I'll chase the sun until our time (valentina f.)

À l’approche de Noël, non seulement c’était un peu chaotique dans ma vie personnelle avec tous les arrangements à prendre avec les mères de mes enfants, mais c’était aussi beaucoup de boulot à l’organisme puisque c’était généralement un temps assez sensible pour mes jeunes. J’avais donc, d’un côté, à préparer le vol de Maxwell qui quittait sa mère depuis New York, le vingt-trois décembre, pour voler en solo jusqu’à l’aéroport de Brisbane, où papa – moi – irait le cueillir à son atterrissage. J’avais également toute la logistique et les horaires à respecter pour Lara, dont la maman habitait encore à Bowen avec son nouveau copain. Heureusement qu’avec elle, les relations étaient encore excellentes puisque nous étions restés de très proches amis même après notre rupture. D’un autre côté, j’avais tous mes autres jeunes qui se sentaient parfois un peu orphelins ou de trop, quand Noël arrivait. Leurs parents devaient parfois faire des sacrifices pour pouvoir leur offrir des cadeaux ou remplir la table à manger pendant les Fêtes. Parfois, le sacrifice, c’était de ne rien avoir de ça du tout. Je les accueillais comme ils venaient, à quelques jours de Noël, souvent la mine bien basse. Au moins, ils repartaient inévitablement avec le sourire ! Surtout qu’il y avait souvent quelques cadeaux qui les attendaient ici.

C’est donc avec une charge mentale assez énorme que j’avais ouvert la porte ce matin-là à une jeune femme qui s’était présentée à l’organisme. À cette heure, aucun jeune n’était dans les parages, les cours de danse se donnaient généralement le soir, et l’après-midi la place se donnait des airs de maison de jeune par moments. Mais le matin, rien, le calme plat. J’en profitais pour faire toute la paperasse administrative : les demandes de financement, les redditions de compte, les horaires, le budget, les paies … et les rencontres et rendez-vous ! « Bon matin, bienvenue ! » Je la laissai rentrer dans le hall d’entrée des locaux que je louais. Je lui tendis la main. « Moi c’est Concho, c’est à moi que vous avez parlé au téléphone. » Déclarais-je avec un sourire chaleureux. J’avais décelé un potentiel intérêt à s’impliquer à Head Ahead, alors évidemment je la recevais avec plaisir.

Nos échanges téléphoniques, à Valentina et moi, avaient été des plus succincts. C’était sans doute par ma faute. J’étais débordé au point d’enchaîner les tâches à un rythme expéditif. Et rappeler cette peut-être future employée ou bénévole, c’était ça, c’était une tâche. À la base, bien sûr. Maintenant qu’elle se trouvait devant moi, je ne la voyais plus ainsi, pas comme une case à cocher parmi d’autres d’ici la fin de la journée. Non, maintenant que nous étions là pour discuter, apprendre à nous connaître, lui parler de l’organisme et elle me parler de son expérience et de son intérêt, je la voyais comme une précieuse aide, une précieuse humaine. Ce n’est pas tout le monde qui avait envie de s’engager dans le communautaire. Des salaires médiocres voir pas de salaire du tout, des situations confrontantes où voyait énormément de misère, des revendications qui ne menaient nulle part face à un gouvernement-autruche. Bref. Le communautaire, ce n’était généralement pas bien sexy. Mais cette femme avait décidé de s’intéresser à Head Ahead et rien que pour ça, je lui devais beaucoup.

« Enchanté. » Répondis-je en lui serrant la main, mon sourire toujours scotché aux lèvres. « Venez, entrez, faites comme chez vous. Les jeunes le font sans problème en tout cas. » Admis-je en riant. Je me dirigeai à nouveau à mon bureau, l’invitant à me suivre. Je lui ferais visiter les différents locaux si, après notre premier échange officiel, elle se montrait encore intéressée. Pour l’instant, je m’assis sur ma chaise et elle, en face de moi. Mon bureau encombré de paperasse nous séparait. Je trouvais souvent que cela faisait trop formel, mais pour certaines rencontres individuelles avec des jeunes, ça prenait un certain cadre, un certain sérieux. « Est-ce que vous permettez qu’on se tutoie ? » Elle était sans doute plus jeune que moi, ça me mettait toujours mal à l’aise de garder une telle distance verbale. Ayant son accord, je continuai : « Alors dis-moi, y’a un truc, je suis curieux, mais ça me travaille depuis notre appel ! Tu me disais être arrivée récemment en ville … Comment t’as entendu parler de Head Ahead aussi rapidement ? » Demandais-je. Il y avait plein de gens nés à Bowen qui ne savaient même pas trop ce qui se trouvait entre ces murs, même s’ils passaient devant à tous les jours.

