Je veux savoir [Wooshka]

Elle était complètement perdue. Malheureuse, aussi, beaucoup. Elle pensait qu’elle finirait par se remettre de sa rupture avec Xavier, et même, d’ailleurs, qu’elle s’en était déjà remise. Mais, étonnamment, plus le temps passait, et moins les choses allaient. Elle n’arrêtait pas de se dire qu’elle ne trouverait jamais celui qui lui correspondait. Qu’aucun homme n’aurait jamais les mêmes envies qu’elle. Ou alors, qu’elle ne le trouverait pas intéressant. Qu’il voudrait seulement qu’elle soit la petite ménagère parfaite ? Elle n’arrêtait pas de se dire qu’elle resterait toujours seule. Elle ne voulait pas être seule. Mais qu’est-ce qu’elle y pouvait ? Elle avait bien compris que sa façon de vivre était celle d’un autre temps. Les hommes de l’application de rencontre le lui avait bien fait comprendre, ce n’était pas là qu’elle trouverait l’amour. Oh, à vrai dire, elle n’y accordait pas beaucoup d’espoir, mais c’était tout de même difficile de se rendre à l’évidence. D’ailleurs, même avec les hommes qu’Eve avait essayé de lui présenter, ça n’avait pas marché. Il n’y avait pas eu de… connexion ?

Elle devait s’y résoudre, la perle rare qui lui correspondait, qui l’aimerait sincèrement, n’habitait pas de ce côté-ci de l’Australie, et peut-être pas de ce côté-là du monde tout court. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire. Mais ce soir-là, elle n’arrivait pas à se résoudre à continuer à attendre vainement. Sans doute aurait-elle dû se confier à quelqu’un pour être consolée, rassurée. Sûrement qu’Eve aurait été là pour elle. Mais elle en avait marre de pleurer sur l’épaule de quelqu’un. Elle avait l’impression de passer sa vie à faire ça, à être si passive… A quoi est-ce qu’elle ressemblait exactement ? A une loque ? C’était toute l’image qu’elle était capable de dégager. Ah… Si elle avait été forte. Si elle avait ressemblé à certaines de ses ex-collègues ballerines. Sans doute tout aurait été différent. Mais voilà, elle était elle. Juste elle. Et elle n’était pas forte, elle n’avait pas de caractère marqué, cinglant. Elle n’était pas la plus jolie, ni la plus maline. Elle n’était pas la plus aimable.

Écoutant ce qui lui semblait être son cœur, mais qui n’était peut-être qu’une impulsion, elle enfila un manteau, des chaussures et partit à la va vite de chez elle, ni coiffée, ni maquillée, sentant probablement légèrement le verre de vodka qu’elle venait de boire cul sec. Mais un seul, parce qu’elle était raisonnable. Elle traversa le quartier en trombe, le cœur battant. Elle n’arrivait pas à réfléchir, elle sentait seulement son cœur pulser dans ses veines. Boum. Boum. Elle toqua à la porte de son ami, presque tremblante. Il était tard, peut-être qu’il dormait déjà. Peut-être qu’elle était en train de le déranger. Quand Woody ouvrit la porte, elle arrêta de se poser des questions. Elle leva les yeux vers lui, le laissant entrevoir toute sa détresse.

-Woody je… Je veux que tu me montres ce que c’est de faire l’amour.

