Passer du meilleur au pire [Isling]

La discussion avec Isaiah sur cette petite souche d'arbre a fait beaucoup de bien à Aisling, pouvoir enfin partager ses craintes, ses doutes, avec le principal intéressé. La blonde était terrifiée, c'est vrai, à l'idée qu'il ne la prenne pas au sérieux ou bien... Qu'il finisse par la quitter s'ils n'arrivaient pas à avoir d'enfants ? La jeune femme savait à quel point Isaiah était fait pour être père, il n'y avait qu'à voir la façon dont il se comportait avec Siobhan. Et si elle n'était pas capable de lui donner le bonheur auquel il avait le droit ? Oui, ce jour-là, elle avait eu besoin d'être rassurée. Et elle avait trouvé l'épaule de son amoureux. C'est vrai, il avait toujours été là pour elle. Comment pouvait-elle douter de lui ?

Ils n'avaient pas encore vu de médecin, mais c'était prévu. Ca l'angoissait un peu, mais c'était nécessaire, pour réussir à avancer. Et elle ne pourrait continuer d'avancer que si Isaiah lui tenait la main, c'était sûr. Mais depuis quelques semaines, elle constatait que ses règles n'arrivaient pas. Ca ne l'avait d'abord pas beaucoup interpellé. Elle n'avait jamais été bien réglée. Certains médecins lui disaient que c'était à cause de son sous poids. Peu importe. Mais les jours lui semblaient tout à coup longs... Qu'est-ce que ça lui coûtait de vérifier ?

Elle était aller chercher un test de grossesse la veille au soir. Et c'était maintenant le matin. Isaiah était déjà en bas, dans son atelier, quand la blonde alla jusqu'aux toilettes faire le test. Elle essayait de ne pas trop penser au résultat. Elle ne voulait pas être déçue. Mais ses yeux allèrent du test à la notice. Oui, le nombre de barre correspondait. Oui, elle était enceinte. Elle réprima un petit cri de joie alors que Siobhan dormait encore et se précipita en bas des escaliers. Elle descendit en trombe les marches jusqu'à l'atelier d'Isaiah, un sourire sur les lèvres, et le test caché dans son dos.

-Isaiah !

Mais arrivée devant lui, elle ne lui trouva pas la tête des bons jours. Surprise, elle ne dit rien, coupée dans son élan.

-Est-ce que quelque chose ne va pas ?

Dans les dernières semaines, Isaiah avait senti son moral en chute. Si, au départ, il camouflait plutôt bien ses pensées pessimistes et ses inquiétudes face à ce monde vers lequel ils, les humains, évoluaient peu à peu, il devenait de plus en plus difficile pour l’homme de faire comme si tout allait bien. La vérité était que tout n’allait pas bien. Au contraire. L’artiste venait de voir sa petite bulle de bien-être et de bonté lui exploser en pleine gueule, après plusieurs semaines à constater jour après jour certains détails face auxquels il s’était peut-être volontairement aveuglé. Tout cela avait débuté à cette manifestation avec Jamie, où tout avait dérapé et glissé vers le chaos, chaos dans lequel il avait été impliqué pour la première fois. Tellement de violences inutiles, tellement de jeux d’autorité et de pouvoir. Ça l’avait dégoûté et il était revenu à Bowen changé. Puis, il fallait admettre que l’adhésion aux réseaux sociaux par Isaiah dans la dernière année n’aidait en rien sa prise de conscience de la laideur du monde. Cachés derrière leurs écrans, les êtres se montraient sous des jours ignobles. Intimidation, harcèlement, trashtalk, la majorité de ce qu’il lisait était négatif et mauvais. C’était plus fort que lui, il passait parfois plusieurs minutes à se révolter en défilant ces conneries.

Et alors qu’Aisling et lui s’apprêtaient à passer en deuxième vitesse pour la grossesse, en allant chercher des réponses auprès de médecin, il ne pouvait plus ignorer le nuage qui s’insinuait lentement au-dessus de sa tête. Pourquoi voudrait-il mettre un enfant au monde alors que ce monde était aussi horrible ? Les humains détruisaient la planète en toute connaissance de cause sans pour autant changer de direction drastiquement avant de frapper le mur. Les humains se pilaient les uns sur les autres pour atteindre le sommet en se fichant fort bien de ceux piétinés en bas par le système. Les humains oubliaient les choses essentielles au profit de concours de likes et de followers. Et la liste continuait, s’allongeait. Isaiah avait tellement voulu voir la beauté en chaque être qu’il avait oublié de regarder la laideur de la globalité.

