Soirée entre soeurs (PV Sara)

Sara tournait en rond, traînait toute la journée, rangeait sa chambre, la maison toute entière, briquait, faisait des gâteaux, sortait se promener pour rentrer bien vite parce que le monde lui faisait peur. En bref, elle s’ennuyait ferme et ça commençait à lui taper sur le système. Parce qu’elle n’avait pas l’habitude de ne rien faire et que le temps commençait à être sérieusement long, depuis plus d’un an maintenant, avec son séjour dans l’hôpital indonésien, elle ne faisait plus rien de sa vie, elle apprenait à se la réapproprier tant bien que mal et c’était difficile. Elle avait toujours ses séances de rééducation à l’hôpital, de psy aussi, qu’elle suivait avec assiduité parce que même si elle avait horreur de ça elle savait dans le fond que ça lui faisait du bien. Et puis elle avait plusieurs rendez-vous administratifs, elle entamait doucement les démarches pour se séparer légalement de Jamie, le divorce ne serait pas long à être conclut puisqu’ils étaient d’accord tous les deux sur les termes, son mari gardait la maison, Sara ne demandait rien, de toute façon ils n’avaient pas de patrimoine en commun, pas d’enfant, même pas de chat pour se chamailler la garde donc c’était bien plus simple. Et puis elle n’en pouvait plus de cette situation étrange, on l’appelait madame Marshall alors qu’elle se sentait étrangère à ce nom qu’elle avait l’impression de trainer comme le boulet d’une vie avortée.

Ce soir elle avait rendez-vous avec sa petite sœur, une soirée importante, elles la passeraient toutes les deux, comme avant, ça n’était plus arrivé depuis bien longtemps, avant l’accident pour tout dire. Les deux sœurs avaient bien tenté de se prendre des moments pour elles, cinéma, spa, shopping, mais jamais suffisamment pour pouvoir discuter, pour pouvoir se confier l’une à l’autre comme elles le faisaient par le passé. Sara savait bien que Keera veillait sur elle, comme une louve, elle la couvait presque, c’était d’ailleurs étrange de voir que sa petite sœur, sa cadette, celle sur laquelle elle avait veillé la première, cherchait à la protéger, que les rôles s’étaient inversé, c’était adorable de sa part et dans le fond la brune savait que la blonde en avait besoin. Elle avait cru la perdre et tout son monde avait dû s’écrouler, d’ailleurs elle avait changé depuis l’accident, l’enfant s’était mué en une jeune adulte responsable, endurcie, toujours aussi attachée à ses causes, mais elle avait une sorte de faille en elle, comme une gravité qui n’était pas de son âge, de celles que possèdent ceux qui ont vécu un drame trop jeune et Sara espérait qu’avec le temps elle s’apaiserait, qu’elle irait mieux, même si elle savait pertinemment que ce genre de chocs vous changeaient profondément et pour le reste de votre existence, c’était toute votre vision de la vie qui se voyait modifiée, même de façon infime.

Lorsque la jolie blonde arriva à la maison ce fut comme une petite tornade qui débarquait, elle voulait discuter, échanger et tout d’un coup la maison s’agitait, l’ennuie de l’ainée s’envolait et même les parents étaient piqués par cette bonne humeur et cette envie de partager. Tout le monde y allait de son anecdote sur sa journée, même Sara, souvent peu loquace ces derniers temps, se surprit à raconter une blague que son kiné lui avait raconté, tout le monde riait, on mangeait les gaufres que la brune avait faites, la joie de vivre était importante dans cette maison et c’était elle qui unissait cette famille brisée dont les morceaux se recollaient petit à petit. Enfin les deux sœurs s’éclipsèrent pour leur soirée en duo. Sara accepta la main tendue de Keera avec un sourire mélancolique « Oui, trop longtemps. »