Il ne dormait pas, Woody. Et pourtant, ce n’était pas la fatigue qui manquait. Avec la chaleur des derniers jours, cette canicule qui semblait s’étirer au-delà des quelques jours annoncés, le trentenaire avait vu ses symptômes décuplés. Il avait l’impression qu’il aurait pu passer ses journées à dormir et pourtant, c’était le soir venu, quand la température redescendait mais à peine, que ses yeux ne fermaient plus. Il était dans son salon, couché sur le côté, la tête posée sur le coussin décoratif, en train de regarder les nouvelles du soir sans trop les écouter, quand on toqua à la porte. Il baissa le son, fronçant les sourcils, croyant qu’il en était maintenant rendu à halluciner. Plus rien ne le surprendrait dans ce corps défaillant. Le silence avait beau s’être réinstallé, il avait l’impression de ne pas avoir imaginé ces trois coups à la porte. Il se leva donc du canapé, lentement, et marcha jusqu’à la pièce d’à côté, le petit hall d’entrée, où il ouvrit la porte. Il aurait facilement pu imaginer Freja de l’autre côté, elle qui agissait souvent dans l’impulsion et débarquait chez lui selon ses envies. Mais non, ce n’était pas elle, ce ne serait sans doute plus jamais elle. La norvégienne lui avait bien fait comprendre, même si ça n’avait pas été dit directement, qu’il n’était plus le premier dans son cœur. Il lui avait ouvert la porte et malgré son célibat, elle avait décidé de ne pas y rentrer. Woody aurait aussi pu se retrouver face à une Charlie qui avait eu envie de passer la nuit avec lui, ce ne serait pas la première fois et pas la dernière qu’ils s’inviteraient chez l’un et l’autre, mais elle prévenait généralement. Un petit message, un court appel, mais rien ce soir. Le trentenaire avait prévu s’endormir dans quelques heures, exténué, et seul. Sauf que face à lui se tenait plutôt Annushka, qu’il n’aurait jamais imaginée venir cogner chez lui à pareille heure sans prévenir. Elle avait l’air triste, elle avait l’air nerveuse, et dans ces yeux qu’elle leva vers lui, Woody y vit toute la détresse. « Ann’ ? Qu’est-ce qui se passe ? Il t’est arrivé quelque chose ? » Son cœur se serra, inquiet, et cette inquiétude se mêla à la surprise quand elle prit enfin la parole pour lui demander de lui montrer ce que c’était de faire l’amour. Il la regarda, interdit, immobile. « Qu…quoi ? » Il s’écarta après un moment, pour qu’elle rentre à l’air plus frais de la maison, pour qu’elle ne resta pas plantée là devant lui après avoir largué une telle demande. « Tu veux rentrer ? » Il referma la porte derrière elle et plongea son regard dans le sien. « Ça sort d’où, tout ça ? Ça ne te ressemble pas … » Parce qu’il avait bien compris, à force de la fréquenter, que ce qu’Annushka voulait ne correspondait absolument pas à ce que Woody avait l’habitude de connaître.

Woody s'inquiétait. C'était légitime, vu qu'ils étaient amis. Elle ne savait pas de quoi elle avait l'air, mais elle se doutait qu'elle n'avait pas vraiment l'air sereine, et saine de corps et d'esprit. Elle n'avait pas pris le temps de réfléchir avant de toquer à la porte, et elle n'était pas certaine d'avoir envie de réfléchir maintenant. Parce qu'elle risquait de changer d'avis.

-Je...

Elle n'arrivait pas à articuler, à trouver quoi dire pour lui expliquer. Elle était si confuse elle-même. Comment pouvait-elle se pointer à une heure pareille, sans prévenir, et lui demander ça ? Elle-même ne savait l'expliquer. Il finit par la faire rentrer et elle le fit, penaude, les yeux baissés. Elle se mordit l'intérieur de la joue à sa remarque. Il avait raison, ça ne lui ressemblait pas. Est-ce qu'elle déraillait ? Ou est-ce qu'elle se réveillait justement ?

-Je... Je ne veux pas ne jamais savoir ce que c'est ! Je veux comprendre ce que les gens, ce que toi... Tu ressens, pourquoi personne ne me comprend. Je... Je veux savoir. J'en ai marre de vivre comme ça !

Elle sentait les larmes monter, alors elle détourna le regard. Elle était tellement perdue, elle voulait lâcher prise, arrêter de réfléchir à tout, tout le temps. Vivre...