Il sursauta quand Aisling cria son nom après être descendue en trombe jusqu’à son atelier. « Oh, hey, tu m’as fait peur. » Souffla-t-il avec peu d’entrain, un mince sourire aux lèvres. Devinant bien vite son coup de blues, la blonde se montra rapidement plus inquiète. « Oh, c’est rien, j’étais perdu dans mes pensées … » Admit-il en se grattant la nuque.

Une chose était sûre, la jeune femme était complètement refroidie. Elle regarda Isaiah, surprise, un peu décontenancée. Il avait tellement l'air... à côté de ses pompes ? Autre le fait de ne pas être aussi enthousiaste que d'habitude, il réagissait à peine à sa venue dans son entre, lui qui, d'ordinaire, lui aurait fait une fête comme un chiot laisser seul pendant quelques heures.

-Désolée, je ne voulais pas.

Elle se mettait soudainement à marcher sur des œufs, parce qu'elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle rangea le test dans la poche arrière de son jean, l'air de rien. Son annonce attendrait probablement. Isaiah semblait avoir besoin d'une oreille attentive, de réconfort peut-être.

-Dans tes pensées ? D'habitude tes pensées sont un peu plus joyeuses... A quoi est-ce que tu réfléchis ? Est-ce que tu es fatigué ? Tu sais, si tu es malade, tu peux aller te recoucher...

Isaiah, contrairement à elle, n'était pas du genre à passer la journée au lit. Mais peut-être, aujourd'hui, en avait-il besoin ?

Si Isaiah arrivait à supporter le silence et la solitude quand il était à l’atelier, c’était parce qu’il ne faisait qu’un avec ses projets. Toute sa concentration était placée dans le vernis qu’il appliquait méticuleusement sur le bois, ou sur le son rythmé par son sablage. Mais son art était depuis tout récemment perturbé par ses pensées qui prenaient de plus en plus de place, qui ne quittaient pas sa tête même alors qu’il s’adonnait à quelque chose qui le passionnait pourtant. Impossible pour Isaiah de faire le vide, puisque les doutes planaient sans cesse. Le silence devenait donc trop lourd, tout d’un coup, et plus il passait du temps seul, plus il réfléchissait et plus il s’enfonçait dans l’inquiétude générale. L’arrivée d’Aisling dans l’atelier au sous-sol aurait alors dû le réconforter, l’extirper de ses réflexions pessimistes, mais même en compagnie de ses proches il arrivait de moins en moins à cacher le changement opéré en lui. « Oh, mais non, faut pas t’excuser, c’est rien. » Il sourit. Les mains d’Aisling cachées derrière son dos réapparurent, vides, alors qu’elle fit quelques pas vers lui. Isaiah n’aurait pas pu se douter de quoi que ce soit. Il pivota sur son tabouret afin de faire face à sa petite amie, qui cherchait à comprendre cette soudaine attitude pensive – trop pensive – de l’artiste. « Non, non, je pense pas que je sois pas malade. » C’est le monde qui est malade, pensa-t-il. Il soupira, se racla subtilement la gorge, camouflant son hésitation. Ce n’était pas un sujet léger à aborder auprès d’Aisling, pas après tous ces mois passés à essayer, et à être déçus. « Je sais pas, j’suis juste … un peu fatigué, oui, mais pas parce que j’ai besoin de dormir … Je suis fatigué de me battre et d’avoir l’impression que ça ne change rien. Je suis fatigué d’espérer le meilleur et de voir qu’on fait juste continuer à s’enfoncer. » On ne référait pas à eux, à Aisling et à lui. On référait à la race humaine. Mais cela pouvait porter à confusion, certes. Surtout alors qu’il semblait presque éviter le regard de sa douce, qui n’avait rien à voir avec ses remises en question.

Aisling lui sourit tendrement quand il lui dit qu'elle n'avait pas à s'excuser. La blonde était pour le moins décontenancée par l'ambiance qui planait dans l'atelier d'Isaiah. Elle sentait que ce n'était pas le moment propice pour son annonce. Même si... Peut-être que ça lui remontrait le moral ? Mais peut-être aussi qu'elle pouvait prendre le temps de réfléchir pour lui faire un annonce un peu plus romantique. Mémorable ?

Il se défendit en disant ne pas penser être malade. La blonde ne pouvait pas savoir pour lui, mais elle constatait que ça n'allait pas vraiment bien. Depuis combien de temps ? Est-ce qu'elle avait fait exprès de ne pas le voir, de ne pas faire attention ? Est-ce qu'elle prenait pour acquis le fait qu'Isaiah était toujours de bonne humeur et attribuait à un simple petit coup de mou, consciemment ou non, une petite baisse de morale, d'énergie ?

