Mise au point

Après avoir vécu en ermite pendant des jours, depuis l'accident d'Aelya et Niels, et les conséquences terribles qui en avaient découlé, la jeune interne avait bien été obligée de répondre à sa chef de service. Charlie avait tout simplement disparu de la circulation. Elle n'avait prévenu personne, n'était plus allée à l'hôpital, ignorant les appels et les messages sur son portable, ne répondant à personne. S'effaçant totalement, comme si elle désirait qu'on oublie son existence. Ça aurait été bien. Mais malheureusement, ça ne marchait pas comme ça, et au prix d'un effort surhumain, la brunette s'était habillée pour se rendre au rendez-vous fixé par Eloween. C'était la moindre des choses, elle en était consciente, et elle mettait déjà pas mal de choses en péril en ne se pointant pas au travail sans explications. Mais présentement, Charlie n'arrivait tout simplement pas à y accorder de l'importance. Rien que l'idée de traverser les portes de cet hôpital lui déclenchaient des sueurs froides dans la nuque. Ce qui s'était passé, elle le vivait comme un traumatisme. Rien que d'y penser lui donnait envie de tout abandonner, de tout quitter, de se morfondre et de se replier sur elle-même. Et elle y pensait tout le temps. Elle n'arrivait pas à mettre de l'ordre dans ses idées, ne parvenait pas à trouver comment ce débarrasser de ce sentiment horrible qui lui collait à la peau. Abandonner sa vocation, ça ne lui ressemblait pas. Mais pour le moment, elle était de plus en plus convaincue que c'était tout ce qu'il lui restait à faire.

Arrivée à l'étage pédiatrie, la jeune interne se dirigea vers le bureau de sa supérieure, la boule au ventre. Ça lui faisait bizarre d'être dans ces couloirs en tenue civile. Elle avait pris soin de garder les yeux rivés au sol, rasant les murs, pour éviter tout contact avec de potentiels collègues qui devaient se poser des questions sur son absence, et discuter entre eux des différentes conclusions qu'on pouvait en tirer. Elle n'avait pas envie de croiser cette lueur surprise et interrogatrice dans leur regard. Comme elle n'avait pas envie d'affronter sa supérieure. Avant même commencer, son corps était déjà las, son esprit fatigué, abattu. Mais elle pénétra dans le bureau, relevant doucement son regard clair vers Eloween. Cette dernière arborait un sourire rassurant, ce n'était toutefois pas suffisant pour débarrasser Charlie de toute la peine, la honte et le découragement qui l'habitaient. « Bonjour. Je... Je remets beaucoup de choses en question. » la brunette avait hésité avant de répondre, cherchant des mots, mais tout ce qu'il y avait à dire était trop énorme et disparate pour qu'elle ait le courage de le formuler. Parler de son état, du fait qu'elle ne vienne plus, de tout ce qui se passait dans sa tête, de la peine et de la honte qu'elle ressentait en permanence, sa décision de couper contact avec le monde et son envie d'aller voir Aelya tout de même, après ce qui s'était passé, l'annonce de la nouvelle... Tout ça était bien trop lourd pour être prononcé à voix haute, et Charlie avait l'impression que si elle le faisait, ça allait l'achever.