Il n’avait jamais vu Annushka dans un tel état, Woody. Il la savait tourmentée, ils avaient déjà parlé de sujets sombres et tristes qui les grugeaient tous les deux à leur manière. Mais il n’avait jamais lu autant de détresse dans son regard, et autant de contradictions entre ses pensées et ses paroles. Il savait, Woody, que l’ancienne ballerine avait ses convictions et ses croyances. Il avait tenté tant bien que mal de la respecter là-dedans, d’ailleurs, malgré l’indéniable attirance qu’il avait éprouvée envers elle depuis le début de leur relation d’abord professionnelle, puis amicale. Ce soir, Annushka lui offrait sur un plateau d’argent ce qu’il aurait voulu d’elle il y avait plusieurs mois de cela maintenant, mais serait-il capable d’accepter en la sachant dans un tel état ? Pourrait-il aller plus loin en ayant, aussi, franchi un nouveau cap avec Charlie ? Woody était-il à ce point un monstre ?

Il laissa entrer Annushka, parce que peu importe ce qui se passait dans les prochaines minutes, la laisser dehors était hors de question. Si elle changeait d’avis, elle aurait au moins besoin de parler. « Tu le saurais un jour, Ann’, il n’est pas question de ne jamais savoir. Mais j’croyais que tu voulais à tout prix attendre, j’croyais que c’était de la plus haute importance pour toi, de vivre ça avec … you know, celui que t’aurais marié. » Il haussa les épaules. « C’est pour ça qu’j’me suis mis des freins avec toi avant que ça dérape. Parce que j’te voulais mais que je voulais pas le reste. T’es en train de me dire que maintenant, le reste, ça ne t’importe plus ? » Il aurait été le pire ami, Woody, de se lancer dans les volontés confuses d’Annushka sans essayer de comprendre.

Bien sûr que c'était ce qu'elle voulait, attendre celui qui l'aimerait sincèrement, attendre le mariage, et que tout soit parfait. C'était ce qu'elle avait toujours voulu. Mais ce moment n'arrivait définitivement pas. Et chaque jour, cela semblait un peu plus dur à supporter. Elle se sentait de plus en plus à part. Anormale. Et elle était à bout de ça.

-Et si le reste n'arrivait jamais ?

Les larmes commencèrent à couler le long de ses joues et son corps tremblaient sous les émotions contradictoires qui la partageaient. Oui. Si ça n'arrivait jamais ? Qu'elle ne se mariait jamais, si aucun homme ne s'intéressait plus jamais à elle... Est-ce qu'elle mourrait vieille fille ? Ou... Peu importe. Sentant ses jambes devenir du coton, elle s'avança jusqu'au canapé et replia ses jambes sous son menton. Elle sanglotait. Elle était ridicule. Même ça, elle n'en était pas capable.

-Qui voudrait m'épouser, Woody ?

Elle essayait d'essuyer ses larmes, mais elle se rendait à l'évidence. Même Woody ça ne l'intéressait pas. Ou plutôt, ça ne l'intéressait plus, maintenant que l'instant de ses envies étaient passées, maintenant qu'il ne la désirait plus, qu'elle l'avait déjà repoussé une fois. A quel point est-ce que c'était égoïste d'être venue là ce soir ?

-Je suis désolée...

Pour Woody qui s’entêtait souvent avec les mêmes idées, qui ne démordait pas de ses positions même les plus ridicules, il avait du mal à croire qu’Annushka ait pu faire un tel pivot dans ses convictions. Il ne pouvait que tenter de la confronter à son 180° afin de savoir si elle était vraiment certaine de sa demande ou si elle agissait sous le coup d’une impulsion de détresse. « J’y crois pas à ça. J’sais que t’arrives à la trentaine et que tu dois flipper mais c’est juste comme ça, aujourd’hui … tout se fait plus tard qu’avant … » Et le malheur d’Annushka était d’avoir une croyance qui appartenait au passé pour plusieurs, alors que la société avait évolué dans un tout autre sens. Les gens utilisaient de plus en plus la vingtaine pour vivre des expériences et repousser au plus loin les responsabilités. Woody soupira de tristesse en voyant la brunette pleurer face à lui. Il se sentait mal, mal à l’aise mais aussi mal pour elle. Il la suivit jusqu’au canapé, tous les deux avaient des jambes prêtes à s’écrouler. Il s’assit à côté d’elle, une jambe repliée sous lui, l’autre pied touchant au sol. « Le truc, Ann’, c’est que je suis persuadé que y’en a un tas qui voudraient … c’est juste que … la plupart ne font pas ça dans le même ordre. » Et de nos jours, c’était un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin, sans doute. « T’excuses pas, Ann’. Je … j’aurais voulu, tu sais. J’aurais eu envie. J’t’ai jamais caché mon attirance pour toi. J’m’en voudrais juste à mort si tu te réveillais demain et que tu regrettais, que tu m’en voulais. » Il tolérait aisément qu’on le déteste, Woody. Mais venant de certaines personnes, c’était plus difficile à encaisser.

