#122 Cousinade nocturne.

Il se laissa retomber dans son fauteuil avec un petit sourire sur le visage, un sourire doux, d’homme content. Il n’était pas forcément satisfait mais il était content. Il venait de finir la correction du chapitre trois d’un de ses nombreux projets d’écriture. Et avec cela, il était seulement dix-sept heures ! La journée pouvait même continuer. C’est pour cela qu’Adrien avait enfilé ses chaussures, des baskets de ville toutes basiques, qu’il avait passé une veste qui passait par là et qu’il s’était rendu chez les Kennington. L’avantage d’être professeur – et aussi l’inconvénient – c’est que les horaires variaient et laissaient du temps. Aujourd’hui il avait commencé à dix heures et il avait terminé à seize heures. Beaucoup enviaient ces emplois du temps et considéraient ce métier comme plutôt tranquille d’ailleurs. Mais ça, c’est pour les mauvais professeurs. En vérité, un professeur ; un professeur qui veut vraiment être professeur, il refait tout le temps ses cours, fait des recherches. Et corrige les copies évidemment. Une sacrée partie, ça. C’est d’ailleurs ce qu’il avait un peu fui en allant chez sa cousine et son meilleur ami. Adrien avait un paquet sur les bras, il aurait pu le commencer, mais il ne se sentait pas dans un état d’esprit approprié pour… Disons que l’idée d’aller voir Emily et Casey lui ayant traversée l’esprit, le reste ne le motivait plus trop.
Le jeune Australien gara sa voiture à quelques mètres de la rue du jeune couple – bien en difficulté malheureusement, et dire que c’était en partie de sa faute comme il les avait présentés l’un à l’autre – et marcha jusqu’à leur porte. Il espérait que Casey serait là. Non pas parce qu’il ne voulait pas voir Emily seul, bien au contraire il adorait sa cousine. Mais c’est que si Casey n’était pas là, ça voulait dire qu’il aurait encore laissé Emily toute seule. Sa pauvre cousine devait bien regretter qu’Adrien les ait présentés l’un à l’autre.

Assise sur le canapé du salon à fixer un point inexistant, la jeune Emily attendait patiemment que le temps passe. Elle détestait les jours de congé. Elle détestait être seule chez elle à ruminer, encore et encore. Travailler lui permettait de voir du monde, de s'occuper l'esprit, de penser à autre chose qu'à sa vie lamentable et à son mariage raté. Un soupir lui échappa. Allait-elle réellement passer le reste de la journée à broyer du noir, avachie dans ce vieux divan dépareillé ? Oui, probablement. Casey n'était pas là. Cela arrivait tellement souvent qu'elle pensait sérieusement à mettre une croix sur le calendrier à chaque fois qu'il passerait une soirée entière en sa compagnie. Au final, être mariée à Monsieur Kennington s'apparentait beaucoup à vivre seule. Le mal être constant, l'atmosphère étouffante et les soirées passées à pleurer en plus. Toc, toc, toc. La jeune fille se redressa sous le coup de la surprise. Une visite à cette heure-ci ? Étrange. Elle n'attendait personne. À moins que ce ne soit Casey ? Il avait peut-être oublié ses clés et... Non. Ce n'était pas Casey. Comment faisait-elle pour rester incroyablement naïve après toutes ces années ? Elle continuait toujours à espérer que les choses s'arrangeraient. Que son mari redeviendrait son Casey, le Casey qu'elle avait connu, celui dont elle était tombée éperdument amoureuse. Soupirant à nouveau, elle se leva sans attendre et traîna des pieds jusqu'à la porte, qu'elle ouvrit sans grande conviction. « Adrien ? », s'exclama-t-elle en tombant nez-à-nez avec son cousin préféré. Sans trop savoir pourquoi, elle se jeta à son cou pour le serrer dans ses bras. Sa manière à elle de le saluer. Elle avait besoin de réconfort et même s'il lui arrivait parfois de lui en vouloir (après tout, c'était à cause de lui si elle avait rencontré Casey), sa rancœur s'envolait dès qu'il se trouvait en face d'elle. « Entre ! », dit-elle finalement après lui avoir rendu sa liberté. Elle le laissa pénétrer dans leur modeste appartement, refermant la porte derrière eux. Elle l'invita à s'asseoir au salon et lui adressa un petit sourire. Il venait de mettre un terme à cette solitude insupportable sans même s'en rendre compte. « Alors, qu'est-ce que tu fais là ? Visite surprise ? » Elle essayait de paraître aussi enjouée que possible, mais le cœur n'y était pas vraiment. Elle avait voulu préciser que son mari n'était pas là, mais à quoi bon ? Il le constaterait par lui-même. L'appartement était plongé dans un silence quasi religieux - et le silence n'était pas de mise quand Casey était dans les parages. Elle avait renoncé à se plaindre depuis bien longtemps, persuadée qu'Adrien défendrait son meilleur ami coûte que coûte. Ce qui n'était pas totalement faux, d'ailleurs. C'était un allié de choix, dommage qu'il n'ait pas choisi le bon camp.