-Tu es sûr ? Tu as besoin qu'on discute ?

La jeune femme s'accroupit pour se mettre à sa hauteur, lui qui était assis sur le tabouret. Ce serait bien plus simple pour discuter. Isaiah semblait en avoir besoin, et elle, elle voulait qu'il aille mieux.

-Je... je t'avoue que je ne comprends pas trop de quoi tu parles. Qu'est-ce que tu veux faire changer ? Le monde ? Tu sais bien que... ça ne se fera jamais en un claquement de doigts. Tu sais... Je ne pense pas que les choses soient pires. Enfin, certaines choses sont pires, mais d'autres sont positives, non ? Je veux dire, de plus en plus de gens prennent conscience du changement climatique et de ses conséquences, je pense que c'est plutôt une bonne chose, même si politiquement les choses avancent très lentement.

Elle glissa une main dans ses cheveux. Est-ce qu'il évitait son regard ? Est-ce qu'elle avait quelque chose à se reprocher ? La blonde était perdue. Les états d'âmes d'Isaiah semblaient bien sérieux.

Il savait que l’ambiance était lourde, il vivait dedans depuis quelques semaines. L’atmosphère qui semblait entourée son être était oppressant, et il avait l’impression que cette pression allait le faire exploser à tout moment. Lui d’ordinaire si calme avait l’impression d’être un volcan prêt à entrer en éruption. Isaiah n’avait aucun mal à s’imaginer que ce soit également lourd pour Aisling, même si c’était la première fois qu’il laissait cette lourdeur s’étendre jusqu’à elle. Ça se sentait tout de suite, ce genre de choses, surtout chez un homme qui ne semblait ne jamais en avoir eu de sa vie, des coups de mou. Toute sa positivité s’était évanouie d’un seul coup. « Peut-être, peut-être que tu pourrais m’aider à m’sortir tout ça de la tête, m’aider à relativiser un peu, oui … » Admit l’ébéniste en se tournant vers sa petite amie. Il prit une grande inspiration et lui parla alors de sa fatigue, sa fatigue de se battre pour un monde alors que la majorité des autres n’en avaient rien à foutre. Aisling s’accroupit face à lui en l’écoutant. Il était tellement prisonnier de ses pensées qu’il ne pensa même pas à lui offrir son tabouret ou à aller lui chercher l’une des chaises sur lesquelles il avait bossé dernièrement. Il l’écouta en relevant un regard attristé vers elle. « J’ai l’impression d’avoir claqué des doigts plus d’une fois … » Fit-il remarquer avec un léger rire même si sa tête laissait bien comprendre qu’il n’y trouvait rien de drôle. Il haussa les épaules. « Et j’dis pas que j’ai la prétention de pouvoir tout faire ça avec de simples actions individuelles. Je sais que c’est un mouvement social que ça prend. Mais il vient pas, ou pas assez vite, et pas assez grand. T’as raison, les gens prennent de plus en plus conscience des changements climatiques, mais … entre prendre conscience et poser des gestes concrets de changement, y’a une différence. » Et Isaiah avait l’impression qu’il était trop tard pour les réflexions, qu’il était temps de passer à l’action. « Et puis … c’est pas que l’environnement, c’est … la haine, y’a tellement de haine. » Il soupira, ne voulant même pas aller plus loin dans les exemples qui n’en finissaient plus. « J’sais pas, ces temps-ci, j’crois que j’en suis juste rendu à me demander si j’veux vraiment léguer ce genre de monde à mes enfants … » Il releva les yeux vers Aisling, les mains tremblantes, sachant fort bien que ses paroles étaient lourdes de signification.

Il était très déstabilisant pour la jeune femme de voir si Isaiah si... Abattu ? Résigné ? Mais elle se devait d'être là pour lui, tout comme il était toujours là pour elle. Seulement, elle n'était pas certaine d'être aussi douée que lui pour lui remonter le moral.

-Bien sûr.

Elle écoutait Isaiah, et plus il se livrait, plus elle constatait l'étendue de son mal être. Que pouvait-elle faire pour qu'il se sente mieux ? Elle ne pouvait pas lui donner tort. Les incendies de leur pays d'accueil avaient été une nouvelle preuve du changement climatique et de son effet dévastateur, et de l'inaction de la plupart des gens et des Etats. Elle ne pouvait lui dire que tout allait bien se passer, il ne la croirait pas. Et il aurait raison. Elle baissa un instant les yeux. Oui, les changements prenaient trop de temps, n'étaient pas assez efficaces. Que pouvait-elle faire d'autre que l'admettre ? Elle prit doucement les mains d'Isaiah dans les siennes, espérant pouvoir lui montrer qu'elle était là pour lui.