Oui, Woody avait très probablement raison, même si elle ne voulait pas l'admettre, parce qu'elle refusait de penser qu'elle devenait "vieille". Mais c'était le cas. Elle allait bientôt passer la trentaine, et elle n'avait ni enfants, ni mari. Alors que c'était ce qu'elle désirait le plus. Si, avant, avec la danse, cette pensée ne prenait pas autant de place, maintenant qu'elle n'était plus ballerine, et maintenant qu'elle allait mieux, que sa jambe était pour ainsi dire guérie, ça tournait à l'obsession.

-Mais... Combien plus tard ?

Dieu qu'elle avait l'air d'une enfant. Une enfant qui voulait savoir quand est-ce que le père noël allait passer. Elle baissa le regard. Et si c'était vrai ? Si elle avait juste à attendre ? A arrêter de se mettre la pression ? A... se laisser vivre ? Est-ce qu'elle était capable de ça, de vivre sans but précis, juste pour elle ?

-Je crois que j'arrive pas à... lâcher prise.

Les larmes coulaient le long des joues de la jeune femme et elle peinait à se calmer. Pas dans le même ordre ? Peut-être. Mais elle, elle n'avait pas envie de se lancer dans une relation si elle n'avait pas au moins la certitude que c'était quelque chose de sérieux pour son partenaire. Evidemment, savoir si on allait se marier au premier regard c'était impossible. Mais les coups d'un soir, Annushka, ça ne l'intéressait pas. Elle ne comprenait pas.

-Un tas. Je crois que tu te fais des illusions.

Doucement, Annushka se rapprocha de Woody pour posa sa tête contre lui, se blottir dans ses bras. Elle était stupide, elle était une mauvaise amie. Et pourtant, Woody ne lui en voulait pas. Non, il avait peur qu'elle lui en veuille elle. Elle espérait que ses sanglots finiraient par se calmer, doucement.

-Tu crois que je suis une aussi mauvaise personne, pour te rejeter la faute de ma décision ?

Annushka lui posait des questions auxquelles il n’avait pas de réponse. Elle l’interrogeait sur des sujets qu’il ne comprenait pas, qui le dépassaient. Il soupira, imperceptiblement, et haussa les épaules en secouant la tête. Il ne s’attendait pas à réfléchir à tout ça ce soir. « Je ne sais pas, Ann’ … J’voudrais tellement pouvoir te dire, si ça pouvait t’apaiser, mais … j’sais pas quoi te répondre. » Il se sentait impuissant face à la détresse de son amie. Il détestait la voir ainsi, et ça lui prouvait à quel point, au fond, il tenait à elle. Woody n’avait pas un cœur de pierre comme il aurait voulu le croire. Les dernières semaines, la dernière année même, lui avait démontré que la solitude tant espérée n’était pas ce dont il avait besoin. Seul, il s’effondrait. Il avait besoin des autres. Tout comme Annushka semblait avoir besoin de lui ce soir. Mais il ne savait pas de quelle manière il était raisonnable d’être là pour elle. Il essayait de la rassurer comme il le pouvait, mais il avait toujours l’impression de dire la mauvaise chose. Pourtant, il le croyait réellement, lui, qu’un tas d’hommes voudraient d’elle. Si seulement elle voulait la même chose qu’eux. « Et moi j’crois que tu te sous-estimes, et aussi que t’as tellement en tête de trouver le mec que tu marieras, que t’oublies tous les autres à qui tu ne laisses pas de chances … » Dit-il, parce qu’il le pensait, ça aussi. De nos jours, on ne mariait pas toujours son premier amour. Mais ces gens-là qui viennent avant, avaient tellement à apporter. La brunette se rapprocha et posa sa tête contre son torse. Woody l’accueillit contre lui, dans ses bras, en espérant qu’elle n’entendrait pas son cœur battre avec affolement. Il avait tellement peur de mal agir, et qu’elle lui en veuille demain. « On m’a déjà fait le coup … J’voudrais juste éviter de te perdre pour ça. » Murmura-t-il, avant d’ajouter, avec hésitation. « Mais … si tu me dis que c’est vraiment ce que tu veux, que c’est réfléchi et que t’en as vraiment envie, tu sais bien que je voudrais te faire vivre ce moment, Ann’ … » Il ne pensait plus très clairement, actuellement, Woody. Il voulait tellement qu’elle se sente bien, qu’elle vive ce qu’elle avait à vivre, qu’il ne pensait même plus à ce qu’il avait, lui, présentement, dans sa vie. Charlie.