Il se retrouva avec des bras autour du cou. Si rapidement qu’il ne savait même pas comment c’était arrivé. Adrien savait sa cousine affective, mais aussi promptement, il ne pouvait s’empêcher de trouver cela suspect. Quelque chose avait dû se passer, encore… Ou Casey n’était pas là. Encore. L’Australien serra sa cousine contre lui et lui frotta doucement le dos jusqu’à ce que la jeune femme se séparât de lui. À peine rentré dans l’appartement, il sut que son ami n’était pas là. Le lieu était trop calme, trop silencieux, pour que le jeune homme y fût et le petit sourire que lui adressa Emily ne faisait que confirmer cela, alors même qu’elle faisait tout pour être naturelle, il le savait. Si Casey avait été là, la serveuse lui aurait adressé un sourire plus grand. Ou différent. Mais dans ses yeux, il n’aurait pas vu cette lassitude qui traînait dans les iris, bien que son regard semblait un peu animé, peut-être par sa venue.

La triste Kennington avait semble-t-il essayé d’être enjouée dans sa phrase mais on sentait qu’elle n’y parvenait pas. En quelques coups d’œil discrets, Adrien vit que l’appartement n’avait pas dû être beaucoup animé ce soir. La brune avait dû passer sa soirée sur le canapé, il y avait encore la marque. Le professeur la tirait sûrement d’un éternel marasme, sempiternellement recommencé chaque soir. Chaque absence de monsieur Kennington. Une habitude, maintenant.

Le jeune Schofield la regarda et lui fit un sourire. Il voulait lui donner un sourire franc, grand, sincère. Un sourire de joie. Pour lui passer un peu d’engouement. Mais le chemin risquait d’être long jusque son cœur.

« Et bien, j’avais fini ma journée et ça ne m’intéressait pas trop de corriger des copies alors je me suis dit… Tiens, si j’allais voir ma cousine ! Et me voilà ! »

Si j’allais voir… Les Kennington ? Emily et Casey ? Il avait eu du mal. Il avait joué la prudence en ne mentionnant que leur lien familial à tous les deux, parce qu’autre chose risquait d’attrister plus si possible la jeune femme.
Il ne pouvait décemment pas lui demander si Casey était là. C’était stupide. Tous deux savaient parfaitement que non. Si Adrien osait poser cette question, il remuerait le couteau dans la plaie.

