pushin' too far (woody)

J’avais la tête dans la vielle mécanique de la voiture de collection de mon père et les mains dans le cambouis depuis presqu’une heure et j’en avais ma claque d’entendre mon paternel contredire chacun de mes diagnostiques. Il rétorquait qu’il était celui qui m’avait appris mes premières notions de mécanique et que, par conséquent, cela lui allouait le droit à dire des âneries en pensant que j’allais les gober. Mon père oubliait seulement que l’élève avait dépassé le maitre et que j’étais, aujourd’hui, bien plus calé que lui. L’après-midi père/fils à rénover une vieille bagnole se changeait en un vrai clavaire où je devais justifié chacun de mes choix et demander l’aval à mon père, qui se trompait clairement de positionnement.
— Tu sais quoi, t’as qu’à te démerder tout seul ! m’emportai-je en jetant mes outils en plein sur le moteur.
J’étais colérique depuis l’enfance, cela n’avait pas changé depuis, et je détestais qu’on me contrarie. J’allais m’échappé quand j’aperçu soudain la silhouette de mon frère ainé qui venait de nous rejoindre dans le garage. Il ne manquait plus que ça…
La voix de mon père s’éleva, et me dit tourner la tête.
— Tu ne me parles pas sur ce ton, Elias ! Si c’est pour subir ta mauvaise humeur, je préfère m’en occuper tout seul.
De rage, je serrai les points.
— Bah t’as qu’à demander au fils prodige de t’aider plutôt, on est sûr qu’il fera tout bien lui !
Je balançai ça, puis m’éloignai en balançant le chiffon plein d’huile avec lequel je venais de m’essuyer les mains et shootait dans une caisse à outils avant de sortir du garage pour rejoindre la maison. Pour me calmer, je tentais de me servir un verre d’eau, en vain.

@woody rutkowski

Depuis que Léo était passé chez Woody, depuis que ce dernier avait été voir Charlie, après deux mois de silence à la suite de la fausse couche, il daignait enfin sortir de chez lui. Comme si la visite de Léo avait été le déclic, la claque sur la gueule dont il avait eu besoin – et quelle claque … Encore aujourd’hui Woody avait des frissons en repensant à la violence des gestes de Léo, même s’il ne voulait, au fond, que l’aider à remonter la pente. Puis, il y avait la lettre de Nevaeh, cette main tendue qui leur avait permis une sorte de réconciliation, même s’il y avait certainement encore quelques blessures à laisser guérir avant que tout ne redevienne comme avant. Au moins, c’était assez de pas vers l’avant pour que Woody ait accepté de venir passer la journée chez ses parents, sachant même qu’Elias y serait. C’était demander beaucoup à Woody de revoir en même temps, pour la première fois en trois mois, son père, sa mère et son frère. Mais il voulait tenir le coup, il voulait se convaincre lui-même que même après une énième chute, il était capable de se relever. En arrivant dans le garage où Elias aidait leur père à redonner une jeunesse à une voiture de collection, Woody regretta tout de suite sa décision. L’ouragan Elias faisait encore des siennes. L’aîné des Rutkowski le regarda passer à côté de lui, le suivant du regard, en silence, son verre d’eau citronnée à la main – maman Rutkowski savait comment recevoir ses enfants, même jusque dans le pichet d’eau. « T’sais que t’étais pareil quand on était gamins, p’pa. Quand t’arrivais pas au résultat qu’tu voulais, tu t’emportais, et gare à celui qui osait t’le reprocher. La pomme est pas tombée loin de l’arbre. » Et, dans le cas des Rutkowski, on pouvait parler de plusieurs pommes. Woody laissa son père maugréer dans son coin et retourna dans la maison, retrouvant Elias à la cuisine. Leur mère était dehors, dans son jardin. Elle les pensait sans doute tous au garage, entre hommes, harmonieux, riant, bière à la main. l-o-l. « Au moins y’en a encore un dans c’monde qui pense que je fais tout de bien. » Déclara-t-il simplement, pour faire comprendre à Elias que l’enfant prodige, il n’existait pas chez les Rutkowski. Ils étaient tous brisés, à leur manière.