Evidemment que Woody ne savait pas. Il n'était pas devin. Il ne pouvait rien faire pour elle... Sauf être là, et essayer de la rassurer, la consoler. La jeune femme lui était reconnaissante, même si elle avait du mal à lui montrer. Ce soir elle avait besoin d'un appuie, d'une oreille, et Woody avait été là. Tous ceux qui disaient du mal de lui, ils ne le connaissaient pas réellement. Ils ne se rendaient pas compte qu'au fond, c'était une bonne personne.

-J'oublie les autres...

La jeune femme resta quelques instants silencieuse. Elle n'avait jamais songé à ce genre de choses. Est-ce que c'était une question de lâcher prise ? Est-ce qu'elle se mettait trop la pression à vouloir trouver la bonne personne du premier coup ? C'est vrai. Annushka ne trouvait pas intéressant de fréquenter quelqu'un qu'elle n'avait aucune chance d'épouser. En dehors de ses relations amicales. Parce que n'était-ce pas se donner de faux espoirs à elle, et à l'autre ?

-Je crois que tu as raison. J'imagine que je devrais un peu moins penser à ça et un peu plus... laisser faire les choses.

Elle se sentait bien contre Woody. Elle restait lovée contre lui, fermait les yeux. Elle entendait son cœur battre, et comme un enfant, ça la rassurait. Elle semblait s'être un peu calmée, les mots de Woody la faisaient réfléchir et coupaient son impulsion première.

-Je n'ai pas l'intention de m'éloigner de toi...

Elle souffla doucement. A cet instant là, elle n'imaginait pas en vouloir à Woody pour quoi que ce soit, et encore moins couper les ponts avec lui. Pourquoi est-ce qu'elle ferait ça alors qu'il était là pour elle ?

-Je... Je ne peux pas dire que ce soit réfléchi.

Elle prit doucement la main de Woody dans la sienne pour la serrer fort.

-Merci de prendre en considération ce que je ressens Woody...

Elle voulait rester là, indéfiniment, juste être contre lui, et sentir que quelqu'un lui portait de l'intérêt, sentir qu'elle pouvait rester avec lui sans que ça ne le dérange. Elle voulait... Elle ne savait plus tellement ce qu'elle voulait. Tout semblait tellement troublé. Elle savait que viendrait le temps où elle devrait réfléchir, et prendre ses propres décisions, mais ce soir tout semblait bien trop compliqué pour ça.

-Est-ce que je peux dormir là ?

Woody avait passé sa vie à oublier les autres, certes d’une manière bien différente qu’Annushka, mais tout de même, il avait eu des œillères pendant si longtemps en raison de ses convictions. S’il avait pu dire quelque chose au jeune Woody d’il y a dix ans, c’aurait été d’ouvrir ses horizons, de ne plus être aussi têtu pour des décisions qui n’avaient plus du tout de sens aujourd’hui. D’une certaine façon, il cherchait donc à faire comprendre à l’ancienne ballerine ce qu’il aurait voulu réaliser plus tôt. « Je pense aussi … La vie tente parfois de bien faire les choses, mais c’est nous qui mettons les freins, les bâtons dans nos propres roues … » La vie l’avait réuni à tant de reprises avec Freja. Il avait eu bien plus qu’une seconde chance, il en avait eu trois et même quatre, et à chaque fois il avait décidé de ne pas aller de l’avant avec elle. Maintenant qu’il aurait été prêt à laisser ses incertitudes et ses peurs de côté, la vie s’était lassée de ses refus d’abruti.