-Je... Je sais que c'est long. Mais toi, tu fais ton possible, tu n'as rien à te reprocher, tu ne peux pas prendre la responsabilité de ce que les autres font et te miner le moral comme ça.

La blonde se mordit la lèvre en sentant que son amoureux avait encore des choses sur le coeur. Pourquoi ne lui avait-il rien dit pendant aussi longtemps alors que tout ça semblait le bouffer de l'intérieur ? Est-ce qu'il voulait la protéger ? Ou est-ce qu'il ne la pensait pas capable de l'aider ?

-Oui, il y a des choses qui ne changent pas, comme la haine... Mais...

Elle leva ses yeux bleus vers les siens avec un sourire qui se voulait tendre.

-Moi je t'aime.

Mais son sourire fut de bien courte durée. Elle resta interdite pendant plusieurs minutes après ses propos. C'était donc là qu'il voulait en venir ? De ça, dont il évitait de lui parler depuis des jours, peut-être des semaines ? Elle baissa le regard et lâcha ses mains, venant croiser ses bras sur son ventre, se redressant, elle qui était accroupie pour ne pas perdre l'équilibre.

-Tu ne veux plus, alors ?

Plus d'enfant, plus de l'enfant qui avait commencé à grandir en elle sans qu'il ne le sache. Et qu'est-ce qu'elle était censé dire ? Que ça n'avait pas d'importance ? Qu'elle attendrait le temps qu'il faudrait ? C'est ce que ferait une bonne petite amie, non ? Elle penserait à la santé mentale et physique de son partenaire, et surtout, elle ne le jugerait pas pour ce genre de coup de mou... Mais, elle n'arrivait à s'en empêcher, elle n'arrivait pas à relativiser. Elle était en colère. Elle était en colère parce que ces mois d'efforts, ces mois où elle s'était sentie inutile, les voilà réduit à néant. En une seule phrase. Il fallait absolument qu'elle évacue toute cette colère avant de pouvoir répondre à Isaiah. Il fallait qu'elle se calme, elle qui, pendant ces derniers instants, ne pensait plus du tout à lui, mais à elle, et à ce qui grandissait en elle.

-J'vais fumer.

Si elle avait presque arrêté sa consommation depuis des mois, la réduisant à quelque chose de très occasionnel, elle ne se sentait pas capable de tenir plus longtemps dans cette situation. Elle avait besoin de quelque chose, de quelqu'un peut-être. Mais son quelqu'un avait toujours été Isaiah.

Isaiah ne s’attendait pas vraiment à ce qu’Aisling essaie de lui faire changer d’idée, de lui faire voir plus de positif que ce qu’elle avait déjà tenté. Pourquoi ? Parce qu’il savait qu’elle partageait à peu près sa pensée, qu’il fallait admettre qu’il y avait une triste vérité dans ses paroles. Certes, il y avait peut-être un peu d’optimisme à verser dans la discussion plutôt que de juste baisser les bras, mais Isaiah n’inventait rien de ses craintes. Elles se concrétisaient à tous les jours. C’aurait été se voiler la face, d’essayer de nier ce qu’il avançait. Certains disaient qu’il n’était jamais trop tard pour lutter contre les changements climatiques mais ça c’était une phrase qui tenait la route quand on regardait un futur proche. Mais dans des centaines d’années, moins que ça peut-être, il le serait, trop tard. On ne pouvait pas constamment remettre au lendemain les vraies actions. Il n’en pouvait plus des fausses promesses, Isaiah. Il avait l’impression de les avoir gobées avec espoir pendant dix ans mais maintenant, il avait atteint son quota, il avait la nausée. « J’ai rien à m’reprocher, peut-être pas, j’pourrais toujours en faire plus que ça remarque … mais ça ne servirait à rien, j’brûle mon énergie pour pas grand-chose … J’fais mon possible en tant qu’individu mais le problème est tellement plus large que ça et j’en peux plus, de l’individualisme, du nombrilisme. Ça me fait peur de constater que les gens pensent juste à eux et pas à ce qu’ils lèguent. » C’était ce fil de pensée là qui avait conduit l’ébéniste à se remettre en question même pour les enfants. Non seulement les humains se reproduisaient trop, mais ils le faisaient en détruisant la planète qu’ils habitaient. C’était illogique, c’était stupide. Le jeune homme esquissa un sourire en regardant Aisling. « Moi aussi je t’aime. Mais tu sais bien que je parle de quelque chose de … de plus grand que notre amour. » Ils avaient beau s’aimer plus que tout au monde mais si ce monde-là grandissait avec haine, qu’est-ce que ça changeait ? L’artiste laissa enfin tomber ce qui allait probablement l’ébranler, l’amour dont la blonde parlait. Son cœur se serra et il arrêta de respirer pendant un moment. La boule dans son ventre n’avait jamais été aussi étouffante qu’à ce moment précis. « Je ne sais plus ce que je veux, Aisling. » Avoua-t-il. Il n’était pas capable de lui dire s’il voulait continuer à essayer, s’il voulait juste repousser un peu le temps d’aller mieux, ou s’il voulait carrément arrêter. Isaiah était complètement perdu. Isaiah osa croiser le regard d’Aisling et avec un pincement au cœur, il y vit de la colère. Et en même temps, il se surprit à trouver cette réaction injuste. Mais il l’était lui aussi, d’un côté. Cela faisait des mois qu’ils essayaient, il savait à quel point cela minait le moral d’Aisling. Et voilà qu’il lui sortait cette remise en question qui changeait tout. De l’autre côté, le jeune homme avait toujours été là pour les inquiétudes et les doutes de sa petite amie. Il ne s’attendait pas à se frapper à de la colère aujourd’hui. De la déception, peut-être. Mais de la colère ? Il se sentit presque trahi. Tout autant qu’elle, elle devait se sentir trahie. Tous les deux n’avaient jamais atteint un tel point. « Tu t’en vas, là ? Tu m’laisses sur ça ? » Avait juste lancé Isaiah alors qu’Aisling s’apprêtait à partir.