Putain, j’arrivai pas à le croire, je me sentais comme pris en embuscade. Maman savait surement que Woody devait passé, à moins qu’il ait vraiment décidé de se pointer tout seul comme un grand, après avoir ignorer tout le monde des semaines durant. Je ne m’étais pas entendu à le voir aujourd’hui et je ne m’y étais absolument pas préparer. Je n’étais pas certain, cela dit, que cela aurait changer grand chose, mais je détestais être surpris de la sorte. J’avalai mon verre d’eau d’une traite, essayant tant bien que mal d’apaiser mes nerfs à vif, quand Woody me rejoignit dans la cuisine. Je lui lançai un regard de biais, et me resservi de l’eau, histoire d’occuper mes mains et de rassembler mes esprits. Je me retournai pour faire face à mon ainé et m’asseoir sur le bord de l’évier. Woody avait longtemps été un modèle pour moi, et même s’il déconnait, même s’il envoyait tout le monde chier, il restait mon grand-frère. Mais les choses étaient légèrement différente ces temps-ci.
— T’es sorti de ta grotte ? Faut faire une croix sur la cheminée ?

Bien sûr que cette journée était toute arrangée par maman Rutkowski. Bien sûr qu’elle avait orchestré tout ça pour réunir les trois hommes de la famille afin de réparer un peu les pots cassés. Ce n’était pas pour rien qu’elle était allée se barrer dans son jardin en laissant la vie faire son œuvre.- après en avoir trafiqué les circonstances. Elle était sûrement loin de s’imaginer qu’en moins de deux minutes tout son plan était déjà tombé en ruines, parce que ce n’était pas une bonne journée pour Elias, et que ce n’en était jamais une pour Woody depuis plusieurs années maintenant. En débarquant dans la cuisine, il n’eut l’honneur que d’un bref coup d’œil de la part de son jeune frère. Il soupira discrètement. Depuis l’annonce de sa maladie, il avait l’impression que son frère et lui s’étaient éloignés, que tout était sujet à dispute. Ce n’était peut-être qu’une coïncidence. Ou pas. Il est vrai que Woody avait énormément changé de caractère depuis que sa sclérose en plaques l’affectait, toujours de plus en plus. Alors il rejetait la faute sur lui, même si clairement, Elias avait également changé de comportement à son égard dernièrement. Son manque de délicatesse alors qu’il sortait d’un épisode dépressif en était la preuve. « T’inquiète, si t’es pour être comme ça, j’t’emmerderai pas longtemps et j’vais y retourner, dans ma grotte. » Lâcha-t-il en terminant son verre d’eau d’une traite, à son tour. « C’est quoi ton problème cette fois ? » Ajouta-t-il, sec.

Je n’étais pas très fin, ça je voulais bien l’admettre. Accueillir mon frère de la sorte alors qu’il avait fait le mort pendant des semaines n’était pas la meilleure idée que j’avais eu. À moins, bien sûr de vouloir qu’il se retranche encore plus. Mais comme à mon habitude, mes mots dépassaient ma pensée. Mon impulsivité était rarement ma meilleure amie. Je savais que mon frère ainé avait vécu quelque chose de difficile et qu’il avait eu besoin de se retrancher, de vivre cela à sa manière quitte à faire souffrir ceux qui l’aimait, nous et Charlie y comprit. Je savais qu’il n’avait pas faire cela dans ce but précis, que c’était plutôt sa manière de se protéger, mais cela me mettait en colère, et cela non plus je ne parvenais à le maitriser.
J’inspirai longuement.
— Pourquoi tu pars du principe que j’ai un problème ?

