Aleksy - La délicatesse avec amour et la maladresse avec humour

"On dirait un éléphant dans un magasin de porcelaine !" Je lève les yeux vers ce monsieur fort déplaisant et lui lances mon plus beau sourire tout en me baissant pour ramasser mes bêtises. Il est onze heures du matin, un samedi et je voulais juste de me promener dans une petite librairie. Malheureusement, mon sac à main est entré en collision avec une pile de livres posée au bord d'une table. Résultat, tout est par terre : les beaux ouvrages, mais aussi une partie de mes affaires. J'espère qu'aucune page n'est abîmée par ma faute. Je tends la main pour attraper un baume à lèvres égaré en soupirant. J'essaye de ne pas penser aux regards méprisant que me lances la vendeuse. Après tout, je devrai avoir l'habitude. Ce genre de chose, cela m'arrive tous les jours. J'ai tendance à être, comment dire... Tête en l'air. On pourrait croire qu'en vieillissant, je ferrai plus attention et j'arriverai à contrôler ma maladresse, mais, visiblement, ce n'est pas le cas. 30 ans et pourtant, il m'arrive toujours des petites galères au quotidien : oublier mes clefs dans la maison en partant, renverser mon café sur un passant ou encore trébucher en descendant les escaliers. Heureusement, ce n'est jamais rien de grave et on va dire que cela pimente ma petite vie. Les seuls moments où je suis véritablement concentrée, c'est lorsque je garde la belle Romy, ma nièce. L'idée que son petit corps dépende de moi réveille tous mes sens. Je suis particulièrement attentive en sa compagnie de peur qu'il ne lui arrive quoi que soit. Je ne voudrais pas que Charlize me coupe la tête et je tiens beaucoup trop cette enfant pour prendre le moindre risque. Il se peut que la parentalité soit mon remède, mais c'est encore très loin pour moi.

"Allez ma grande, il est temps de se bouger les fesses." Je me parle à moi-même en me regardant dans le miroir. Je porte des vêtements de sport : un simple leggings noir et un t-shirt ample à l'effigie d'un groupe de rock. Des larmes s'écoulent doucement de mes yeux et je m'empresse de les essuyer. Est-ce que j'aime ce que je vois ? Pas vraiment, mais j'ai toujours eu du mal avec mon corps et avec moi-même en général. J'ai la fâcheuse habitude à me trouver trop grosse, pas assez sociable ou serait-ce ma dent de devant qui est un peu de travers ? Il a toujours quelque chose qui ne me convient pas. J'ai beau savoir que je suis capable de plaire, je n'ai pas vraiment confiance en moi. Cela se répercute la plupart du temps sur mon alimentation. Quand je suis triste, je me tourne souvent vers une boîte (ou trois) de gâteaux ou un pot de glace pour me consoler. Cela même jusqu'à m'en rendre malade et avoir le ventre en vrac les jours d'après. Le souci, c'est que je culpabilise énormément et je compense mes excès dans la course à pied ou en me privant sur les repas suivants. Quand j'étais adolescente, il m'arrivait de me faire vomir si j'avais le sentiment d'avoir trop abusé. Je l'ai toujours caché à ma famille. Non pas, car j'avais peur de leur jugement, mais par honte. Honte de ce que je pouvais me faire subir à moi-même alors que j'avais tout pour être épanouie. J'ai conscience que ce n'est pas sain et j'essaye de perdre ces mauvaises habitudes, mais elles ont la vie dure. Disons-nous que je fais régulièrement le yoyo. Tout peut aller pour le mieux pendant plusieurs mois et un élément déclencheur va tout à coup me faire replonger dans mes travers. J'ai peur de ces moments-là. Je travaille tous les jours à être la personne souriante et heureuse que les autres voient en moi.

