Va voir ailleurs si t'es pas contente

Chaque pas me faisait grimacer. Ces escarpins pourtant si jolis menaçait dangereusement mon équilibre mental et, surtout, avait un impact désastreux sur mon humeur. J’étais pourtant habitué à la hauteur des talons, le cuir était d’excellente qualité mais j’avais fait la bêtise de les porter neuve, en sachant que j’allais vadrouiller toute la journée. Nous étions à peine midi et déjà, mes pieds étaient au supplice. Ne supportant plus la douleur, je pris place sur un banc, sans faire attention, au départ, à la personne qui s’y trouvait déjà assis. J’ôtai mes chaussures et soupirai d’aise, la délivrance était exquise. Puis, alors que j’étais occupée à masser mes oreilles, une odeur désagréable parvint à mes narines. La cigarette. J’en avais horreur. Bien sûr, je ne jugeais ceux qui y était accro, chacun était libre de faire ce que bon lui semblait, y compris se ruiner la santé, mais je ne pouvais m’empêcher de me demander, chaque fois que je tomber sur un fumeur en train de s’en griller une, quel était l’intérêt de la chose. Sans y faire attention, je me rendis compte que j’étais en train de fixer l’homme à côté de moi au moment où nos regards se croisèrent. Gênée, je me fendis d’un petit rire.
— Pardon, je…je ne voulais paraître impolie et vous fixer de la sorte mais…je me demandais…pourquoi est-ce que vous fumez ?
Ma question était sans agressivité et plutôt sur le ton de la curiosité. Je voulais comprendre.

Ma curiosité envers le fait de fumer était totalement naïve. Cela n’avait, en effet, jamais été mon truc. Je n’y avais jamais pris gout, bien que j’ai essayé à plusieurs reprises, je n’avais jamais pris le pli. J’en étais heureuse, en réalité, car cela m’évitait une addiction couteuse, néfaste pour ma santé et qui, de surcroit parfumait les vêtements et autres textiles d’une odeur désagréable et affreusement tenace. Je ne jugeai pas ceux qui fumaient cela dit, j’avais simplement besoin de comprendre, parfois, ce qui les poussait à avaler avec tant de frénésie, une fumée amère et étouffante. Je n’avais pas pensé au caractère offensant de ma question, je ne l’avais pas formulé en ce sens et, à la réponse de mon interlocuteur, je me rendis compte que j’avais fait preuve de maladresse. Je grimaçai, me demandant comment j’allais bien pouvoir rattraper le coup. Quand il s’adressa à moi, et donc qu’il tourna la tête dans ma direction, j’observai des cicatrices importantes sur le côté de son visage qui m’étais jusqu’alors caché. Cela ressemblait à des brûlures. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une certaine empathie à son égard. Malgré tout, je la gardai pour moi, par respect.
— Je suis désolée, je ne voulais pas vous offenser, avouai-je avec un sourire, je me posais bêtement la question, c’est tout.
Je haussai les épaules, tournai la tête puis me raclais la gorge avant de pivoter à nouveau vers mon interlocuteur.
— Je propose que nous reprenions sur de meilleures bases, fis-je en lui tendant ma main, je m’appelle Circé, enchantée.

Jorge. Cela pouvait ne paraître qu’un détail, mais je me sentais plus à l’aise lorsque j’avais connaissance du prénom de mon interlocuteur. Visiblement, Jorge n’avait pas compris l’objet de ma question, il devait sans doute me prendre pour une illuminée mais, pourtant, c’était là une vraie question que je me posais. L’alcool fait des ravages, bien sûr. Consommé à outrance et dans de mauvaises conditions, surtout, c’était un fléau, mais je pouvais comprendre qu’on y trouve quelque chose d’agréable, un goût sur la langue. J’aimais, moi, déguster une bonne bouteille de vin – rouge de préférence – quand cela me chanter, ou un vieux whisky. Cela avait une saveur, un palais…la clope ? A part une fumée atrocement amère, je ne voyais pas bien ce qu’on pouvait en tirer.
— Je ne peux pas comprendre, sans doute, conclus-je à voix haute, je n’ai jamais été une adepte, ce pourquoi cela soulève tant d’interrogation en moi. Je ne juge pas, c’est une simple curiosité.
Je souris à Jorge avec sincérité.
— Non, ce n’est pas une habitude, rassurez-vous…mais c’est tout de même moins barbant que de parler du beau temps, vous ne trouvez pas ? Oh et puis, si vous préférez un sujet plus commun, allons-y, pourquoi pas ? Que faites-vous dans la vie, Jorge ?

Je ne me sens pas à l’aise dans cette conversation, je patauge, je ne suis pas naturel et le type sur le banc n’a pas l’air ravi de me parler, ni même très enclin à une conversation. Je ne sais pas trop commun le prendre, son ton est assez agressif, au du moins, c’est ainsi que je le reçois et cela me met dans l’inconfort. Intuitivement, et à sa façon de me répondre, sur la défensive, j’ai le sentiment que cet homme fuit les relations humaines, ou alors il a juste mauvais caractère. Depuis le début, j’essaie de me montrer polie, avenante et j’ai l’impression de me confronter à un mur. Je suis patiente, mais il y a des limites. Nerveusement, je commence à me frictionner les doigts. Il me dit qu’il bosse dans un garage, cette information semble lui avoir côté un rein.
— Excusez-moi, mais vous avez toujours l’impression qu’on vous agresse quand on vous parle ?
C’est sorti tout seul. Il y en a marre à la fin, j’essaie de m’excuser, de le ménager. Je ne vais pas ramper non plus.
— Je ne fais pas « genre » non, répondis-je agacée, c’est une conversation, c’est tout. J’essaie d’être poli et vous, c’est limite si vous ne me crachez pas à la gueule. Je ne vais pas vous mordre, vous savez ? Alors oui, je m’excuse si ma question sur votre poison qui se fume ne vous a pas plus, mais je vais pas m’excuser cent sept ans non plus…Vous répondez toujours comme ça au gens, vous ?

Le ton qu’il prenait commençait vraiment à m’agacer, et je détestai cette sensation désagréable, cette brûlure dans l’œsophage, moi qui me mettais si rarement en colère, bien consciente des tensions négative que cela engendrait dans le corps. Je détestais ne pas être en mesure de me contrôler pour si peu. Etait-ce mon pied douloureux qui m’irritait plus que d’ordinaire ? Possible. Malgré tout, je chaussai mes souliers de malheurs et me redressai sur mes pattes en grimaçant.
— Ecoutez, vous êtes bien gentil, mais je ne vous permets pas de penser à ma place. Je me fiche de la gueule que vous avez et avec quelle substance vous avez choisi d’intoxiquer votre corps. Cela ne me regarde absolument pas, vous avez raison. Je regrette d’avoir osé vous engager dans une conversation, sur ce, je vous laisse à votre air grognon. Au revoir…
Sans un regard de plus, je tournai les talents. Les sourcils froncés, les traits du visage crispé. Décidément, j’avais gagné ma journée. Un nettoyage énergétique s’imposait.

fini

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