Fall deeper and deeper, the sirens are singing your song. (Woody)

En décelant la douceur dans la voix de Tahlia alors qu’elle soufflait son prénom, Woody sentit les larmes lui monter aux yeux. Il serra la mâchoire, inspirant profondément et détournant le regard pour ne pas laisser paraître toute sa souffrance. Mais il était bien trop tard pour ça. Tahlia avait une vue complète sur toute la vulnérabilité de l’homme. À sa question, il haussa les épaules tout en secouant la tête de gauche à droite. « Je sais pas quoi faire d’autre que ça. » Ses bras s’élevèrent tout légèrement pour mieux retomber le long de son corps en signe de défaite. Il pivota complètement afin de faire face à l’océan plongé dans le noir. On ne pouvait distinguer que l’écume des vagues lorsque celles-ci venaient s’évanouir à leurs pieds. « J’vois pas pourquoi je lutterais pour un combat qui est perdu d’avance. Il ne me reste plus que ça à faire, attendre. Ou alors … » Il se retint d’aller plus loin, d’aller trop loin. Mettre des mots sur ses pensées, cela signifiait d’accepter que le problème était plus grand encore que la sclérose en plaques. Woody avait des idées noires, et ce depuis plusieurs semaines maintenant. Il sombrait dans une dépression sévère sans avoir su mettre les mots sur cet état. Il vivait sa souffrance sans en comprendre l’étendue. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait de moins en moins envie de continuer à avancer. Parce qu’il avait de moins en moins de raisons de le faire. Il croisa le regard de Tahlia. « M’regarde pas comme ça, Tahlia. T’es pas mieux, en fait. J’le vois dans tes yeux à toi aussi. You gave up. » Autrement, elle ne serait pas ici, cette nuit, plongée dans le noir, aux côtés d’un homme qui n’était plus que l’ombre de lui-même. Elle aussi était perdue dans ce brouillard épais. « We're just two lost souls swimming in a fish bowl. » Conclut-il, citant Pink Floyd, le regard perdu sur le vaste vide face à lui.

Chez Woody et Tahlia, il y avait toujours eu de la légèreté, de la taquinerie, des sous-entendus subtilement teintés de séduction. Mais ce soir, c'était une toute autre personne qu'elle avait devant elle. Elle avait en face d'elle l'homme qui souffrait, vulnérable à souhait. Ce soir, la carapace de Woody s'était effritée face à une Tahlia qui ne cherchait qu'à comprendre. Elle aurait tant voulu avoir les moyens de le réconforter, de le soutenir, de lui rendre le sourire. Mais elle était complètement déstabilisée face à cette nouvelle qui expliquait tant d'attitudes chez lui. Au fond, elle comprenait cet éloignement qu'il s'imposait avec Freja, de peur d'être le fardeau. Elle comprenait cette rudesse de caractère. Elle comprenait cette méfiance, cette volonté d'être vu comme le méchant de l'histoire, tout simplement pour ne pas voir une once de pitié dans les regards posés sur lui. Et c'était ce qui le rendait plus touchant, encore plus humain aux yeux de Tahlia. En voyant brièvement ce regard humide qu'il détourna vite, la brune fit un mouvement vers lui, sa main tendue qu'elle fit retomber le long de son corps. Si elle s'écoutait, elle l'aurait pris dans ses bras, parce que Tahlia parlait mieux avec son corps qu'avec sa bouche. Mais elle craignait qu'il voit cela comme un geste malvenu. « Tu pourrais juste vivre. » Vivre. Pas se lever chaque matin et se contenter de respirer. Si le combat état perdu d'avance, autant vivre à cent à l'heure. Mais elle comprit qu'il avait perdu cette flamme quand il s'arrêta en plein dans sa phrase. « Ou alors quoi, Woody ? » murmura-t-elle le regard rivé sur lui. Elle craignait ce qui venait après ces petits mots. Mais elle le poussait à dire ces mots qu'il avait sur le cœur, dans l'espoir de lui faire prendre pleinement conscience de cette douleur, qu'il minimisait sûrement. Toutefois, Woody tenta un revirement de situation, en l'incluant elle aussi dans l'histoire. En lui renvoyant cette douleur qu'il décelait dans son regard émeraude. Elle sentit son cœur se serrer face à de telles paroles, parce qu'il mettait à jour ce qu'elle cherchait à cacher. Mais elle finit par hausser les épaules, en lâchant un long soupir : « Si j'avais abandonné, je ne serai pas là. J'ai juste perdu la partie, pas le jeu. » Tahlia avait une capacité de résilience qui l'aidait à maintenir la tête hors de l'eau, à se relever même quand elle était écrasée à terre. Woody cita alors Pink Floyd, le regard au loin, obtenant pour réponse : « Running over the same old ground. What have we found ? The same old fears... » Il était là le problème, c'était toujours les mêmes peurs qui les ligotaient, qui les retenaient, qui les étouffaient... Pour lui, c'était la peur de ne plus être considéré comme un homme. Pour elle, c'était la peur du rejet, de la solitude. Alors que des éclats de voix repartirent de plus belle vers la fête derrière eux, Tahlia reposa son regard sur Woody : « Tu veux qu'on aille les rejoindre ? » De quoi tenter de se redonner un peu de baume au cœur.