"Maman... Tu es sûre qu'on ne va pas rater l'avion ?" Du haut de mes huit ans, je regarde ma mère alors que nous traversons l'aéroport le plus vite possible. Elle me donne un de ses beaux sourires et me rassure. Je sais que j'ai fait une bêtise, mais qu'avec elle tout va s'arranger. J'ai oublié de retirer ma ceinture avant de passer le portique de sécurité et la maudite machine s'est mise à sonner dans tous les sens. Les gens dans la file d'attente ont commencé à râler. Cela m'a fait peur, j'ai beaucoup pleuré, mais heureusement que maman était avec moi. Mon père et mes deux sœurs sont partis s'installer dans l'avion sans nous attendre. Il ne fallait pas perdre plus de temps. Nous allons en Espagne, le pays d'origine de mes parents. Ils sont venus à Bowen pour leur étude et ont décidé de s'y installer par la suite. Leur vie est désormais en Australie. Régulièrement, ils rendent visite à leurs proches à l'autre bout du monde. Depuis que nous sommes assez grandes : Charlize, Catalina et moi, nous y rendons avec eux. J'adore nos réunions de famille. Cela me permet de jouer avec mes cousins et mes cousines même si je ne comprends pas tout ce qu'ils me disent. En plus, notre grand-mère prépare la meilleure cuisine que je n'aie jamais goûtée. Je regrette parfois qu'ils vivent tous aussi loin. Je n'ai cependant pas à me plaindre. Je vis dans un foyer aimant et je ne manque de rien. Mes parents ont, tous les deux, une belle carrière, ce qui nous permet d'être à l'aise financièrement. Pour autant, ils ne délaissent pas leurs filles adorées. Je suis très proche de ma mère, c'est à elle que je raconte tous mes secrets le soir avant d'aller au lit. Elle m'écoute toujours et adore mon imagination. Je crois que je la fais rire. Je sais que je suis la petite dernière, la cadette. Il vrai que j'ai tendance à faire beaucoup de caprices, mais je ne pense pas qu'il y ait de différence de traitement entre nous. Nous nous entendons toutes les trois à merveille et je suis persuadée que cela va durer.

"Ti amo... Per la vita." J'essaye de lire ce qui est inscrit sur le mur devant moi. Mon italien est un peu rouillé et je ne suis pas aussi douée en langue que ma sœur Catalina. Bien que je sois forcée de pratiquer, car cela fait une semaine que je me promène à travers l'Italie dans une belle Fiat 500 de location. Je suis arrivée à Rome puis ai migré vers Florence avant d'échouer à Vérone. Il s'agit pour moi de la ville de l'amour, celle qui a vu naître Roméo et Juliette. Je ne pouvais pas rater cette occasion. Romantique dans l'âme, je rêve parfois de l'amour avec un grand A. Je souhaite une relation qui me consume, je veux de la passion et de l’aventure. Peut-être même un peu de danger et des papillons dans le ventre. J'idéalise sûrement le concept du couple à cause de mes trop nombreuses lectures sur le sujet, mais je ne peux m'empêcher de vouloir être l'héroïne de ma vie. J'ai eu plusieurs relations qui se sont malheureusement (ou non) terminées. J'ai vécu des beaux moments avec des hommes, partagés des souvenirs précieux, mais j'ai aussi été trompée et oubliée. À chaque fois, je me suis investie dans la relation. J'ai donné mon cœur sans retenue. Ce même cœur m'est parfois revenu brisé ou je l'ai simplement rappelé en réalisant que mon partenaire n'était pas le bon. Je n'ai pas de nom à inscrire sur ce mur dans la maison de Juliette, aucune personne d'une si grande importance. Je décide donc d'aller déambuler dans la vieille ville italienne en observant les couples qui marchent main dans la main. Il y a ces octogénaires qui s'embrassent sur un banc et ces adolescents qui discutent au coin de la rue. Tous ont leur histoire, un jour peut-être aurais-je la mienne ? Que celle-ci durera et sera suffisamment forte pour mériter d'être écrite ?

"Aujourd'hui, je ne suis plus Aleksandra, mais le tigre de la jungle. Grouaaa !" Me voilà qui débarque à la table du petit déjeuner en courant. Mes doigts sont pliés, imitant des griffes acérées. Tous les Martillo me regardent en riant. Bah quoi ? Il n'est pas beau mon déguisement de bête féroce ? Je dois admettre que j'ai plus l'air d'un chaton à rayures. Haute comme trois pommes et demie avec mes moustaches dessinées au feutre sur le visage, je n'impressionne personne. Mais je m'en fiche, je profite du moment comme tous les enfants devraient le faire. C'est le jour du carnaval et à l'école, on va faire une grande parade. J'ai choisi mon déguisement moi-même, bien que maman m'ait aidée. J'ai longuement hésité avec un lion. Il faut dire que j'ai développé une passion pour les félins. Je les trouve beaux, quoiqu'un peu intimidants. Ils sont les rois de leur univers. Dans la forêt ou dans la savane, ils n'ont pas de rivaux. J'aimerais bien être reine moi aussi, mais il faudrait déjà que j'arrive à faire mes lacets toute seule.