L'état d'Isaiah la touchait, la bouleversait même, parce que son amoureux toujours positif et enthousiaste était touché de plein fouet par la réalité des choses. Une réalité qu'Aisling avait bien comprise et assimilée depuis des années. Elle savait comment étaient les gens. Parce qu'elle était comme eux. C'était Isaiah, le hors-norme. Et il ne semblait s'en rendre compte que maintenant. Il l'avait pourtant côtoyé elle, l'archétype de l'égoïsme et de l'autodestruction.

-Pourtant, je ne suis pas si différente de ces gens-là. Et tu m'aimes.

Evidemment, Aisling avait bien conscience de ce qu'elle laissait derrière elle, et elle ne disait pas qu'elle s'en fichait. Dans un futur proche, elle sera docteur en zoologie. Alors, oui, elle avait une bonne idée des conséquences des actions humaines sur leur planète. Et contrairement à Isaiah, elle savait, Aisling, que la seule solution c'était que l'humanité disparaisse. Mais ce n'était pas prêt d'arriver encore.

Mais le problème prit une autre dimension pour la jeune femme quand elle comprit qu'Isaiah n'avait plus autant envie qu'avant d'avoir des enfants. Elle resta silencieuse face à ses mots. Il ne savait pas ce qu'il voulait ? D'accord. Et qu'est-ce qu'elle devait faire de cette information, elle ? Acquiescer d'un signe de tête, dire qu'elle attendrait qu'il se soit décidé ? Oui, évidemment, elle aurait dû faire ça. D'ailleurs... dans d'autres circonstances, peut-être aurait-elle pu réellement le faire. Mais aujourd'hui elle ne pouvait. Elle était tellement prise au dépourvu, tellement fâchée qu'on lui retire son bonheur, celui qui la faisait sauter de joie quelques minutes plus tôt. Et c'était Isaiah qui lui retirait. Quelle ironie. La même personne qui avait mit cette petite chose dans son ventre. Rien que d'y penser, elle eut la respiration coupée pendant une seconde. une absence. Et le cœur qui lui faisait terriblement mal. Elle ne pouvait pas rester là, elle ne pouvait pas rester avec lui. Elle avait trop mal.

Elle avait tourné les talons vers l'escalier. Elle s'arrêta à sa question. Elle sentait les larmes couler le long de ses joues, mais elle lui faisait dos, il ne pouvait pas les voir. Elle ne voulait pas qu'il les voit. Elle n'était pas prête.

-Je... J'ai toujours pensé que tu voulais des enfants. Et moi, j'étais terrifié à l'idée de ne jamais en vouloir. Mais... J'ai fini par me sentir prête. Parce que c'était toi. Parce que tu es la personne qui m'a fait le plus de bien dans ce monde. Tu m'as aidé à arrêter tout le mal que je me faisais... que je faisais aux autres aussi probablement. Je pensais qu'on serait heureux, et...