C’était peut-être con à penser mais parfois Woody préférait quand même l’attitude d’Elias à celle d’autres personnes qui le prenaient pour un enfant de cinq ans, à avoir besoin d’encouragements pour s’ouvrir au monde. Il n’avait pas besoin d’une tape sur l’épaule ou de félicitations, juste pour avoir réussi à sortir de chez lui. C’était certes un sacré accomplissement dans sa condition, mais il ne fallait surtout pas le lui souligner, au risque de le voir se refermer d’un seul coup. Cependant, il fallait aussi admettre que là, son petit frère en faisait un peu trop, dans l’irritation. Il aurait préféré son air bête et son silence plutôt que ses remarques cinglantes. « Parce que si t’as pas de problème et que t’agis quand même comme le trou de cul que t’es actuellement, j’ose pas imaginer ce que c’est quand t’en as un, problème. » Répliqua le trentenaire. Il n’avait plus vraiment envie d’être ici, Woody – en fait, ce désir-là ne l’avait jamais habité. Sauf que cela ferait bien trop de peine à leur mère qu’il s’en aille sans même rester pour le lunch qu’elle avait probablement préparé avec beaucoup trop d’amour. Elle en débordait alors que le reste de la famille avait du mal à laisser leur cœur s’exprimer. Pourtant ils avaient tous grandi dans son ventre, aucun doute là-dessus, mais ils retenaient plutôt de leur père pour ce qui est de la gestion des émotions.

Montrer ses émotions, et encore plus les exprimer, ce n’était pas vraiment le fort des hommes Rutkowski. On laissait courir le cliché jusqu’au bout par chez nous. Bien énervé suite aux réflexions répétées de mon père, je n’étais pas vraiment d’humeur à affronter Woody. Notre mère espérait nous faire briser la glace, à nous réunissant sans nous le dire, mais elle sous-estimait fortement notre capacité à tout foutre en l’air. Mon frère ainé et moi étions différents sur quelques points, mais sur celui-ci, nous étions définitivement fait dans le même moule. Je serre les poings pour ne pas partir au quart de tour, je manque de me faire mal à la mâchoire tellement je suis crispé.
— C’est moi le trou du cul ? je réplique en le toisant.
Je fais appel à toutes mes forces enfouis pour ne pas m’engager dans une conversation plus houleuse, mais c’était plus fort que moi.
— C’est vrai que c’est plus facile de faire le mort…
—

Ça avait souvent été Woody, le trou de cul, ça c’est bien clair. Autant quand il allait bien que lorsqu’il était au plus bas, d’ailleurs. S’il était au sommet alors il se prenait pour le nombril du monde et plus rien ni personne d’autre n’importait, ce qui n’était pas un modèle exemplaire. Et s’il était dans les bas-fond de son existence, alors il se coupait du monde et ignorait chaque personne essayant d’entrer dans sa noirceur, ce qui manquait largement de respect aussi. Alors oui, Elias avait raison de lui en vouloir d’être un être aussi exécrable, mais pour le coup il n’agissait pas bien mieux que lui aujourd’hui. « Si ça t’arrange j’peux arrêter de le faire et juste l’être, mort. Comme ça tout le monde sera content et tu pourras être sur le dos de quelqu’un d’autre à la place. Moi j’serais plus tranquille, en tout cas. » Lâcha-t-il toute d’une traite. Si ses parents l’entendaient ils auraient le cœur brisé et pourtant ils devaient bien se douter que leur fils aîné n’en menait pas large face à la vie. Que le combat était sans doute perdu d’avance et qu’il voulait juste lâcher prise. Sauf que de le soupçonner versus l’entendre, il y avait une sacrée différence et Woody s’en voulut tout de suite d’avoir lâché ces mots, même s’ils n’étaient qu’envers Elias.