Il est vrai que je me sentais un peu idiot, là, dernière mon bureau, à me tenir droit comme si je menais un entretien d’embauche ou un truc du genre. Ce n’était rien de cela et d’ailleurs, si j’embauchais éventuellement Valentina, ce ne serait pas suite à une rencontre formelle, dirigée et trop sérieuse. Je fonctionnais rarement de cette manière-là. Certes, j’avais des comptes à rendre à mes bailleurs de fonds alors il me fallait une certaine procédure, mais tout de même assez de liberté pour ne jamais perdre les valeurs qui m’étaient chères. Ainsi, tant que la personne en face de moi partageait ces mêmes valeurs, la plupart du temps, c’était chose réglée. « Généralement les gens qui débarquent dans une nouvelle ville prennent le temps de s’installer chez eux, de découvrir les restaurants et les boutiques du coin, avant de se lancer dans le communautaire. » Je lui souris, avant de me rattraper : « Et je dis pas ça genre comme une reproche, hein, je suis ravi que tu choisisses de découvrir Head Ahead avant le Hendrix. » Voilà le moulin à paroles qui s’était enclenché. Et ce n’était pas fini. « C’est un bar. » Précisais-je, pour mettre fin à cette logorrhée. Valentina m’expliqua avoir vécu la galère au Mexique, ce qui la motivait à aider son prochain, ici. J’étais touché qu’elle ait également des expériences négatives, de mauvais souvenirs, qui la poussaient à vouloir tendre sa main aux autres. C’était également ce qui me motivait jour après jour. Le désir, le souhait, que mes jeunes ne vivent pas ce que j’avais vécu … ou au moins, qu’ils aient l’aide nécessaire pour affronter ce qui les attendait. « Ouais, c’est beaucoup de travail, et y’a malheureusement de plus en plus de jeunes qui viennent mais une capacité pas toujours suffisante … Du coup, si je pouvais ouvrir plus de plages horaires, ce serait … ce serait super aidant. » J’eus une légère grimace en me penchant légèrement vers l’avant, vers Valentina. « Mais tu sais, enfin, j’imagine que tu t’en doutes, mais … si jamais ça venait à fonctionner, tout ça, que ça te plaît, que t'as à offrir ce qu'on cherche ... ce sont pas les meilleures conditions en ville, ici. Au niveau du salaire possible, je veux dire. » D’autant plus qu’il n’y avait pas d’ouverture de poste à proprement parler, actuellement. Il faudrait que j’aille trouver un peu de financement pour inventer un salaire quelconque à Valentina. Mais elle serait d’une aide tellement précieuse.

« Ravi de l’apprendre ! » Je préférais généralement les gens qui suivaient leur propre chemin, sans s’inquiéter de suivre les traces des autres. Ça donnait des gens plus vrais. Pourtant, de mon côté, il m’arrivait de vouloir faire comme tout le monde, de vouloir me fondre à la masse, blend in. Ça ne fonctionnait pas, la plupart du temps. Comme si ma tête était préprogrammée à être tout le temps à côté de la plaque, tout le temps différent. J’étais un trentenaire qui vivait en colocation avec mon meilleur pote et une autre femme que nous venions de prendre comme nouvelle coloc’. Nous avions tous nos enfants dans ce joyeux bordel. Les miens provenaient de deux mères différentes. Ce n’était pas l’évolution classique d’un australien, ça. Valentina poursuivit son explication et elle me décocha un nouveau sourire. Elle savait exactement quoi me dire pour me convaincre, sans même avoir l’air d’en faire l’effort. Son authenticité crevait les yeux. « J’aime croire qu’il n’est jamais trop tard, mais c’est clair que s’ils peuvent avoir une main tendue vers eux dès cet âge-là, y’a moyen d’éviter bien des dégâts dans leur avenir, dans leur développement. » Acquiesçais-je en hochant lentement la tête pour appuyer mes propos, et ceux de Valentina. Elle était la candidate idéale pour un poste qui n’existait même pas. Ça me fendait le cœur mais il fallait que je sois honnête avec elle : si elle voulait réellement s’impliquer à Head Ahead, ce ne pourrait pas être pour l’argent. En tout cas, pas pour un salaire qui lui permettrait de vivre sans stress financier. La jeune femme me fit une proposition des plus inattendues. Je restai un peu surpris, la tête reculée, la bouche entrouverte. « Attends … t’es sérieuse ? » Je fronçai légèrement les sourcils. « Tu bosserais ici, for free, en échange de cours de danse contemporaine ? Alors que clairement tu dois te douter que si je débute, c’est que je suis pas encore super doué dans ce style ? » Je voulais juste être certain qu’on comprenne, elle et moi, exactement où on se situait dans cette entente de laquelle je ressortais clairement gagnant. Danser avec Valentina, ce serait un plaisir même pour moi. Surtout pour moi, en fait. Je gagnais de tous les côtés.

