▬ #35: We are the Rutkowski bitchies ft. Woody Rutkowski

Évidemment que sa sœur n’allait pas lâcher le morceau dès maintenant. Les Rutkowski étaient bien plus acharnés que cela. Cependant, il lui était redevable qu’elle ait passé par-dessus pour le moment, car parler de sa maladie était déjà bien lourd pour Woody, alors si en plus il devait essayer par tous les moyens possibles de se faire pardonner, alors il craquerait. Parce que oui, Woody s’en voulait terriblement. Il s’en était toujours voulu. Sauf que là, il avait devant lui la réelle réaction de Nevaeh. Pas celle qu’il s’était imaginée de différentes façons dans sa tête, encore et encore, tentant de se préparer mentalement à ce moment fatidique. Non, il s’agissait bel et bien du moment présent, de la réalité. S’il se pinçait, Woody ne se réveillerait pas. La culpabilité le rongeait toutefois tellement de l’intérieur qu’il n’était pas certain d’avoir pu survivre à cette heure du lunch si sa sœur avait décidé de lui reprocher davantage son silence. Cette discussion serait certes repoussée à plus tard, mais Woody aurait le temps de se calmer, de mettre ses idées en ordre, d’y voir un peu plus claire. Nevaeh aussi, de son côté, aurait l’occasion de remettre en perspective le tout, et la poussière de sa colère serait retombée, également. Décidément, il valait mieux ne rien en dire pour le moment, oui.

Woody fut donc bien soulagé quand sa sœur lui demanda plutôt comment il se sentait vis-à-vis de sa maladie, autant émotionnellement que physiquement. Le jeune homme savait comment en parler, de ça. Il s’était préparé. C’était son propre discours. Il avait pu l’appréhender. Il décrivit donc à sa sœur tous les symptômes les plus importants qui s’étaient manifestés depuis quelques années. Évidemment, à travers cela, il y avait des malaises, une fatigue extrême après certaines longues journées ou après de gros efforts, et aussi des douleurs chroniques à ses membres, mais c’était moins important que de perdre l’usage de ses jambes ou de ses yeux. C’est pourquoi il avait d’abord abordé cela avec sa sœur, pensant qu’elle méritait de savoir à quel point la maladie gagnait sur Woody. Qu’il commençait à se faire tard pour lui. Quand le jeune homme, d’une voix brisée, avoua à sa sœur avoir peur, celle-ci se détacha de lui pour mieux plonger son magnifique regard dans le sien, posant sa main sur sa joue pour la caresser du bout des doigts. « T'en fais pas Woody, je suis là maintenant, je sais. Je ne te laisserai pas tout seul. Compris ? Tu pouvais déjà compter sur moi, contre le monde entier mais, aujourd'hui c'est encore plus. » Avait-elle dit. Son frère hocha la tête, un sourire au coin des lèvres, mais les sourcils froncés et les yeux sombres. « Je sais. T’es l’une des seules sur qui j’pourrai toujours compter. Merci pour ça. » Dit-il en la regardant avec toute la tendresse qu’un frère pouvait porter à sa sœur. Nevaeh déposa un baiser sur la joue du jeune homme avant de déposer sa tête de nouveau, sur l’épaule de l’homme cette fois. Elle le regardait toujours, mais le regard de Woody, lui, était perdu devant lui. Il essayait de reprendre le contrôle sur ses émotions, mais les larmes roulaient le long de ses joues. « Tu aurais pu, tu aurais dû m'en parler plus tôt Wood'. Même si ça me rend terriblement triste de le savoir, ça me rend encore plus triste de savoir que tu as traversé ça sans moi toutes ces années et même si je suppose que tu avais du monde autour de toi, j'aurais voulu être là, moi aussi. » Woody baissa les yeux vers elle et soupira silencieusement. « Tu sais bien que je suis fait fort, Nev’. J’ai voulu n’avoir besoin de personne rien que pour maintenir cette image que j’ai de moi. J’ai voulu nier ce qui m’arrivait, pensant que si j’y mettais toute ma volonté, la maladie partirait d’elle-même. » Il eut un rire jaune, amusé par sa propre stupidité. « Mais j’perds le combat, j’le vois bien. J’suis pas aussi fort que je voulais le croire. » Conclut-il en relevant les yeux vers le mur, ne voulant pas voir l’expression de sa sœur alors que lui baissait les bras. Elle lui dit alors qu’elle l’aimait, et Woody se cala un peu plus dans le fauteuil, prenant sa sœur dans ses bras, la pressant contre lui. « Je t’aime aussi, Nevaeh. » Il soupira une seconde fois, levant les yeux au ciel pour chasser la deuxième vague de chagrin qui s’emparait de lui. « Promets-moi que je ne serai jamais un poids à traîner pour toi. » Parce que Woody deviendrait éventuellement invalide, et elle ne voulait pas que sa sœur cesse de vivre pour lui permettre à lui de vivre un peu mieux.