J’étais en colère, je pouvais presque sentir le goût de ma rage dans ma bouche, et cette colère, je le savais était le résultat de la peine immense que j’avais pour mon frère. Mais comme tous les hommes de la famille Rutkowski, j’étais une vraie brêle pour savoir l’exprimer justement. La colère c’était facile, la colère je la connaissais, je vivais avec, depuis toujours. La colère était une vieille ami, un petit démon qui dormait sur mon épaule et qui prenait un malin plaisir à se réveiller dans les pires moments.
— Putain, c’que t’es con ! je lâche entre mes dents.
Il m’a shooté en plein coeur, ça fait un mal de chien. L’idée qu’il puisse mourir me donne la gerbe, et cette nausée, je l’ai depuis le jour où il m’a appris sa maladie. Ca me terrifie et la plupart du temps, je refuse de le voir. Je fais comme si ça n’existait pas. C’est plus facile, moins douloureux…malheureusement, la douleur me rattrape toujours. Je serrai les points, mon barrage émotionnel n’étant pas loin de céder.
— Ca te plait de croire qu’on en a rien à foutre de toi ? je lâche d’une voix tremblante que je n’arrive pas à maitriser. Tu te persuades de ça, quand t’es tout seul dans ta grotte ? Putain…
J’avais envie de crier, de hurler, mais ma gorge se noue et refuse de coopérer. Mes ongles s’enfoncent dans la chair de mes paumes. J’ai besoin de focaliser mon attention sur autre chose que la douleur que je ressens dans mon ventre.

Woody s’ennuyait du temps où il ne ressentait que de la colère. À cette époque-là il était le feu il était le vent il était les tremblements de terre dans cette ville. Il canalisait sa colère dans tout ou alors il la laissait rugir, peu importe, au moins ça le faisait sentir vivant. Maintenant Woody n’était plus que tristesse, et rarement sa rage mal contenue refaisait surface. Même pour haïr même pour crier il n’avait plus la force. C’était Elias maintenant qui portait le feu des Rutkowski. Et il lui en voulait sans doute un peu, pour ça aussi. « La grande nouvelle … » Lâcha Woody d’une faible voix alors que son frère le traitait de con. C’est ce qu’il s’entêtait à donner comme image, d’ailleurs. Enfin, il faut dire, ça lui venait plutôt facilement et ce depuis qu’il était gamin. C’était plus facile comme ça. Moins de sentiments à gérer. « Y’a pas besoin de beaucoup de persuasion quand c’est à propos de toi, Elias. Tu te vois aller avec moi depuis plusieurs années ? J’sais que tu ne penses pas grand-chose de bon de moi, et j’t’en veux pas, je comprends. Mais après ne vient pas me le reprocher quand c’est toi qui ne rates pas une occasion de t’emporter quand j’suis là. » Les rares fois durant lesquelles Woody faisait l’effort de voir la famille et de participer activement aux conversations, ça partait toujours en couilles, depuis un moment. Pas pour rien que leur mère tentait par tous les moyens de rabibocher tout ce beau monde. Woody n’avait pas encore capté que le changement de comportement de son frère correspondait avec l’annonce de sa maladie. Il ne pensait pas que ce serait le genre de réaction qu’aurait Elias.

J’avais toujours été colérique, même enfant. Mes parents s’étaient arraché les cheveux un nombre incalculable de fois avec moi, mais cette colère s’était nourri davantage lorsque j’étais devenu adulte et que mon frère ainé m’avait annoncé sa maladie. Toutes ces années, j’avais préféré ignorer les faits, ignorer ce qui me faisait mal et qui me donnait envie de brûler la Terre entière. Je n’avais jamais supporté l’injustice de la situation et à chaque fois que Woody et moi nous retrouvions seuls, cette colère resurgissait. C’était ma manière d’évacuer, et elle n’était pas juste pour mon frère, mais c’était plus fort que moi. Une boule douloureuse grossit dans ma gorge, mes dents se serre à mesures que Woody formule son reproche. Ca me donne envie de dégoupiller. Je pourrai exploser, littéralement, et tout envoyer balader, mais je me retiens. Je ronge mon frein. Je le laisse finir. Des larmes chaudes et acides me piquent les yeux. Ca me fait mal d’entendre ses mots, sans doute parce qu’il a raison, et que je m’en veux pour ce que je lui fais subir à chaque fois qu’on se voit.
— Tu veux que je te dise quoi Woody ? je rugis d’un seul coup. Hein ? Que j’ai mal au bide à chaque fois qu’on se voit ? C’est ça que tu veux entendre ?
Je marque une pause, fait les cent pas comme un lion en cage.
— Tu crois que j’en ai rien à foutre, que je te rentre dedans parce que je suis un petit con qui se fiche de tout ? Alors que tu fais absolument tout pour qu’on te déteste depuis des année ?
Je serre les poing, sentant la chaleur dans ma gorge devenir brûlante, presque insoutenable.
— Crois-moi Woody, j’essaye…j’essaye fort, putain ! Parce que ça serait tellement plus simple…Mais t’es mon frère…
Je marque une pause, febrile.
— …et a fait dix ans que je vis avec la trouille de te perdre.

