monstrueux en lui tirant une balle dans la tête.

"Personne n'a jamais fait ça pour moi. Personne. Je t'en dois une ..."

Il essayait de s'en sortir en prenant le petit air voyou qu'il avait lors de leur toute première rencontre, ce regard effronté mais ça ne marcherait évidemment pas. Kaï n'avait jamais voulu passer pour une victime et qu'on ait pitié de lui. Surtout pas elle, il ne le supporterait pas. Alors il ne disait plus rien et la regardait en silence, il se perdait dans ses yeux. Blue était la seule avec qui il pouvait passer une minute sans parler et sans ressentir de malaise. Il se disait qu'il aurait du lui dire quelque chose de vrai qu'elle espérait avant de le rejoindre ce jour-là sans se rendre compte qu'elle venait de l'entendre. Qu'avait-elle aimé en lui, le salaud, la victime derrière le salaud, un peu des deux ? Ni l'un ni l'autre ? derrière le salaud, un peu des deux ? Ni l'un ni l'autre ?

Parti sur une mauvaise base affective, ayant grandi sans le moindre amour, Kaï avait été presque toujours maladroit avec Blue et ce n'était pas spécialement étonnant qu'elle réagisse mal quand les dérapages du jeune homme lui faisaient du mal. Ca n'empêchait pas qu'il était égoïste et se fichait du tiers comme du quart mais peut-être plus pour celles et ceux qui comptaient pour lui. Il y en avait vraiment très peu mais ça serait toujours un progrès.

"Y a qu'avec toi que ces silences me gênent pas, au contraire, me sens bien avec toi. Tu as du cœur et ce que tu as fait pour moi, je l'oublierai pas mais il faut des actes maintenant, les paroles, ça ne suffit pas. C'est vrai non ? Ca veut dire de dire à quelqu'un qu'on l'aime si on ne le prouve pas ? Tu passerais manger à la maison un de ces quatre ? Je te ferais un de tes plats préférés."

Blue avait l'air étonnée mais dans le sens surprise agréable et son rire lui faisait chaud au cœur, et c'était bien de ressentir ça. Elle lui répondait que ça se discutait et lui demandait quel était son plat préféré. En fait, Kaï n'en connaissait pas trente-six, la belle rousse n'aimant guère plus un plat qu'un autre. Il y avait surtout de la bouffe qu'elle n'aimait pas.

"Des pâtes au saumon. On se régalera de pates au saumon. Préviens-moi vingt-quatre heures à l'avance et on se régalera. Mon téléphone n'a pas changé. Je vais reprendre un peu figure humaine en attendant. Non parce que là, je pourrais tourner dans un film de zombies, et sans maquillages. Maintenant, je voudrais vraiment rester encore avec toi mais j'ai une tonne de boulot à finir."

Le jeune homme se sentait néanmoins déjà mieux et ça se voyait. On aurait dit qu'il était revigoré. Il faillit déposer un baiser sur les lèvres de Blue et le détournait in extremis vers sa joue avant de se lever avec un sourire chaleureux.

"On se dit à bientôt et même si tu penses ne pas avoir fait grand chose, merci. T'es un amour."

Et il le pensait, c'était la seule femme pour qui il voulait évoluer en mieux. Parce qu'on ne peut pas changer, mais on peut progresser.