La jeune femme maintenant allongée sur lui, Woody caressait doucement ses cheveux en essayant de ne pas réfléchir trop loin. En même temps, s’il n’avait pas réfléchi un minimum, peut-être qu’Annushka aurait posé un geste qu’elle aurait regretté. « Tant mieux. » Avait seulement répondu l’homme en apprenant qu’elle n’avait pas l’intention de s’éloigner de lui. Il ne savait pas s’il aurait pu le supporter, qu’une autre personne quitte sa vie. Il faisait mine de rester fort, impassible, il faisait semblant que rien de tout cela ne l’atteignait, mais Woody avait mal dans sa solitude pesante. À son tour, l’homme serra la main de la russe. « C’est bien parce que c’est toi, tu sais. » Il eut un léger sourire. « C’est parce que tu comptes beaucoup pour moi que j’suis pas un complete asshole qui ne pense qu’à lui. » Il avait de toute façon assez merdé auprès d’Annushka, dans sa piscine notamment, et il avait bien vu les répercussions que ça pouvait avoir. Il ne voulait pas la faire souffrir. « Oui, bien sûr … J’ai des draps et des oreillers dans la penderie, je peux te sortir ça … Tu seras assez confortable ? » Lui savait qu’il ne l’aurait pas été. Son corps lui en aurait voulu dans quelques heures, au petit matin.

Annushka hocha doucement la tête. Elle n'était pas certaine que la vie faisait toujours bien les choses, mais elle imaginait que parfois ils ne faisaient pas vraiment au mieux non plus. Sa main s'était glissée dans celle de Woody pour se rassurer. Alors est-ce qu'elle devait seulement attendre de la vie qu'elle lui mette un homme bien sur son chemin ? Et se contenter de ne pas fermer la porte à cet homme bien.

-Je ne sais pas si c'est exactement ça. La vie nous met aussi à l'épreuve, alors parfois, on se méfie trop...

C'était, finalement, une part d'instinct de préservation.

Peut-être, finalement, que c'était tout ce dont la jeune femme avait besoin, d'un moment de câlin et de réconfort. Être avec Woody lui faisait du bien, et probablement qu'il avait bien fait de calmer le jeu. Peut-être que quand elle repartirait, elle serait enfin plus apaisée.

Un petit sourire étira les lèvres de la brunette. Elle comptait pour lui ? Ca avait quelque chose de très gratifiant. Et de très agréable. Elle déposa un baiser sur la joue de Woody.

-Peu importe la raison. Je pense que tu es quelqu'un de bien.

Elle pencha doucement la tête sur le côté.

-Est-ce que tu t'es déjà demandé pourquoi je comptais ?

Après tout, ils n'avaient pas couché ensemble, Annushka l'avait même repoussé. Elle n'avait rien fait d'extraordinaire pour aider Woody. Alors s'il tenait à elle, c'est peut-être qu'il n'était pas si irrécupérable qu'il pensait l'être lui-même.

A sa question, la jeune femme hocha la tête avec un petit rire.

-Bien sûr ! Regarde comme je suis petite ! J'aurais à peine besoin de me plier pour rentrer dans ton canapé.