Elias et Woody en avaient fait arracher à leurs parents, c’est indéniable. Ils étaient le feu. Heureusement que Nevaeh et Avery avaient été un tout petit peu plus calme, du moins pendant l’enfance, afin de donner un répit aux parents Rutkowski. Clairement, ils ne s’en seraient jamais sortis autrement. Après tout, encore aujourd’hui, les deux fils étaient ceux qui donnaient le plus de fil à retordre à la famille. Surtout lorsqu’ils étaient ensemble. Ça finissait toujours par exploser. Woody n’avait jamais trop compris pourquoi, d’ailleurs, durant leur enfance c’était plutôt eux contre le monde, et désormais ils se battaient constamment l’un contre l’autre. Les larmes semblaient monter aux yeux d’Elias alors que son aîné lui crachait que son petit frère ne le portait pas bien haut dans son estime et qu’il ne manquait jamais une occasion de lui rentrer dedans. Le trentenaire fronça les sourcils en l’écoutant répondre. « Mais pourquoi ? Pourquoi ? » S’emportait également Woody, parce que plus ils approchaient de la vérité, moins ça avait de sens. Elias faisait les cent pas dans la cuisine, il étourdissait son frère. Puis, toutes les raisons de ce volcan des dernières années, toutes les justifications de leurs querelles ridicules, elles sortirent en une seule phrase : ça faisait dix ans qu’Elias vivait avec la trouille de le perdre. Tous les muscles du corps de Woody semblèrent se relâcher, ses épaules s’affaissèrent, un court soupir de tristesse s’échappa de ses lèvres. Il eut besoin de s’accrocher au comptoir pour garder l’équilibre. Il fixait son frère la bouche entrouverte. « T’es un vrai emmerdeur avec moi parce que t’as peur de me perdre ? » Il détourna le regard en prenant place sur l’un des tabourets du comptoir de la cuisine. « Fuck, Elias. J’m’en vais malheureusement nulle part. » Enfin … jusqu’à ce que le poids de son propre être devienne trop lourd pour lui, jusqu’à ce que son corps ne daigne plus se relever, jusqu’à ce que sa vie ne lui semble plus vraiment une vie.

Je me sens étourdi. Une sensation étrange m’envahie, comme un mal de mer que je n’arrive pas à contrôler. Je suis partagé entre l’envie de ravaler mes mots, et le soulagement des les avoir dis, enfin. Ces mots que je garde coincé dans le fond de ma gorge. Woody me montre de l’incompréhension, et je ne peux pas le blâmer pour ça. J’ai oeuvré, toute ses années pour couvrir mon coeur meurtri de petit frère, pour effacer ma peine, pour l’enrober d’un lourde couche de plomb afin qu’elle ne se remarque pas. Aujourd’hui pourtant, je ne parviens plus à tenir. Il faut que ça sorte. Mon grand frère s’en trouve abasourdi au point de devoir s’asseoir. Je le regard et essuie mon visage d’un revers de main, agacé que les larmes viennent se joindre à notre échange. Je me fiche bien, en général, de montrer mes émotions, en particulier lorsqu’elles sont sincères, sauf qu’ici, j’aurais aimé pouvoir déballer mon sac jusqu’au bout sans être embêter par des trémolos. Je soupire malgré tout.
— Parce que t’es peur sont rationnelles à toi ? je réplique.
Je n’ai pas envie d’être agressif, et d’ailleurs, mon ton ne l’est plus tellement. C’est un simple constat. Non, mon frère ne va nulle part, je le sais…et pourtant, je ne peux m’empêcher d’avoir cette peur, et cette foutue colère depuis des années en moi. C’est comme ça. Je marque un silence, pas vraiment long, s’il faut être objectif, mais il m’apparait comme une éternité.
— Tu me manques…
En disant ces mots, j’ai le sentiment d’être un petit garçon, et de réveiller un sentiment de vulnérabilité. Je n’aime pas ça. Pourtant, je sais qu’il n’y a rien que je ne puisse dire à mon frère, et ça fait trop longtemps que je me l’interdit.