Et ça. Et voilà que son petit rêve s'écrasait au sol sans crier gare. C'était trop douloureux pour qu'elle arrive à le remettre dans le ciel aujourd'hui. Et elle sentait sa voix se briser en sanglots. Alors elle monta les escaliers au pas de course sans terminer sa phrase. Parce qu'elle ne voulait pas qu'il sache. Elle traversa le salon et sortit par la porte d'entrée. Dans un pot vide, elle attrapa un paquet de cigarettes et un briquet. Ses solutions de secours. Assise sur les marches, elle alluma sa clope et la porta à ses lèvres, fermant les yeux. Mais ça n'empêchait pas les larmes se continuer à couler. A quel point était-elle une mauvaise personne ? Elle laissa Isaiah, comme ça, avec sa solitude, ses doutes, sa détresse. Elle prenait la fuite. Et elle était en train de remplir ses poumons de nicotine alors qu'un petit être s'était accroché à elle. Mais qu'est-ce que ça pouvait faire si, de toute façon, elle ne le gardait pas ? Si elle voulait des enfants, c'était avec Isaiah. Seule, elle n'était capable de rien. Pas d'élever un gosse. Pas de mener une grossesse à son terme. Rien. Elle voulait une famille quand lui n'en voulait plus. Est-ce qu'il n'y avait qu'un pas à faire pour qu'elle redevienne la personne qu'elle était ? Celle qui fumait. Celle qui buvait, qui se droguait. Celle qu'on voyait dans les soirées, qui couchait avec tous les mecs qui l'intéressaient. Celle dont les phrases étaient cinglantes, froides, qui tenait tout le monde à distance. Combien de temps lui fallait-il pour redevenir cette personne ?

Une cigarette ?

Depuis qu’ils se connaissaient, Isaiah et Aisling, c’était l’ébéniste qui avait tenté d’amener un peu de lumière, un peu d’espoir, sur la négativité de la blonde. Lui était naïvement optimiste et elle était une cynique teintée de pessimisme. Il ne réalisait que trop tard que c’était elle qui avait eu raison sur toute la ligne. Il avait tenté de lui faire gober ses grandes utopies en oubliant qu’à la base, il s’agissait de constructions imaginaires. Par définition, elles étaient impossibles à réaliser. Aisling, elle lui avait permis de rêver, elle l’avait laissé se bercer dans ses douces illusions et peut-être même avait-elle voulu y croire, elle aussi, un tout petit peu. Elle ne s’était cependant jamais laissée bernée autant qu’Isaiah, qui aujourd’hui avait l’impression de tomber de haut, de bien trop haut. « Mais t’as été prête à apporter quelques modifications à ton mode de vie … Tu ne m’as jamais fait sentir coupable de t’amener à réfléchir à des alternatives, au contraire, t’étais ouverte aux dialogues, aux changements … Pas comme certaines personnes qui ne semblent pas comprendre que ce ne sont pas des caprices, que c’est pour le bien commun … » Pour lui, Aisling était bien différente de ces personnes-là. Ce n’était pas parce qu’elle faisait davantage preuve d’égoïsme que d’autres qu’elle était pour autant en pleine participation à la destruction de la planète. Isaiah savait faire la différence entre ce qui était un trait de personnalité et ce qui relevait juste totalement de l’inconscience. De ces gens-là, qui se fichaient des années à venir s’ils n’avaient pas à les vivre, il y en avait bien trop dans ce monde pour espérer le meilleur pour le futur. C’est en constatant cela que l’ébéniste réalisait que mettre un enfant au monde dans un tel chaos n’était pas un cadeau de la vie. Son cœur s’affolait quand il songeait à ça, et les crises existentielles se transformaient en crises d’anxiété. Il avait l’impression de suffoquer alors que l’étau du doute se resserrait autour de son cou. Il ne voulait pas se sentir prisonnier d’une décision face à laquelle il pouvait encore reculer – du moins, c’est ce qu’il pensait. Isaiah avait toujours chérit sa liberté et avec la lourdeur de son indécision actuelle, il se sentait comme un oiseau en cage. Si la conversation avec Aisling aurait pu être libératrice, c’est plutôt le contraire qui se produisit alors que la blonde sembla vouloir fuir l’instant présent. Ses paroles lui brisèrent le cœur.