Woody ne s’attendait pas à ce que sa sœur encaisse le coup sans broncher, sans plier sous le poids de la nouvelle. Lui-même était tombé de haut quand il avait appris qu’il était malade, et qu’il le serait pour toujours. Les Rutkowski étaient si proches l’un de l’autre que n’importe quel drame survenant dans la vie de l’un ou de l’autre allait très certainement affecter tous les autres. D’ailleurs, les parents de Nevaeh et de Woody avaient d’abord été contre l’idée que Woody ne dise rien à sa sœur à propos de sa condition. Ils avaient prétendu qu’il était préférable qu’ils soient tous au courant, pour se soutenir dans cette difficile épreuve, pour épauler Woody chacun à sa façon. Avec le temps, avec les arguments, et surtout avec l’acharnement de Woody à vouloir préserver le bonheur de sa sœur, ils avaient baissé les bras et l’avaient laissé faire ce choix. Après tout, c’était son corps, son état, et sa décision d’en parler ou non. Ils n’avaient pas à aller le dire à qui que ce soit, et ils avaient respecté cela. Woody se dévoilait aux autres à son propre rythme.

Nevaeh, après que Woody ait dit qu’il était bien moins fort qu’il ne le pensait, réfuta cette affirmation. Il sourit quand elle lui dit qu’elle aurait été incapable de surmonter une telle chose. Le jeune homme secoua la tête. « Si j’en suis capable, ou à peu près au moins, toi aussi tu l’aurais été, Nevaeh. T’aurais pas vraiment eu le choix. » Il lui sourit, mais son sourire se fana bien rapidement. « J’ai pas vraiment eu le choix. » Déclara-t-il d’un ton plus sévère. Si Woody avait pu baisser les bras et juste se laisser aller au désespoir, il l’aurait fait, mais au final, qu’est-ce que ça aurait changé ? Rien. Il aurait quand même perdu l’usage de ses jambes, de ses bras, de ses sens, de tout, peu à peu, la maladie l’aurait dévoré quand même. Alors il préférait vivre les années bien vivantes qu’il lui restait à fond, faire tout ce qu’il était encore capable de faire avant qu’il ne soit trop tard. Woody n’avait pas envie d’avoir des regrets, dans vingt ou dans trente ans, quand il serait en chaise roulante ou sur un lit, incapable de bouger davantage.

Après qu’ils se soient confié l’amour qu’ils se portaient l’un à l’autre, mots qui ne sortaient que très rarement de leurs bouches, autant pour se le dire entre eux qu’aux autres, Woody laissa sa sœur quitter ses bras. L’absence de chaleur soudaine lui donna un peu froid. Nevaeh se tourna face à lui de nouveau et posa ses mains sur ses joues, le forçant à le regarder, après qu’il lui ait demandé de ne jamais le laisser devenir un fardeau pour elle. C’était peut-être con à demander, mais Woody en avait réellement peur. La réponse de sa sœur le rassurait un peu, même si au fond, elle n’allait certainement pas lui dire autre chose que ça. C’était la chose à dire. C’était la chose qu’il voulait entendre. Puis, il rigola quand Nevaeh mentionna que ce serait elle, le boulet. Il hocha la tête. « J’aimerais bien que ça reste comme ça, oui. T’as toujours été un boulet, à toujours pleurnicher pour rien. Continue à m’appeler quand un chien meurt dans un film d’animation. Moi, de mon côté, ça va aller. » Il sourit en la regardant d’un air moqueur. Évidemment, il exagérait la situation. Nevaeh n’était pas si pire que cela, contrairement à bien d’autres filles.