« Tu sais quoi ? J’ai appris un truc la dernière fois, c’est assez effrayant ! Il fallait que j’en parle à ma cousine préférée, tu t’imagines bien. Tu te souviens de Raoul ? Le type canon qui avait cassé tous tes fantasmes quand il s’était présenté, tu sais ? D’ailleurs rien qu’en repensant à ta tête ça me fait rire ! Bref. On avait dormi tous ensemble un soir, pour mon anniversaire. Il y avait donc toi, ma jumelle, notre autre cousin, Raoul, Scott, Ormane, Max qui piquait des crises pour un rien comme pour son lacet défait, du coup Ormane et toi l’appeliez « baby » tu sais ? Bref. Et bien Raoul, tu te souviens quand il a couru dans tout l’appartement derrière Scott en hurlant comme un dingue ? On s’était toujours demandé ce qu’il s’était passé cette nuit-là mais on n’avait jamais fait de recherches ! Et bien là, j’écris un truc et au hasard je suis tombé sur les terreurs nocturnes. Et c’est ça ! C’est ça que Raoul avait fait ! Une terreur nocturne ! J’ai appris que chez les enfants jusque six ans c’était normal, ils faisaient ça les trois premières heures de sommeil généralement, ils dorment, font ça en dormant et le lendemain ignorent ce qu’il s’est passé. Mais Raoul, bon, il avait dix-sept ans quand même… C’est censé disparaître à la puberté. Du coup j’ai lu des expériences et certaines personnes dévalent des escaliers, se blessent en dormant, jettent des tiroirs… Je crois qu’on a eu de la chance qu’il n’ait fait que poursuivre Scott au final. Pauvre Scott qui était sorti par la fenêtre et Max qui demandait où il était passé, l’idiot. Enfin voilà… C’est un bout d’explication de cette vieille histoire ! »

Il souriait et riait, avait raconté cette histoire dans le but de distraire sa cousine mais il doutait que ce fût suffisant. Par ailleurs, il voyait encore une ombre sur le visage de la jeune fille.

« Casey t’a encore laissée toute seule sans rien te dire, n’est-ce pas ? » dit-il après un temps.

Il passa un bras autour des épaules de sa cousine et la serra contre lui. Parfois il se disait que cette situation était vraiment anormale. C’était lui à la limite qui aurait dû se retrouver à leur place. Il avait vingt-cinq ans et pas de petite amie ni même personne qu’il aimât. Et à l’inverse, Emily et Casey, la vingtaine débutante, se retrouveraient déjà mariés, déjà en pleine crise. Et ils étaient loin de la « crise de la quarantaine ». Qu’est-ce qu’il avait pu se passer pour que les choses se dégradent à ce point ? Cela échappait à Adrien. Il savait bien que Casey depuis l’université avait beaucoup évolué comparé au collège et même depuis le lycée. Il savait que le Kennington découvrait les joies de la jeunesse et profitait autant qu’il le pouvait, expérimentait tout ce qui passait sur son chemin. Comme une revanche à ses années passées dans l’ombre. À son auto-exclusion. C’est pour ça que le professeur ne pouvait s’empêcher de le soutenir. Parce que… Parce que Casey avait le droit de connaître tout ça après toutes ses horribles années de collège ! Il avait droit de découvrir le monde et d’en profiter. Mais pas au détriment de sa femme. Ni même de ses études, qu’il bousillait complètement alors que le droit avait toujours été son rêve et qu’il avait d’énormes capacités. Cela crevait le cœur à Adrien de voir son ami laisser s’émietter sa vie de la sorte. Il profitait mais mal. Il n’avait eu que des limites toute sa vie. Maintenant, il les brisait toutes en un coup. C’était trop. Et cela, en plus d’avoir un impact sur lui-même, touchait de plein fouet la vie de la pauvre Emily Kennington qui n’avait rien demandé d’autre que d’être heureuse. Même si le mariage se faisait autant pour le meilleur que pour le pire, l’amour n’était pas fait pour enlever le goût de vivre. Mais c’est ce que Casey faisait. Et Adrien ne pouvait se résoudre à l’en blâmer suffisamment. Il était pieds et poings liés à son ami de toujours. Quand le sang qui battait contre sa poitrine lui rappelait qu’Emily lui était tout aussi attachée.