Les mots-clés dans les paroles de Woody étaient que la vie tentait parfois de bien faire les choses. Mais ces tentatives étaient souvent vaines et surtout bien rares. Il avait plutôt l’impression, pour son cas de figure du moins, que la vie lui avait tourné le dos en réalisant à quel point il était arrogant et foncièrement malveillant quand il le voulait. Ou peut-être parce qu’il n’avait jamais su attraper les perches de bonheur qu’elle lui tendait de temps à autre, pour lui donner une chance. Woody n’avait jamais été très doué pour fabriquer son propre bonheur, il se condamnait sans cesse à vivre dans la déception et le regret. Un léger rire, sans joie, s’échappa d’entre les lèvres de l’homme en entendant Annushka parler de leur méfiance. « C’est clair que je me doute que tout finira toujours par me péter en pleine face de toute façon. » Alors parfois, sans doute refusait-il de vivre pleinement les situations heureuses, par peur de tout perdre d’un coup, trop vite. À cause de ça, en plus d’être resté le connard de service, il était devenu un trentenaire aigri. Il n’y avait quelques personnes, des exceptions, qui savaient le voir différemment. Parce qu’il se montrait autrement face à elles. L’ancienne ballerine déposa un baiser sur sa joue, juste comme ça, déclarant qu’il était quelqu’un de bien. « Ne le dis pas trop fort, tu risques de t’faire lyncher sur la place publique. » Il esquissa un sourire avant de retrouver un sérieux pensif, à la suite de la question de la russe. « Pas vraiment. C’est pas trop le genre de réflexion que je me fais, tu te doutes bien. » Il haussa les épaules. « J’sais pas … j’imagine que c’est parce que t’apportes une douceur, une lumière, dans ma vie que je pensais insauvable. » C’était grâce à des gens comme Annushka que Woody avait su se relever, l’année dernière, suite à sa dépression. Seul, il se serait sans doute laissé couler. Il aurait endormi son être avant que son corps ne le quitte le premier. « C’est vrai que c’est pas l’espace qui va poser problème. » Il rit. Mais quand même, il se souciait du confort du canapé. Mais il avait été choisi par Freja, le look était important mais la qualité aussi, alors sans doute n’était-ce pas trop mal. Lui en tout cas n’avait jamais eu de courbatures après s’y être assoupi quand ses jambes n’arrivaient pas à le porter jusqu’à sa chambre à l’étage. « J’vais aller te chercher des draps et un oreiller, alors. T’as besoin de quelque chose d’autre ? » Demanda-t-il en retrouvant une position assise.

La jeune femme fit légèrement la moue à ses mots. C'était parce que Woody était si pessimiste qu'il se refermait sur lui-même et se rendait malheureux. Elle aurait tellement aimé pouvoir l'aider à s'ouvrir et accepter de trouver le bonheur. Ou du moins, accepté l'idée que cette éventualité était possible.

-Peut-être pas...

Annushka haussa les épaules quand il l'a mis en garde. Se faire lyncher sur place publique ? S'il s'agissait des petits blogs de Bowen, elle s'en remettrait probablement. Et puis... Elle se fichait bien que les autres ne soient pas d'accord avec elle. Chacun avait ses raisons pour défendre ce qu'il pensait juste.

-J'aime bien défendre ce en quoi je crois. Tout le monde ne t'apprécie peut-être pas comme moi je t'apprécie, mais pourquoi est-ce ça invaliderait mon ressenti ?

Les mots de Woody touchaient profondément Annushka. Elle était heureuse de pouvoir aider son prochain, factuellement. D'avoir un impact dans la vie des gens. De les rendre heureux. Elle était au moins capable de ça, d'aider Woody à avoir un peu plus de lumière dans sa vie.

-Alors, on peut dire que je suis ton étoile filante ?

Elle eut un rire amusé en levant les yeux vers son hôte.

Il était peut-être temps de se coucher. Annushka préférait s'endormir sur une note positive, celle de savoir qu'elle serait toujours bien accueillie chez Woody et qu'il avait autant de considération pour elle.

-Je pense que ça suffira. Est-ce que tu as du thé ? De la tisane ? J'en ferais bien avant de me coucher...