Les paroles de Nevaeh quant à sa capacité à tenir debout sans l’aide de sa famille laissèrent Woody perplexe, avec ce sentiment de culpabilité énorme. Sa sœur pensait-elle qu’il l’avait caché à tout le monde, au même titre qu’il l’avait caché à elle tout ce temps-là ? Woody avait eu l’aide de sa mère, de son père et de Felix. Il avait eu l’aide de Sara. Et maintenant il avait Vera et Freja. Il n’avait pas été seul. Sans doute serait-il tombé, lui aussi, s’il n’avait pas eu ces gens pour le retenir quand tout s’effondrait. Pour lui faire la courte échelle quand les murs s’érigeaient trop hauts devant lui, l’empêchant de voir le soleil de l’autre côté. Woody aurait sans doute sombré, incapable d’affronter seul cette maladie qui lui aspirait tout espoir d’un avenir normal. « Je suis certain que tu te sous-estimes, Nev’, mais merci, tes paroles me font quand même chaud au cœur. » Dit-il en souriant. Il avait été incapable de lui dire qu’elle était la seule, oui la seule, à avoir été mise à l’écart volontairement. Certes, Woody ne le criait pas sur tous les toits, il n’en parlait pas à ses amis, mais c’était juste parce qu’il n’en voyait pas l’intérêt. Mais sa sœur, ça avait été un choix, une décision prise pour éviter qu’elle ait mal. Il ne voulait pas que sa sœur souffre, et juste la tristesse qu’il avait lue dans ses yeux un peu plus tôt avait serré le cœur de Woody. Elle était sa petite sœur, et même si Felix était encore plus jeune, il avait l’impression que c’était Nevaeh qu’il avait dû protéger.

Nevaeh lui demanda alors comment ça allait se passer. Woody soupira, haussant les épaules et secouant la tête de gauche à droite. C’était la question qu’il se posait lui-même à tous les jours. « C’est différent d’une personne à l’autre … Alors les médecins ne peuvent pas vraiment prévoir l’évolution de la maladie. Dans mon cas, si la tendance se maintient, je perdrai sans doute l’usage de mes jambes en premier … peut-être de mes yeux … Mais ça pourrait être différent, ça dépend de mes rechutes. Un jour ce pourrait être mes mains. Je ne sais pas, Nevaeh. C’est ça le pire, sans doute, de ne pas savoir. Je ne sais pas de quels sens ou de quelles capacités je dois profiter le plus pendant qu’il en est encore temps, parce que n’importe quel pourrait arrêter demain matin. Alors j’dois tout vivre à fond, tu vois. » Avait-il dit. Peut-être que c’était mieux de ne pas savoir, aussi. Il l’ignorait. Il ne cherchait pas vraiment à s’analyser de cette façon non plus. Il ne le savait pas, point final. Dans sa situation, il y avait déjà trop de si et de peut-être pour s’en inventer d’autres.

« Promis, Nev’. Plus aucun secret entre nous. » Il sourit. Avec le regard le plus sincère du monde. « Mais ça va dans les deux sens, hein ? » Releva-t-il. Il avait beau avoir eu ses secrets, Woody ne voulait pas être celui à se trouver dans la même situation que Nevaeh. Si quelque chose se passait dans sa vie, il voulait être mis au courant. Il avait voulu la protéger de lui-même, mais il voulait aussi la protéger de tout le reste du monde, même d’elle-même.

À partir de maintenant et pour toujours, Woody le savait, lui et sa sœur se diraient tout. Des nouvelles les plus futiles aux passages les plus importants de leur vie. Après sa révélation d’aujourd’hui, l’homme comprenait que sa sœur était capable d’encaisser bien des chocs, malgré qu’elle cachait sa souffrance et sa tristesse, elle gardait tout de même sa bravoure éternelle. Elle était forte, la Rutkowski. Bien plus que ses frères, sans doute. Felix avait encore bien du mal à accepter la maladie de son frère, et ils n’abordaient pratiquement jamais le sujet d’ailleurs, parce que trop de souffrance planait encore dans le regard du jeune Rutkowski lorsqu’il en était question. C’était toujours sous-entendu, jamais directement mentionné. Woody ne cherchait donc pas forcément à lui en parler, se disant qu’il profitait des années en santé qu’il lui restait avec son frère pour plutôt s’axer vers le plaisir et non pas vers le doute et la peur. Avec Nevaeh, peut-être que ce serait différent. Peut-être serait-elle sa confidente, son épaule, il n’en savait rien. Seul le temps le dirait. Dans tous les cas, il était content de le lui avoir finalement dit. C’était un énorme poids de moins sur ses épaules. Et maintenant, ils savaient qu’il n’y avait plus aucun secret à avoir entre eux.