La jeune fille lui offrit un sourire maladroit, consciente qu'il mentait. Il n'était pas venu pour la voir elle. Il était venu pour voir Casey. Ou, au mieux, pour les voir tous les deux. Mais il avait eu la délicatesse de ne pas mentionner le nom de son mari et c'était une attention louable. Puis il se lança sans crier gare dans un monologue interminable qui pouvait paraître assez farfelu d'un point de vue extérieur. Mais pas pour Emily, qui comprenait chacune des références auxquelles Adrien faisait allusion. Esquissant un sourire un peu plus franc en repensant à ce fameux Raoul (dont le prénom était nettement moins séduisant que son physique plus qu'avantageux) et tous les autres, la jeune fille fut submergée par une vague de nostalgie. Elle regrettait parfois le temps où elle les voyait régulièrement. Leurs délires complètement loufoques. Leurs fous rires à répétition. Les heures passées à refaire le monde. Les jeux. Les sourires. Les câlins groupés. Les chansons de Max. Les phrases insensées de Scott, la gentillesse hors norme d'Ormane... Ils formaient une sacrée bande. Elle écouta le récit de son cousin avec intérêt, fronçant les sourcils de temps à autre, riant quelques fois. Ce Raoul n'était décidément pas un bon parti.

« Oh. J'ai bien fait de ne pas sortir avec lui, au final », dit-elle en grimaçant un peu. « Tu imagines s'il s'était mis à me poursuivre au beau milieu de la nuit en hurlant comme un taré ? Eww. »

À une époque, Raoul lui plaisait. Beaucoup. Elle en pinçait secrètement pour lui, en réalité. Mais au fil du temps, elle avait appris à le connaître un peu mieux et elle s'était rendue compte que ce qu'il y avait derrière cette plastique de rêve n'était pas si intéressant... C'était un gentil garçon, oui. Un brin charmeur, légèrement égocentrique, carrément énervant malgré son rire adorable, son sourire à tomber et son assurance légendaire. Pas le genre de personne avec qui elle se voyait finir sa vie, en somme. Elle avait préféré refuser ses avances et Adrien lui avait présenté Casey, son seul et unique petit-ami, peu de temps après.

Malgré tous leurs efforts, un court silence s'installa. Le temps qu'Adrien trouve le courage de lui poser la question fatidique, celle qui lui enlèverait son sourire aussi douloureusement qu'on arrache un pansement, celle qui la plongerait à nouveau dans une tristesse indéfinissable. Pour toute réponse, un simple hochement de tête. Elle n'avait pas le courage de se lancer dans de grands discours. Et puis, de toute façon, cela se serait avéré parfaitement inutile. À quoi bon parler de la situation ? Il n'y avait rien à dire. Son mari la délaissait, elle était malheureuse, fin de l'histoire. Le jeune homme passa un bras autour d'elle et Emily se laissa aller, posant sa tête contre l'épaule de son cousin. Elle était tellement pathétique qu'elle avait envie de pleurer.

« Adrien... Est-ce que Casey me trompe ? », demanda-t-elle d'une voix mal assurée.

Question franche, courte, sans artifices. Mais elle se torturait depuis bien longtemps et il fallait qu’il sache. Bien sûr, elle savait qu’Adrien ne lui dirait probablement pas la vérité. Casey était son meilleur ami, après tout, son rôle était donc de le couvrir dans l’éventualité que sa femme pose des questions de ce genre. Mais il était aussi son cousin et Emily nourrissait l’espoir qu’il ne puisse pas rester insensible à son désarroi. Elle planta son regard accablé dans celui du jeune homme, espérant l’amadouer suffisamment pour qu’il consente à lui répondre avec honnêteté. Elle était persuadée que son époux voyait quelqu’un d’autre. Pourquoi ? Parce que c’était la seule excuse valable qu’elle avait trouvé. La seule chose capable de justifier ses absences, son manque d’intérêt, le fait qu’il lui montre jour après jour que leur mariage ne représentait rien pour lui… Qu'elle ne représentait plus rien pour lui. Elle préférait se dire qu’il voyait quelqu’un d'autre plutôt qu’il délaissait leur foyer parce qu’il ne la supportait plus.