Charlie s'assit péniblement devant la chef de service, qui faisait tout pour installer une atmosphère bienveillante, de confiance. Cependant, la jeune interne y semblait imperméable. Seul son visage sombre, cette expression abattue qu'on ne lui connaissait pas, démontrait la détresse qui se trouvait en elle mais qu'elle gardait enfermée, autant que possible. Elle se contenta d'un hochement de têtes aux paroles d'Eloween. Elle n'était pas la première à le lui dire, et quelque part, Charlie savait que c'était vrai. Mais elle était trop touchée dans ses convictions les plus profondes que pour envisager cette vérité. Lorsque le médecin posa une main sur son ventre, un frisson parcourut la brunette. Un flash traversa sa mémoire, la ramenant brutalement au bloc opératoire, le corps d'Aelya devant elle, un bout de vie au creux de son ventre, qui n'irait pas plus loin que ce bloc. Les lèvres tremblantes, Charlie faisait de son mieux pour réprimer les sanglots qui venaient se coincer dans sa gorge. Elle secoua la tête, relevant ses iris bleus vers sa supérieure, qui continuait son discours empreint de douceur et d'encouragement. « J'me suis jamais sentie aussi impuissante. J'avais jamais douté de moi avant, pas ici, pas dans ce que je maîtrise le mieux. » La voix rauque, l'étudiante inspira profondément pour tenter de se calmer, deux perles humides caressant le coin de ses yeux. Elle baissa un instant la tête vers ses genoux, triturant une mèche de ses cheveux avec nervosité. Pour tout dire, elle s'était attendue à se faire virer, en arrivant à l'hôpital. Elle connaissait bien Eloween, sa patience et sa compassion. Mais au vu de sa disparition totale, sans prévenir, elle aurait totalement accepté de se faire renvoyer. Elle le méritait. Mieux encore, elle en avait envie, quelque part. Même si cela la détruisait encore plus, rien que d'y penser. « Je sais, mais... C'est pas suffisant. » souffla Charlie à mi-voix. Elle avait honte de dire ça. Pourtant, profondément, c'était tout ce qu'elle ressentait en ce moment, reflétant toute sa peine, sa souffrance et sa déception envers elle-même. « Je sais que c'est horrible de dire ça. Mais c'est vrai. Je pensais être capable d'encaisser une perte, et visiblement j'y arrive pas. Et je sais aussi que j'aurais jamais dû prendre ce cas, à cause du lien avec Ael... avec la patiente. Mais j'étais persuadée que je pouvais le faire. Et avoir échoué... Ça me donne envie de tout lâcher, parce que je suis pas aussi douée que je le pensais et je suis pas capable d'accepter les échecs. Pas celui-là. Ne pas avoir su sauver ce bébé, ça annule tout ce que j'ai pu accomplir jusqu'ici, à mes yeux. Je peux plus mettre les pieds ici sans avoir l'impression que je vais faire une crise d'angoisse, je peux pas m'imaginer retourner au bloc sans avoir la nausée, j'arriverais même plus à croiser le regard d'un patient ou même d'un collègue. Je suis peut-être tout simplement pas faite pour ça, et ce qui s'est passé était un signe pour m'en faire prendre conscience. » C'était la première fois que la jolie brune s'ouvrait réellement sur tout ce qu'elle retenait en elle depuis des jours. Sa profonde remise en question et sa certitude que la vie voulait la faire redescendre de son nuage et lui faire prendre conscience qu'elle n'avait rien à faire dans ce monde, que ce n'était pas fait pour elle, qu'elle n'avait pas en elle ce qu'il fallait. À la fin de sa tirade, des larmes roulaient sur ses joues et elle pleurait doucement, presque silencieusement, incapable de soutenir le regard d'Eloween.

Les larmes dévalaient lentement les joues de l'étudiante, telles des perles de cristal venant mourir sur sa peau tout comme ses convictions les plus profondes. Ces derniers jours, elle s'était sentie comme si chacune de ses convictions les plus profondes s'éteignait une à une, tandis qu'elle les regardait disparaître sans broncher, incapable de reprendre le dessus, incapable de trouver la force de se relever. Charlie s'était rarement sentie aussi faible dans sa vie. Aussi lessivée, à bout de courage, à bout d'optimisme. Pourtant, elle entendait ce que sa supérieure lui disait. Eloween était quelqu'un de profondément empathique, et elle savait s'y prendre pour donner un coup de pied aux fesses productif quand il le fallait. C'était ce que la jeune fille admirait chez sa chef de service, une de ses qualités parmi tant d'autres, mais elle avait cette façon inimitable d'inspirer les gens sans pour autant les ménager. Aujourd'hui, Charlie avait besoin qu'on la prenne par la main, qu'on lui montre la voie, et elle détestait se retrouver dans cette position. Autant elle n'était pas toujours sûre d'elle