Il ne répondit pas. Le temps qu’il formule une réponse, le temps qu’il mette un peu d’ordre dans ses idées, elle avait déjà franchi plusieurs marches de l’escalier. Il l’entendait s’éloigner au-dessus de sa tête, le plancher craquant sous chacun de ses pas fugueurs. Plusieurs minutes passèrent. Il ne les comptait pas. Son esprit était ailleurs, son esprit se voulait éteint. Il ne voulait plus penser. Ses réflexions lui faisaient mal. Il aurait voulu fermer l’interrupteur et ne plus se poser mille et une questions de torture. Ce mal, il se l’infligeait lui-même, mais il était trop accroché à ses convictions pour en faire fi. Face à l’impasse, Isaiah se leva brusquement de son tabouret, au bout d’un long moment où le silence régnait à l’étage. Il remonta à l’étage, vide, puis attrapa quelques effets personnels, c’est-à-dire pas grand-chose. Il ouvrit la porte d’entrée et tomba sur Aisling en train de fumer une cigarette. Elle ne fumait plus. Pour elle mais aussi pour lui, pour eux, pour ce qu’ils auraient pu bâtir d’abord en elle. « Je suis désolé, Aisling. J’aurais dû te parler avant de mes doutes, j’aurais dû faire ça mieux, avant que ça n’explose et que ça sorte tout croche … » Mais ce qui était dit était dit. Et il ne comptait pas revenir sur ses paroles tant qu’il ne saurait pas affirmer qu’il ne le pensait plus. « J’vais aller prendre l’air, te laisser de l’espace aussi. » Il savait que c’était difficile à encaisser. Il aurait juste voulu un peu de soutien, une discussion plus ouverte. Il irait la chercher ailleurs, ou avec lui-même. Il irait errer dans les rues de Bowen à la recherche de réponses qui ne se trouvaient qu’en lui.

Evidemment, contrairement à beaucoup, Aisling comprenait que les sacrifices à faire étaient nécessaires pour la planète. Pour continuer à vivre dans ce monde-là. Pour que tout ne s'effondre pas et que l'humanité puisse continuer d'exister. Elle savait, Aisling. Parce qu'elle faisait parti des "scientifiques", parce qu'elle se sentait concernée, et parce que même si son mode de vie n'avait pas été des plus sobre écologiquement parlant, au moins elle en avait conscience. Se battre contre l'égoïsme des gens... C'était un peu comme Don Quichotte est les moulins à vent. Isaiah ne pourrait rien faire, ou si peu. Et ce n'était pas de sa faute.

Elle savait qu'elle aurait pu mieux réagir, Aisling. Qu'elle aurait pu consoler son amoureux dans ses doutes, lâcher du leste, lui dire que tout irait bien. Et elle essayait de se convaincre que si la situation avait été différente, si elle n'avait pas été enceinte, c'est ce qu'elle aurait fait. Mais était-ce vraiment le cas ? Elle ne le saurait jamais. Elle ne pouvait pas remonter dans le temps et rejouer cette scène. Sauf dans sa tête, des dizaines et des dizaines de ça dans les prochains jours. Mais au final elle était là, assise sur les marches d'entrée, une cigarette entre les lèvres. Elle n'avait absolument rien résolu du tout. Ni pour lui, ni pour elle.

Isaiah finit par sortir de la maison, passant devant elle, des choses dans les bras. La blonde le regardait sans comprendre. Lui laisser de l'espace ? Elle en avait, certes, momentanément besoin le temps de remettre ses idées en place et de réussir à trouver quoi faire mais... Qu'est-ce qu'il entendait par-là exactement ? La jeune femme se leva, laissant tomber sa cigarette au sol.

-Tu t'en vas ? Où ?

Elle se sentait trembler, désemparée.

-Je... Je t'aime, me laisse pas...

Quand c'était, la dernière fois qu'elle avait été aussi pitoyable, aussi vulnérable ? Après tout, il y a quelques minutes, elle était en colère, elle aurait pu être soulagée qu'il lui laisse de l'air. Décider de prendre ce temps pour se calmer, évaluer si Isaiah était réellement injuste ou si c'était elle qui l'était. Et pourtant, là, elle avait juste peur. Peur d'avoir tellement merdé qu'il ne revienne pas.