Adrien était vraiment triste de voir ô combien la situation entre deux des personnes les plus importantes dans sa vie s'étaient dégradées. Et plus il allait voir les Kennington, moins ça allait. C'était un naufrage sans fond. Il avait été à l'origine de leur rencontre. Il voulait pouvoir les sauver mais n'était pas bien sûr d'y parvenir. Certes, le jeune professeur avait connu très peu de disputes dans sa vie voire pas du tout, étant d'un naturel très sociable. Il respectait tout le monde à la même hauteur et accordait du crédit à chacun. Mais il n'avait jamais vraiment eu « d'histoire d'amour ». C'était quelque chose qu'il ne connaissait pas. Et pourtant, il avait vingt-cinq ans. Peut-être devait-il s'inquiéter. Peut-être n'était-il pas normal. Mais avoir une petite amie, ce n'était pas du tout son but. Il ne « cherchait » pas de copine. Et trouvait complètement débile de vouloir à tout prix une petite-amie : si quelqu'un recherche ça, ce n'est donc pas du tout sincère. C'est pour combler un vide, pour se pavaner, pour dire "Hey ! Je suis en couple !" Mais ce « couple », c'était quoi justement ? Ça semblait être un échec total si on considérait la situation d'Emily et Casey. Non vraiment, être célibataire ne lui posait pas de problème. Il ne désirait pas former un couple. Le simple fait de désirer cela est une absurdité totale où la sincérité n'est inscrite nulle part. Peut-être aimera-t-il quelqu'un un jour. En ce cas, il ne l'aura pas voulu. Pour l'heure, il est célibataire et n'y pense même pas. Emily en rêvait peut-être.

Il avait voulu distraire l'esprit de la jeune fille et même s'il avait cassé l'ambiance après coup en parlant de Casey, pour l'heure, la réminiscence semblait une bonne idée : Lee retrouvait le sourire. Et Adrien lui-même était très amusé par ces souvenirs. C'étaient vraiment de très bonnes années -et ce Raoul était inoubliable.

« Tu as vraiment bien fait... J'apprécie fortement de retrouver ma cousine préférée vivante au réveil ! Et puis tous les regards choqués que tu aurais reçus dès qu'il se serait présenté... Grand sourire, beau brun. "Bonjour, je vous présente mon copain." "Salut, moi c'est Raoul." Définitivement... C'était le bon choix ! »

Ils avaient beau avoir ri avec ces souvenirs, le silence reprit le dessus. Adrien l'avait brisé avec la question la plus idiote au monde. Et Emily venait de lui poser la plus inattendue qui soit. Le guitariste se retourna vers sa cousine. Il la regarda dans les yeux, comme cherchant où avait pu germer cette idée dans son cerveau. Oui. Bien sûr. À force de le voir partir, elle devait se dire que... C'était évident, après tout. Oh, Milie. Elle devait être terriblement mal pour arriver à ce genre de pensées. Mais ce n'était pas la découverte du jour ça n'est-ce pas ?
Adrien Schofield observa la jeune Kennington. Son regard était triste. Triste et fatigué et las. Mais presque espérant ? Comme si elle attendait qu'il lui dise « Oui, il te trompe. » Comme si c'était ce qu'elle voulait. Pour avoir une raison à ses absences ? Mais peut-être Adrien exagérait en interprétant ses yeux accablés tournés vers lui. Ces yeux qui lui déchiraient le cœur, là, ce soir. Il aurait tellement voulu lui dire : « Casey va revenir, il va revenir, vous allez aller bien. » Mais la bête était partie bien loin dans les méandres de la ville alors que la belle dépérissait seule, abandonnée. Le Casey du collège aurait-il fait ça ? Le châtain en doutait.