dans la vie de tous les jours, tout comme elle laissait ses émotions déborder et prendre le dessus, autant dans sa vie professionnelle et étudiante, elle avait toujours été d'une discipline irréprochable. Elle avait toujours eu de bonnes notes, passionnée par ce qu'elle voulait faire de sa vie, elle avait travaillé dur et elle était fière de ce qu'elle avait accompli. Même si la vie d'interne était dure, jamais elle n'avait perdu confiance, jamais elle n'avait douté de ses capacités, car elle savait au fond d'elle qu'elle était douée dans son domaine et qu'elle était capable d'affronter toutes sortes de défi, tel un roc inébranlable et déterminé. Jusqu'à aujourd'hui. Pour la première fois, elle doutait, et c'était pour elle quelque chose de terrible. Jamais elle n'avait remis en question son avenir professionnel et ses compétences. Essuyant ses larmes d'un revers de la main, la brunette hocha lentement la tête aux paroles d'Eloween. Elle ne parvenait cependant pas à accepter ce qu'elle lui disait, comme si un mur infranchissable se dressait entre son bon sens et toutes les paroles rassurantes et déculpabilisantes que ses proches lui avaient dites. L'ombre d'un sourire gêné passa sur son visage quand Eloween lui tendit la boîte de mouchoirs, reprenant son discours. Charlie saisit un mouchoir, essayant d'arranger son visage bercé de larmes pour pouvoir prétendre ressembler à quelque chose de décent. Elle releva les yeux vers la chirurgienne quand cette dernière assena qu'elle ne comptait pas la licencier, d'un ton sans réplique. La jeune fille prit une grande inspiration, se forçant à retenir un dernier sanglot ridicule et hocha la tête avec un peu plus de vigueur. Le ton employé s'insinua inexplicablement jusqu'au cerveau de Charlie, et pour la première fois, enfin, quelque chose lui redonnait confiance. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était déjà bien plus que l'impact quasi inexistant qu'avaient eu sur son esprit hermétique tous les autres mots qu'on lui avait répété, visant à la rebooster. Elle ne parvenait néanmoins pas à formuler la moindre phrase, incapable d'aligner les mots dans sa tête pour en faire quelque chose de cohérent, alors que toutes les émotions qu'elle avait refoulé sortaient enfin et s'entremêlaient dans un chaos inextricable. Incapable de s'exprimer, elle hocha à nouveau la tête, les lèvres encore un peu tremblantes, pour marquer son accord. Puis suivit Eloween à sa demande, le ventre noué par l'appréhension d'avoir un semblant de contact avec des collègues ou patients. Et les patients, c'était exactement ce que la chef de service avait en tête, l'amenant dans la salle de jeux des enfants. Tout d'abord, la brunette resta prostrée, gênée, avec une envie difficile à contrer de détourner le regard, tellement la honte la submergeait. Le traumatisme était ancré dans son esprit et dans son corps, en tout cas c'était la sensation qu'elle en avait. Jamais on ne l'avait vue comme ça à l'hôpital, si fragile, si effrayée à l'idée d'établir un contact, le regard fuyant. Jusqu'à ce qu'une petite fille, Elena, atteinte de graves problèmes pulmonaires, que Charlie avait suivi durant des semaines. La gamine la reconnut et se précipita vers elle d'un pas guilleret. « Charlie ! T'étais où Charlie ? » La jeune étudiante sentit son cœur se briser un peu, devant l'expression interrogatrice mais souriante d'Elena. Elle la connaissait bien. Elle avait passé des heures à jouer avec elle, et d'autres enfants. Elle avait pris ses paramètres régulièrement, l'avait préparée pour une première chirurgie, avait assisté sur l'opération, avait suivi toute sa phase post-opératoire et l'évolution de sa maladie. « Je... Je suis un peu malade, moi aussi. » répondit Charlie d'une voix hésitante, mais pleine de douceur. « Ben, tu dois venir à l'hôpital alors ! T'as mal où ? » répondit la fillette, arrachant un sourire amusé et empreint de bienveillance à l'interne. « C'est pas une maladie comme ça. J'ai pas mal à un endroit de mon corps, j'ai mal à l'intérieur de moi. » « Comme moi avec mes poumons ? » « Non, non pas vraiment. C'est pas une douleur qu'un chirurgien peut réparer. » « D'accord, mais tu vas mieux là, hein ? Alors tu reviens bientôt ? » Charlie ne sut pas quoi répondre, ses yeux encore rougis manquèrent de produire de nouvelles larmes, tandis qu'elle regardait Elena avec des yeux chargés de toute l'affection dont elle était capable. Elle les aimait, ces gamins, un peu comme leur grande sœur ou leur tante. Et voir l'espoir de son retour dans les yeux de cette petite fille ne faisait qu'ajouter au lourd fardeau d'émotions qu'elle trimballait avec elle depuis des jours.