Elles marchèrent ensemble jusqu’au front de mer qui n’était pas loin de la maison. Ici la vie prenait ses droits, les enfants qui riaient dans le sable, les jeunes qui buvaient des bières en grattant une guitare, les surfeurs au loin qui attendaient une vague bien paresseuse et même les oiseaux étaient de la partie, c’était agréable à cette heure-ci, loin de l’agitation de la journée, on pouvait marcher ou se poser en toute tranquillité et c’est tout ce dont Sara avait besoin. Son regard se perdit dans l’immensité de l’océan, celui-ci l’apaisait auparavant, aujourd’hui il l’effrayait presque. « Dans quelques semaines je pense, le psy pense que je suis prête, il me sait au bord de la crise de nerfs, ou d’ennui, si ça existe ! Ma rééducation est presque terminée, je ne boite presque plus, ou du moins j’ai fait le plus de progrès possibles, maintenant il faut laisser le temps faire son œuvre. » En effet Sara avait gardé comme séquelle de l’accident et en plus des multiples cicatrices qui jalonnaient son corps, des difficultés à marger avec sa jambe droite, celle-ci avait été broyée lors du crash et elle avait multitudes de broches dans la hanche, une femme bionique en somme ! « Et toi, le refuge demande toujours autant de travail ? » Sara savait que sa sœur était très attachée à cette cause et elle envisageait de la rejoindre dans l’association, depuis son retour elle se sentait reconnaissante d’être en vie et avait l’envie d’aider les autres, humains, comme animaux, de se sentir utile tout simplement.

Cette conversation avec Keera avait quelque chose de surnaturel, Sara, l’ainée, celle qui protégeait par le passé, la grande sœur qui avait vu débarquer ce petit bébé dans sa vie à l’âge de sept ans, déjà suffisamment grande pour s’en sentir responsable, se sentait aujourd’hui petite et bien frêle face à sa cadette. D’ailleurs c’était la blonde qui prenait sa sœur par la main comme pour la guider, mais elle se laissait faire de bon cœur, dans le fond c’était agréable de se sentir soutenue pour la jeune femme qui avaient vécu avec un sentiment d’abandon durant un long moment à l’hôpital. Elle n’en voulait à personne, surtout pas à son entourage qui, elle le savait, avait fait des pieds et des mains pour que les recherches avancent, aboutissent, ne s’arrêtent pas malgré les mois de silence, elle n’en voulait pas non plus aux autorités qui avaient finalement arrêté les recherches, après tout, à un moment la vie avait dû reprendre son cour, c’était inéluctable. Elle avait été en colère, elle l’était encore dans le fond, contre qui ? Contre la vie, le destin, tout simplement, contre cette force obscure et incompréhensible qui avait fait chavirer sa vie dans un cauchemar sans nom depuis le crash.
La réponse de Keera était sage et posée, c’était impressionnant pour Sara de voir à quel point sa jeune sœur été mure et adulte, bien plus qu’elle au même âge, elle l’admirait, autant que cette maturité lui faisait peur, peur que la jeune fille passe à côté de sa jeunesse et le regrette plus tard. Elle sourit doucement à sa sœur, acceptant la main qu’elle lui tendait.

« Je n’ai pas tellement de temps en fait. Mon indemnisation par rapport à l’accident n’est pas illimitée et les frais médicaux en Indonésie en ont mangé une grande partie. Je ne suis pas à plaindre, mais un jour ça s’arrêtera et prête ou non je devrais reprendre le travail alors autant le faire le plus tôt possible. Et puis je n’en peux plus, je m’ennuie tout simplement ! » Certes, elle savait que son ennuie serait de courte durée, elle allait emménager chez Woody d’ici quelques semaines et les cartons ne se rempliraient pas tous seul, ensuite elle prendrait plaisir à aménager leur logement pour le rendre à son goût et s’y sentir comme chez elle, mais ça serait de courte durée et l’ennuie reviendrait bien assez vite. Et puis elle adorait son métier, les élèves lui manquaient, être institutrice c’était une vocation pour Sara, elle avait hâte de reprendre la classe, de se laisser envahir par la joie pure et sans faux semblants des enfants, elle savait que cela lui ferait le plus grand bien.

Elle écoutait Keera lui parler du refuge, sa passion pour les animaux transparaissait dans ses paroles, la difficulté de la situation, l’abandon des bêtes et leur mal-être, comment y être indifférent, Sara était touchée par son discours même si elle le connaissait par cœur, ce genre de problèmes ne se résolvait pas, bien au contraire, malgré ceux qui se battaient pour cela il y avait toujours autant d’abandons et de personnes irresponsables. Même sans être aussi marquée par cette cause que sa sœur, Sara sentait qu’elle devait apporter son aide elle aussi et en plus elle avait du temps à donner. « Pourquoi est-ce qu’on ne prend pas d’animal à la maison ? Maman aurait le temps de s’en occuper… » Elle réfléchit un instant avant d’ajouter. « Moi je veux venir vous aider, j’y pense depuis quelques semaines, ça serait un moyen de m’occuper et je sais que c’est important. » Elle avait l’air décidée et espérait que cette décision ferait plaisir à Keera, ça serait pour elles l’occasion de se retrouver dans une activité qui est important pour les deux.