Je n’avais aucune idée de ce qui avait pu se produire dans la vie de Valentina. Et même si elle ouvrait un tout petit peu la porte, je me voyais bien mal m’élancer dans ce sujet de conversation-là, à notre toute première rencontre. On avait beau s’être parlé au téléphone, préalablement, cela ne faisait pas de nous de grands amis, des confidents. J’étais de nature très curieuse, c’était un vilain défaut, mais lorsqu’il était question du lourd passé d’une personne, je savais me remettre un filtre entre mes pensées et mes lèvres. Cela provenait sans doute du fait que j’avais moi-même des mémoires douloureuses associées à mon adolescence. Ce n’était clairement pas le moment de partager avec Valentina que ma mère monoparentale avait été alcoolique et maniacodépressive avant de s’enlever la vie pendant que j’étais à l’école. Pas le moment de lui avouer qu’ensuite, je m’étais retrouvé à la rue, notre maison ayant été reprise par la banque. Pas le moment de lui confirmer que si j’avais cet organisme aujourd’hui, ce n’était certainement pas dû à mon passage à une business school, puisque j’avais lâché l’école à seize ans pour partir bosser dans la construction. C’est le genre de conversation qu’on a plus tard, quand la complicité s’est installée, quand on n’est plus des étrangers l’un pour l’autre. Je respecterais aussi Valentina là-dedans, dans son passé qui lui donnait ses petites joues rouges. « Si j’avais pu te la tendre crois-moi je l’aurais fait. Mais … J’ai jamais mis les pieds au Mexique et j’crois que c’était peut-être pas une main d’enfant d’à peu près le même âge que toi dont t’avais besoin. » J’esquissai un sourire. En fait, j’ignorais l’âge de Valentina, on n’avait pas discuté de ça puisque ça n’avait aucunement rapport avec l’emploi. Mais elle ne me semblait pas avoir un si grand écart par rapport à moi. La proposition suivante de la danseuse me réjouissait. La contrepartie qu’elle me demandait était tout à fait juste, même, plus que juste. C’était déraisonnable … pour elle ! Elle semblait cependant convaincue de son choix, et moi enchanté. « Évidemment ! Depuis le temps que je rêve d’avoir une partenaire de danse … de mon âge ! » Je ris. « J’ai essayé avec quelques personnes mais le partenariat n’a jamais duré plus de quelques semaines … Je vais toucher du bois cette fois. » Dis-je en posant ma main sur mon vieux bureau de travail, un sourire aux lèvres. « Bon, bien … pour officialiser le tout … je te fais visiter ? » Proposais-je, enthousiaste.

Parader mon argent, mon succès, mon bonheur, ça n’avait jamais trop fait partie de mes turn-on dans cette vie. De toute façon, de l’argent, je n’en avais plus. Et du succès non plus – je n’en avais jamais eu. Le bonheur ? Je l’avais dans la présence de mes enfants, mais il manquait tout de même à ma vie, ce petit quelque chose que je recherchais depuis bien des années maintenant, sans jamais que ça s’accroche bien longtemps. L’amour. Je n’avais pas trop de chance dans ce domaine et souvent, mes relations se terminent avant même que la routine ne s’installe. C’était à se demander ce que je faisais de mal. Ce que je faisais de bien cependant, c’était d’aider les autres, enfin je pense, et c’est pourquoi je continuais, peu importe qui tendait la main. « Ouais, j’imagine. À un certain âge aussi j’aurais sûrement pris la tienne sans la lâcher. » J’esquissai un sourire. Mais à seize ans, c’est une adolescente répondant au nom de Lily-Anaëlle qui m’avait sorti du pétrin, de la rue, demandant à sa mère de m’ouvrir la porte de chez elle pour m’y accueillir. Heureusement que je les avais eus, les Hadley. Je leur devais là où j’étais aujourd’hui. Cette place qui faisait profiter tant de jeunes, et des moins jeunes, puisque Valentina et moi allions également danser entre les murs de miroirs des salles de danse. « Ça va le faire et on sera les premiers en ligne quand So You Think You Can Dance fera son grand retour. » Je ris, peu sérieux. Il n’en reste pas moins que j’avais toujours secrètement rêvé de faire une compétition de danse télévisée, mais seul, je n’en aurais jamais le courage. M’échappant de ces pensées contemplatives, je proposai à Valentina de faire le tour de Head Ahead. « Allons-y ! » Déclarais-je donc en posant mes deux mains sur mon bureau, avant de me lever. Je contournai le meuble pour sortir et conduire Valentina dans les différentes salles. Je lui montrai la cuisine, où les jeunes pouvaient se faire des collations puisque je gardais le frigo bien rempli. Danser avec l’estomac vide, c’était rarement une bonne idée, et souvent ces gosses n’avaient pas avalé quoi que ce soit depuis le matin. Je lui montrai ensuite les vestiaires, le petit salon relax, et finalement les trois salles de danse. On resta plantés en plein milieu de la troisième, qui se situait à l’étage. « Ça ne sert pas toujours de salle de danse, parfois y’a d’autres activités quand j’trouve des gens avec qui collaborer … Y’a déjà eu une artiste-peintre qui avait amené toiles, pinceaux, peinture, et qui avait donné un cours aux jeunes … N’importe quelle manière de s’exprimer est la bienvenue ici. » Expliquais-je à Valentina.