« Oh, Milie... Casey fait n'importe quoi, je sais. Il fait n'importe quoi. »

Il faisait n'importe quoi. C'était vrai. Cela se voyait, se sentait, un peu plus chaque jour. Il fuyait Emily. Il fuyait leur vie. Sa vie. Il se noyait dans ses « nouvelles expériences ».

« Mais, Emily... Casey ne te trompe pas. Casey ne te trompera pas. Je sais qu'il dérive. Mais je crois qu'il ne pourrait pas le faire. Ça, non. Non, Milie. Il ne te trompe pas. Ou bien je ne suis pas au courant. Mais je n'y crois pas. Vraiment pas. »

Il avait peur de la façon dont la jeune fille allait recevoir cette déclaration. Allait-elle être soulagée ou plus inquiète encore ? Et s'il avait tout faux ? Et si Casey la trompait ? Adrien pensait que non parce que son meilleur ami, malgré tout, semblait fidèle à Emily. Il n'avait jamais parlé de quelqu'un d'autre. Jamais. Il n'avait jamais mentionné une autre femme -ou même un homme. Personne. Non. Adrien Schofield pensait sincèrement que Casey ne trompait pas Emily et ne la tromperait pas. Ce n'était pas ça, le problème. Il en était sûr. Même s'il ignorait ce qu'il était.

La jeune mariée esquissa un petit sourire quand son cousin évoqua une nouvelle fois ce à quoi elle avait échappé en refusant de sortir avec Raoul. Elle ne répondit rien. Pas un mot. Parce qu'elle n'avait plus rien à dire. Se remémorer de bons moments comme celui-là était plaisant, mais son esprit était encore et toujours accaparé par Casey. Casey et ses frasques à répétition. Casey et son manque d'implication. Casey et ses nombreux amis qui semblaient avoir une très mauvaise influence sur lui. Casey tout court. Elle osa finalement poser la question qui lui taraudait l'esprit depuis trop longtemps. Et la réponse d'Adrien n'avait pas apaisé son mal être. Elle soupira doucement, essayant de garder le contrôle. Elle voulait pleurer, hurler, déverser sa colère et sa rancœur sur n'importe quoi pour évacuer et se sentir mieux. Mais elle ne le ferait pas. Ce n'était pas dans son caractère. Emily était le genre de bonne pore qui encaisse tout sans rien dire. Elle avait toujours peur de blesser les gens en disant quelque chose, alors elle préférait se taire. Quitte à souffrir et à se rendre la vie impossible.

« D'accord. Merci », répondit-elle d'une voix étrangement morne.

Qu'est-ce qui n'allait pas, chez elle ? Elle venait d'avoir la confirmation (ou la presque confirmation, Adrien n'ayant pas la certitude absolue de ce qu'il avançait) que son mari ne la trompait pas et elle se sentait encore plus mal. N'importe qui aurait été heureux d'apprendre une telle nouvelle. Mais pas elle. Parce que son esprit tordu et tourmenté ne cessait de lui répéter qu'elle était la cause de tous leurs problèmes. Tous, sans exception. Si Casey ne la fuyait pas pour retrouver une autre fille, c'était qu'il la fuyait parce qu'il ne voulait plus la voir. Parce qu'elle était une mauvaise épouse, qu'il ne la supportait plus, qu'il regrettait probablement leur mariage. Voire même leur rencontre. Mais elle n'ajouta rien de plus. À quoi bon, de toute façon ? Quoi qu'elle dise, Adrien défendrait sûrement Casey, lui trouvant un tas d'excuses pitoyables qu'elle n'aurait pas la force de contrer. Elle avait l'impression d'être seule contre tous et ces temps-ci, elle n'avait plus envie de se battre.

« Tu veux boire quelque chose, peut-être ? », demanda-t-elle en se levant, prête à regagner la cuisine.