Dans ses mains, il avait la plupart de ses possessions, dont il ne voulait même pas pour la plupart. Son portefeuille avec ses cartes d’identité et ses cartes de guichet, comme si sa personne pouvait réellement se résumer par un code Medicare et un montant dans un compte en banque. Son téléphone qu’il n’apportait que parce qu’il voulait qu’Aisling puisse le joindre, quand elle le voudrait, quand elle en ressentirait le besoin. Le câble anti-vol de son vélo qu’il avait longtemps refusé d’acheter, voulant faire confiance aux autres, mais ayant dû se rendre à l’évidence après avoir racheté cinq vélos usagers. D’autres futilités du genre. Isaiah n’avait rien besoin de tout ça. Il avait juste besoin d’amour et d’eau fraîche, mais pour le moment il avait l’impression que son amour s’était effrité, qu’il devait arrêter de vouloir écrire sur ses pages de peur qu’il parte en poussières comme un vieux livre d’archives. Aisling et Isaiah devenus fragiles, même pour quelques minutes, ça ne faisait aucun sens pour lui. Plus rien n’avait de sens. « J'sais pas. Nulle part. Partout. » Il sentit Aisling paniquer. Il se souvint de cette peur qu’elle avait, cette crainte de le voir partir ailleurs, lui qui avait toujours eu soif de découvertes et d’aventures. Il s’empressa d’ajouter : « Mais pas loin. » Isaiah n’allait pas fuir face à leur première épreuve, d’autant plus qu’il n’en saisissait pas encore toute l’ampleur. C’était une discussion un peu plus houleuse qu’à l’habitude, des réconciliations qui ne venaient pas aussi rapidement, surtout parce qu’il ne les avait pas engagées, mais ce n’était qu’un bâton dans une roue. « Je t’aime aussi, Aisling. You know that. Je pense juste que … qu’on a peut-être besoin de prendre un peu de recul pour penser à tout ça et ne pas dire des trucs qu’on pourrait regretter. » Il disait cela surtout pour lui. Il n’avait pas aimé les émotions qu’il venait de ressentir. La colère, le sentiment d’injustice, la déception, l’irritation, tout ça, ça avait déferlé sur lui sans prévenir et il avait eu peur de se laisser submerger. « J’ai juste besoin de faire de l’ordre dans ma tête. J’me sens perdu. » Et la seule manière pour Isaiah de se retrouver, c’était d’errer, de laisser ses pas le traîner vers tout, vers rien du tout.

Aisling avait peur. Non, elle était terrifiée. Elle avait ça en elle, et elle était incapable de le dire à Isaiah. Isaiah était en colère ou déçu, elle ne savait pas trop, mais il avait ses affaire dans les mains et il s'éloignait. Elle était incapable de bouger. Ses yeux humides fixaient son amoureux et sa cigarette se consumait, seule, entre ses doigts. Il ne voulait pas l'affoler plus, mais il ne pourrait sans doute rien faire pour la rassurer. Pas tant qu'il ne serait pas à ses côtés. Pas tant qu'ils n'auraient pas mis les choses à plat. Mais pour le moment, Aisling en était incapable.

Elle baissa les yeux, elle ne trouvait rien à lui répondre. Elle pouvait le comprendre, non ? Elle ne pouvait pas lui en vouloir d'avoir besoin d'air, besoin de réfléchir... Il arriverait peut-être mieux à faire le point sur tout ça loin d'elle, seul. Elle devait le laisser partir, aussi difficile soit-ce. Mais elle n'avait pas d'autres alternatives. Elle acquiesça finalement d'un petit signe de tête.

-D'accord... Je... Enfin... Tu sais où me trouver...

Sa cigarette finalement entièrement consumer, elle tomba de ses doigts au sol. Aisling rassembla ses dernière forces pour ne pas se retrouver par terre, elle aussi.

-Je vais essayer... De prendre du recul aussi...

Le regard d’Isaiah se montrait timide face à celui d’Aisling, préférant se laisser distraire par la fumée de cigarette qui s’élevait entre eux, comme un fin mur grisâtre. De toute façon, les yeux de la blonde fixaient maintenant le ciment des marches d’escalier. Ils étaient l’un en face de l’autre et pourtant on sentait tout un monde entier les séparer. Isaiah serra la mâchoire, comme si ses dents comprimées allaient empêcher sa gorge nouée de lancer ses sanglots. Il avait mal mais il était surtout triste. Maintenant que la colère redescendait, l’incompréhension se mêlait maintenant à son chagrin. « Oui. Et … j’ai mon téléphone sur moi. Si jamais tu … si y’a quoi que ce soit. J’ai allumé la sonnerie cette fois. » Il esquissa un faible sourire, avant que ce dernier ne s’efface alors qu’il fronçait les sourcils de douleur, de douleur du cœur, alors que la cigarette tombait à leurs pieds. Il hocha la tête alors qu’Aisling affirmait qu’elle prendrait, elle aussi, un peu de recul. « Peut-être qu’on pourra reparler de tout ça après. Peut-être qu’on y verra plus clair. » Il espérait juste qu’en trouvant la clarté, ils ne trouveraient pas la fin. Isaiah avala difficilement cette salive qu’il n’utiliserait pas pour davantage de mots que ceux-là. Pour le moment, il valait mieux se taire. Il soupira discrètement. « Bon, ok. À plus tard. » Il était souvent parti, Isaiah, à coup de « à bientôt » ou d’ « à tout à l’heure ». Pourquoi, cette fois, avait-il l’impression qu’on lui arrachait une partie de lui ?