Juste vivre. C’est qu’il ne savait plus comment faire, Woody. Cela faisait des années qu’il ne vivait plus, plus vraiment. Il s’était évertué à faire comprendre aux autres qu’il ne valait pas la peine qu’on se batte pour lui, jusqu’à ce que ça lui rentre tellement dans la tête qu’il avait cessé de se battre pour lui-même aussi. Il se contentait de respirer, oui. Parce que c’était désormais la seule chose qu’il avait la certitude de pouvoir faire jusqu’à son dernier souffle. Et au lieu de profiter du temps qu’il lui restait à pouvoir faire bien plus que ça, il attendait. C’était illogique ; il se condamnait avant son heure. Tahlia visait juste. « J’ai vécu. » Se contenta-t-il de dire alors qu’au fond il aurait pu approuver les dires de l’ex-policière. Il aurait pu enfin se réveiller et faire tout ce qu’il se retenait de faire. Mais ses idées noires prenaient toute la place, récemment, à tel point qu’il n’arrivait plus à garder la tête hors de l’eau. Il était en train de se noyer, Woody, et Tahlia était peut-être la première personne à en avoir la triste constatation. Alors quand elle répéta ses mots, les laissant en suspens pour qu’il les complète enfin, le trentenaire figea, la regardant avec un tel désespoir dans le regard qu’on aurait cru qu’il se décomposerait face à elle. Au lieu de ça, après un silence accablant qui au final voulait tout dire, Woody accusa Tahlia de le juger alors qu’elle était dans la même situation que lui. Mais elle était plus résiliente que lui, ça ne faisait aucun doute. « C’est du pareil au même. » Répondit-il, surtout parce qu’il n’avait plus rien à dire, mais qu’il voulait quand même avoir le dernier mot. Il cita alors ces paroles qui signifiaient qu’ils n’étaient que deux âmes errantes en train de tourner en rond, et Tahlia compléta l’extrait devant la mine dépitée de Woody. Les mêmes peurs, oui, encore et encore, elles tuaient l’homme à petit feu. Il était incapable de les surmonter. Lorsqu’ils entendirent les éclats de rires au loin, les deux visages se tournèrent vers la fête. La brunette lui proposa de les rejoindre. « Didn’t you say it was lame ? » Fit-il remarquer avec un sourire. « Tant qu’il y a de l’alcool et de la musique. » Il laissa enfin son joint terminé tomber dans le sable, se souciant peu de la propreté de l’endroit, et suivit Tahlia vers le rassemblement.

TERMINÉ