Ses peurs à lui, il avait effectivement l’impression qu’elles étaient rationnelles. C’était bien là le problème pour Woody qui était borné, convaincu que plus tard il serait un si lourd fardeau pour tout le monde qu’il était préférable de tout de suite s’effacer. C’est pourquoi il répondit à Elias : « Non seulement elles sont rationnelles mais elles sont inévitables. » Et probablement que la peur de son frère l’était aussi, inévitable, au fond. Woody n’en parlait jamais à personne, sans doute parce qu’il n’avait pas encore assez cheminé dans cette réflexion, mais il songeait souvent à l’idée de décider de mettre fin à ses jours lorsque la maladie emporterait trop de morceaux de lui. Elias le perdrait, bien plus tôt qu’anticipé. Woody le savait au fond de lui mais était incapable de l’articuler. Et maintenant qu’il savait que cette peur-là était à la source d’une grande partie de la colère de son petit frère, le trentenaire n’était pas pressé d’évoquer cette possibilité. Il ne voulait pas qu’on tente de l’en dissuader. Il ne voulait pas qu’on essaie de le convaincre du contraire. C’est pourquoi il laissait ça germer au fond de son cœur. Il espérait que d’ici à ce moment-là, il pourrait profiter des bons côtés d’Elias, maintenant que la vérité était sortie entre eux. « Tu me manques aussi, Eli. On était tellement coincés dans ce pattern violent … j’nous reconnaissais plus. Si j’avais su plus tôt ce qui te tracassait … » En aurait-il davantage parlé ? Woody n’était pas du genre à s’ouvrir, à parler d’émotions, pas si ce n’était pas nécessaire. Mais pour retrouver une belle relation avec son frère, alors oui, c’aurait été nécessaire. « … Je suis désolé de pas avoir vu que ma condition t’affectait autant que ça. » Lâcha-t-il en joignant ses mains sur le comptoir de la cuisine.

La réponse de Woody me fait serrer les dents. Je me sens con, putain. Mon frère a cette fatalité dans la voix qui me glace le sang. Ca réveille mes peurs encore plus, ça vient me chercher au point qu’une boule d’angoisse se loge dans mon estomac. Je tâche de ne rien laisser transparaitre, mes poings se serrent malgré tout. Puis, Woody fait le premier pas. Je lui manque, notre relation de frère lui manque. Elle me manque à moi aussi. Je me déteste souvent d’agir et de parler à mon ainé comme je le fais, mais c’est souvent plus fort que moi. Je ne maitrise rien, la colère m’envahit et il faut que je l’expulse hors de moi. Woody est calme, beaucoup trop calme…comment fait-il ? Définitivement, je ne connais pas son secret, sans quoi j’en userais sans la moindre parcimonie.
— Tu me manques aussi, Woody…et tu pouvais pas deviner. Et puis, je crois que je ne le comprenais pas moi-même…j’étais en colère tout le temps, sans savoir pourquoi exactement.
Je soupire lourdement puis passe un main dans mes cheveux.
— Et puis je serai un putain d’égoïste si je te disais que ta condition m’affecte, moi…c’est toi qui la subie, moi, je devrais être celui qui te soutien…