Changer de sujet semblait être une bonne solution. Éviter de parler de son mari, de leur mariage qui prenait l'eau, de toutes ces choses qu'elle avait sur le cœur. Jouer les filles enjouées et heureuses, comme elle avait l'habitude de le faire. Se forcer à sourire, positiver en toutes circonstances et se dire que la vie n'était pas si mal. Même si au fond d'elle, elle était persuadée que les choses ne pouvaient pas être pires.

Et c'était tout. Elle n'eut pas plus de réaction que cela. Cette pudeur, cette brièveté alarmèrent Adrien plus qu'elles ne le contentèrent. Elle aurait dû se montrer soulagée que Casey ne la trompe pas. Elle aurait dû exprimer quelque chose. Mais Emily s'était fermée. Son visage, au lieu de respirer, s'était retranché, n'affichant qu'une stoïcité douteuse. Personne ne disait « Merci » après une question pareille, pas plus que « d'accord ». Pourquoi Emily coupait-elle aussi court suite à cette révélation ? Il ne venait pas à l'esprit d'Adrien qu'elle puisse craindre plus encore qu'il ne la trompe pas, qu'elle croie qu'il la fuyait, elle. Il ne se rendait peut-être pas entièrement compte de la détresse de sa cousine pour se l'imaginer. Peut-être parce qu'on disait moins à sa famille sa peine qu'on ne l'affirmait à ses amis. D'autant qu'il était le meilleur ami de Casey. Ou peut-être ce scénario lui était-il inconcevable ; qu'Emily rejette toute cette histoire au fond d'elle-même, se faisant coupable, lui paraissant sûrement improbable car insensé. Il ne comprit pas qu'elle ne voulait plus en parler. Adrien s'était focalisé sur cette réponse incohérente. Il ne pensait qu'au fait que quelque chose n'allait pas, qu'Emily ne devait pas enterrer ainsi ses émotions. Alors au lieu de la laisser tranquille et de passer à autre chose, il reprit, remuant le couteau dans la plaie presque inconsciemment.
Mais peut-être cela ferait-il du bien à la jeune serveuse, pour une fois, de parler ? Peut-être allait-il l'énerver, peut-être alors se déchargerait-elle de tout ce qu'elle enfouissait ? Il ne savait pas, il n'y pensait pas.

« Merci ? Emily, tu ne peux pas me dire merci, pas plus que « d'accord » ! Qu'est-ce que tu ne dis pas ? Qu'est-ce qu'il y a de mal que tu n'exprimes pas ? Casey ne te trompe pas, tu n'es pas rassurée ?
Qu'est-ce qu'il y a, Milie ? »

Cependant, la jeune femme s'était levée entre temps, proposant à Adrien un verre. Il alla la rejoindre.

« Si tu as du jus d'orange ou quelque chose comme ça, pourquoi pas... Mais seulement si tu m'accompagnes ! » demanda-t-il en souriant.

Sourire qui n'allait probablement pas être suffisant pour réchauffer le cœur de la serveuse, mais qui essayait. La pauvre Emily aurait peut-être préféré se passer de la compagnie maladroite de son cousin ce soir.

Une vague de panique s'empara de la jeune femme sans qu'elle ne puisse lutter ni même essayer de relativiser. Adrien semblait lire en elle aussi facilement que dans un livre ouvert et même si c'était rassurant, elle aurait aimé qu'il ne remarque pas que quelque chose clochait. Elle n'était pas sûre de pouvoir parvenir à mettre des mots sur tout ce qu'elle ressentait sans se mettre à pleurer. Et elle détestait se montrer vulnérable. Ultime recours pour ne pas se lancer dans un monologue misérable : jouer celle qui n'avait rien entendu, faire comme si les questions de son cousin n'était pas parvenues à ses oreilles, continuer à sourire, parler de la météo, du dernier film qu'elle avait été voir au cinéma, des clients impolis croisés au cours de cette éreintante journée de travail... Bref, de tout ce qui n'avait aucun rapport avec Casey pour ne pas risquer de perdre la face.