"Merde, mais elle est passée où ?" Je tourne sur moi-même. J'étais pourtant certaine d'avoir repéré une araignée dans le coin de ma salle de bain. Ces petites bêtes me hérissent le poil avec leurs longues pattes velues et leur gros abdomen. Plus que ça, je hurle à chaque fois que j'en croise dans la maison. Mais le pire ! C'est quand j'en vois une, que je vais chercher un sceau et une balayette pour la mettre dehors et lorsque je reviens à la minute d'après : elle a disparu. Où s'est-elle cachée, la bougresse ? J'imagine qu'elle s'est engouffrée dans ma pile de linge sale. Et si je tombai dessus en faisant une lessive ? Oh l'horreur. Je serai capable de fuir l'Australie et à cause de ces bestioles. Ou des serpents, eux aussi, ils me font peur. Mais la vérité, c'est que j'en serai incapable. J'aime beaucoup trop mon quotidien, ma maison et surtout la proximité que j'ai avec les membres de ma famille. Ils sont ce que j'ai de plus cher. Je ne peux pas passer trop de temps éloignée de mes parents ou de mes sœurs. Lors d'un voyage à l'étranger, cela finit toujours par me manquer. J'ai beau adorer ma liberté, mon indépendance et ma soif d'aventure, c'est auprès d'eux que je me sens chez moi.

"Rêve ta vie en couleur… C’est le secret du bonheur !" Il est bien mignon Peter Pan, mais c'est justement le problème. J'ai trop de rêves et l'idée de faire un choix me fait paniquer. J'ai toujours la trouille de passer à côté de quelque chose : une opportunité, un événement, une belle rencontre. La plupart des gens ont une passion dans laquelle ils se donnent à fond. Ou un objectif qu'ils vont mettre des années à atteindre. Moi, non, je change d'avis comme de t-shirt. Voir des aurores boréales à l'autre bout du monde ? Courir un marathon ? Fonder une famille ou bien ouvrir une galerie d'art ? Tout peut me traverser l'esprit et je n'arrive pas à me poser. C'est quand même fou d'être incapable de choisir une voie. J'aimerais pouvoir emprunter tous les chemins, vivre dans tous les univers simultanément. Ma vie ne sera pas assez longue pour voir ou accomplir tout ce que j'ai en tête. C'est un peu frustrant, car je sais pertinemment que je ne peux pas tout faire. Privilégier une tâche plutôt qu'une autre me fait forcément renoncer à une éventualité. J'espère un jour trouver l'aspiration qui sera capable de me faire lâcher prise.

"Félicitations, vous avez eu votre permis." Je regarde l'examinateur, surprise. Je n'y croyais plus, mais j'ai enfin obtenu la permission de rouler à moto sur la route. Il faut dire que j'ai raté l'examen trois fois auparavant. J'ai toujours eu du mal pour faire leur parcours à allure lente, de la vraie torture. Comme quoi, il faut parfois faire preuve de persévérance pour avoir ce qu'on veut. J'adore ma voiture, mais en centre-ville ce n'est pas toujours facile de se garer. J'en ai marre de tourner en rond pour trouver une place lorsque je me rends à la pâtisserie de Charlize. Sans parler de la circulation lors des événements de la commune où il faut deux heures pour traverser la ville. Ces soucis sont derrière moi maintenant. Même si je compte garder mon véhicule à quatre roues pour la saison des pluies et pour faire les courses, je pense qu'il va passer de longues journées dans le garage. Ma nouvelle bécane, en revanche, va vite voir ses kilomètres monter au compteur. Après tout, pourquoi s'en priver ? À Bowen, il fait presque un beau temps toute l'année. De plus, j'aime sentir le vent autour de moi quand je roule à moto. Cela m'apporte comme un sentiment de liberté que je ne retrouve pas dans les autres moyens de transport. Le danger vient peut-être exacerber ces sensations. Pourtant, je suis une motarde prudente. Je compte respecter les limitations de vitesse (souvent) et porter un équipement adapté. Je pense m'être découverte une nouvelle passion.

"Charlize est à l'hôpital." M'annonce ma mère au téléphone. Je trébuche dans les escaliers de ma maison et finis par terre sur la dernière marche. Mon monde s'écroule. Je suis sonnée, incapable de dire quoi que ce soit. Sous le choc. Je prends une minute ou deux à réaliser ce qui se passe. Ma sœur est hospitalisée, Catalina l'a trouvée inconsciente chez elle. Elle a pris trop de médicaments d'après ce qu'on m'explique. Il faut que je me lève et que je parte auprès d'elle, mais les mouvements sont durs. J'ai toujours considéré mes ainées comme mes piliers, les personnes sur lesquelles je peux m'appuyer au moindre problème. La maladie puis la mort d'Axten ont beaucoup affectés Charlize. Je le sais et c'est tout à fait normal. La situation est difficile pour elle. Il n'y a même pas de mot pour qualifier ce qu'elle traverse. Je culpabilise de ne pas avoir remarqué la gravité de son état avant d'en arriver à un point aussi extrême. Je m'en veux de ne pas avoir pris suffisamment soin d'elle. Je me promets que ça n'arrivera plus. Pour cette fois, c'est à moi d'être forte et présente pour soutenir notre famille. C'est important. Je souffle un coup, sort de chez moi et envoie un message à ma mère pour la rassurer. Je vais m'occuper de Romy le temps que ma sœur aille mieux.