Woody ne croyait guère en l’école de pensée qui prétendait que les malades demeurant positifs et optimistes allaient physiquement mieux. Il ne pensait pas s’acheter quelques années fortes de plus en voyant la vie du bon côté alors que soyons honnêtes, peu importe le côté qu’il regardait, le trentenaire n’y voyait qu’un avenir sombre. Le jeune homme ne répondit rien à Annushka qui semblait croire que tout n’était pas perdu d’avance chez l’aîné des Rutkowski. Il savait que tôt ou tard, l’échec l’attendait. À la prochaine objection de la russe à propos de défendre ce en quoi elle croyait, peu importe l’opinion des autres, Woody ne garda cette fois pas le silence. « Tu ne t’es jamais demandé pourquoi 90% de la ville me déteste mais pas toi ? T’as bien dû entendre des histoires, des anecdotes pas glorieuses, n’importe quoi qui aurait dû te dégoûter de moi. Et t’attends pas à ce que je dise que c’que t’as entendu n’est pas vrai parce que t’en fais pas, j’ai assez refilé de haine pour qu’on n’ait même pas besoin d’exagérer mon cas. » Lâcha Woody. Il suffisait de penser à la soirée des Bowards, durant laquelle il aurait frappé Landon jusqu’à la mort si Jake et Jeff ne l’avaient pas retenu. Cette histoire avait fait le tour de la ville. C’était impensable qu’Annushka le croit bon même après ça. Et pourtant il espérait de tout son cœur qu’elle soit au courant de tout et qu’elle l’apprécie quand même. « Mmh. Être mon étoile filante ça supposerait que tu ne serais que de passage, pour pas bien longtemps … C’est pas vraiment l’image que je préfère pour être honnête. » Avoua-t-il d’une voix basse, cette confidence ne lui ressemblant pas assez pour être complètement assumée. Le physiothérapeute se leva finalement, prêt à aller installer confortablement son invitée. « Ouais, j’dois encore avoir quelques sachets de camomille. » Il s’éclipsa vers la cuisine afin de mettre la bouilloire électrique à chauffer et préparer les deux tasses. Avec ce qui venait de se passer dans la dernière heure, lui aussi allait avoir besoin de relaxer avant de s’endormir.

Annushka haussa simplement les épaules à ces mots. Il se figurait quoi, qu'elle connaissait toutes les rumeurs de Bowen, ou même, qu'elle y prêtait attention ? Vu comment elle avait été dénigré sans raison dans certaines rumeurs, cela faisait bien longtemps qu'elle ne prêtait plus la moindre attention à celles-ci.

-Non, je ne me le suis pas demandé, parce que tes griefs avec les autres habitants ne me regardent pas vraiment.

Elle lui sourit.

-Je sais que tu n'as pas que des qualités, Woody. Mais je ne pense pas que ça fasse de toi une mauvaise personne. Si tu es capable d'être gentil avec moi, c'est que tu es capable de l'être tout court.

Il fallait juste appuyer sur les bons boutons, en quelque sorte.
Son regard clair se leva vers le sien alors qu'il lui avouait qu'il ne voulait pas qu'elle "file" à la manière de ces étoiles. Elle lui dit un sourire tendre. C'était bien plus touchant qu'il n'y paraissait pour la jeune femme. Après tout, Woody n'était pas le plus expressif des hommes ou des amis. Alors ce genre de confidence valait son pesant d'or, et restaient gravées dans sa mémoire.

-Alors je serais la lune.

La lune elle, restait. On la voyait toutes les nuits, parfois le jour, et même si elle était changeante, elle restait fidèle et illuminait les nuits les plus sombres.

La brunette ne put retenir un sourire à l'entente de "camomille". Ca en donnait un coup à la pseudo image de virilité de Woody.

-Super.

Elle se leva à son tour.

-Je vais m'occuper de ça pendant que tu me descend un oreiller et des draps.

Elle lui sourit tendrement en s'installant devant la bouilloire et les tasses. Elle chercha les sachets de camomille pour faire infuser le tout tandis que Woody s'occupait de son lit de fortune. Une fois terminé, elle déposa les deux tasses sur la table basse du salon et se réinstalla sur le canapé. La soirée aurait pu prendre une toute autre tournure, c'est vrai. Mais celle-là était peut-être la meilleure.

-Tu sais, si je t'ai dérangé alors que t'avais un truc à faire... Tu peux juste me laisser là et je vais me débrouiller.