« Je dois avoir ça, oui », dit-elle en souriant maladroitement.

Une fois dans la cuisine, elle sortit la bouteille de jus d'orange du réfrigérateur puis attrapa deux verres qu'elle remplit dans le plus grand des silences. Les interrogations d'Adrien étaient toujours présentes dans son esprit et elle n'arrêtait pas d'y penser. Parler lui ferait peut-être du bien, après tout ? Et même si son cousin défendrait probablement Casey, elle se sentirait sûrement libérée d'avoir enfin dit ce qu'elle ressentait réellement. Ou pas ? Elle n'était plus sûre de rien. Elle ne faisait qu'angoisser, se poser encore plus de questions, se torturer inutilement... Être Emily Kennington n'était pas toujours facile. Elle posa finalement les verres sur un plateau et regagna le salon.

« Et voilà », s'exclama-t-elle avec un semblant d'enthousiasme en donnant son verre à Adrien.

Un court silence s'installa alors. Silence pendant lequel Emily cherchait soigneusement les mots qu'elle allait employer. Elle planta finalement son regard dans celui du jeune homme, on ne peut plus sérieuse. Elle était décidée à s'ouvrir, à laisser parler son cœur et à évoquer ses doutes, ses craintes, tout ce qui la tenait éveillée chaque nuit.

« Je sais que je devrais être contente qu’il ne me trompe pas. Je devrais me sentir rassurée ou soulagée... Mais ce n'est pas le cas. Je crois que... » Elle s'arrêta une seconde ou deux puis soupira doucement. « Je crois que dans le fond, j'aurais préféré qu'il y ait quelqu'un d'autre. C'est horrible de dire ça, je le sais. Mais au moins, ça aurait justifié ses absences et toutes les choses qui ne vont pas entre nous. Il est toujours je-ne-sais-où en train de faire je-ne-sais-quoi avec je-ne-sais-qui... Et si ce "je-ne-sais-qui" en question n'est pas une fille, ça veut dire qu'il préfère être dehors à traîner avec ses potes plutôt que de passer une soirée avec moi. Ça veut dire qu'il ne me supporte plus. Si ça se trouve, il regrette qu'on se soit mariés. Je ne suis même pas sûre qu'il m'aime encore. »

Étonnamment, elle n'avait pas pleuré. Sa voix n'avait même pas tremblé. Elle était restée calme, posée, comme à son habitude. Elle s'était contentée de laisser son cœur prendre le pas sur sa raison et avait parlé sans même réfléchir. Cela faisait du bien, de temps en temps. Elle soupira à nouveau et leva les yeux vers son cousin.

« Il y a des jours où je t’en veux vraiment. Parce que c’est toi qui as fait entrer Casey dans ma vie. Mais je n’ai pas le droit de te blâmer pour quelque chose dont tu n’es pas responsable… Après tout, tu n’as fait que me le présenter. Ce n’est pas ta faute si le conte de fées s’est transformé en ce truc indéfinissable. »

Truc indéfinissable. Voilà comment elle décrivait sa relation avec son cher et tendre époux. C’était décidément pire que ce qu’elle pensait… Elle ne trouvait même plus les mots. Ils n’étaient plus vraiment un couple puisqu’ils ne partageaient plus rien et que la plupart du temps, une dispute éclatait dès qu’ils échangeaient plus de deux mots. Ils n’étaient plus complices non plus. Ni même amants. Au final, ils n’étaient que deux jeunes paumés qui s’étaient un peu trop précipités sans réaliser que le mariage était un réel engagement. Pour autant, Emily ne voulait pas le perdre. Elle l’aimait toujours et divorcer lui était inconcevable, même s’il arrivait parfois de penser que c’était la seule solution. Finalement, « truc indéfinissable » correspondait plutôt bien à ce qu’ils vivaient jour après jour.

« Je ne sais plus quoi faire pour arranger les choses », avoua-t-elle finalement, une pointe de regret dans la voix.