Une fois cette question d’honnêteté l’un envers l’autre réglé, Nevaeh lui demanda s’il resterait encore longtemps, étant donné qu’elle avait acheté un moelleux au chocolat. Il sourit quand elle parla de ce besoin qu’ils avaient d’en manger. « C’est vrai que ça ferait du bien. » Woody consulta alors sa montre. Il ne lui restait que trente minutes avant son premier rendez-vous de l’après-midi, et dans ce décompte il devait calculer le temps de retourner à la clinique, ce qui lui gobait déjà dix minutes. « J’dois te laisser dans vingt minutes, j’ai des patients. De toute façon, comme j’nous connais, on l’aura englouti en moins de cinq minutes. J’sors les assiettes. » Woody se leva avec entrain, ayant décidé de mettre de côté ses larmes pour aujourd’hui. Nevaeh et lui s’étaient assez apitoyés sur le sort du jeune homme pour aujourd’hui. Ils repenseraient sans aucun doute à cette conversation chacun de leur côté à la fin de la journée, et ils souffriraient encore en silence, chacun dans son lit respectif. Mais une étape venait d’être franchie entre eux. Ça ne pouvait que les rapprocher, au fond. Le jeune homme se dirigea donc vers la cuisine et pendant que sa sœur sortait le dessert chocolaté, Woody sortait des cuillères et même pas d’assiette, finalement, parce qu’il décida que pour donner moins de vaisselle à sa sœur, ils mangeraient à même le contenant du moelleux acheté. « Comme dans le bon vieux temps. » Dit-il en tendant sa cuillère à Nevaeh. Avec Felix, ils attendaient toujours que leur mère ait terminé un plat sucré pour manger le reste à la petite cuillère, chacun assis autour de la table. Là, il ne manquait que Felix, et son absence attristait effectivement Woody, qui aurait aimé son soutien lors de sa grande confession. Mais il était occupé, le petit frère. Et Woody ne pouvait plus attendre. Puis, c’était sans doute mieux ainsi. Un moment rien qu’avec Nevaeh. Sa petite sœur adorée. Woody planta sa cuillère dans le moelleux et commença à le manger avec satisfaction. Le chocolat guérissait tous les maux.

« J’ai pas dit que j’allais pas le savourer ! » Woody était très bien capable d’engloutir un truc mais d’en savourer tout le goût. Au pire, il prenait de plus grosses bouchées remplies de saveur. Il aurait bien étalé ce petit plaisir sur des heures, mais le temps filait. Il était trop tard pour annuler ses rendez-vous de l’après-midi, même si honnêtement il l’aurait fait volontiers. Disons qu’avec l’heure de lunch qu’ils venaient de vivre, tous les deux, Woody aurait bien pris son après-midi pour se changer les idées. Que ce soit seul ou avec sa sœur. Le jeune homme avait beau se sentir un peu plus léger, il se sentait quand même coupable d’avoir transféré une partie du poids sur les épaules de sa sœur. Et puis, le fait de parler aussi ouvertement de sa maladie l’avait quand même plongé dans un certain état de déprime. L’envie d’aller traiter des patients avec des douleurs musculaires et articulaires n’était donc pas au rendez-vous. Il n’avait pas choisi le meilleur métier pour oublier la sclérose en plaques, mais en même temps, la physiothérapie sportive était ce qui le branchait, après le vélo de montagne bien sûr. C’était certes un deuxième choix, mais il avait la chance de pratiquer un métier qu’il aimait. Woody s’attaqua au moelleux dès qu’il fut ouvert devant lui, et il haussa les épaules à la remarque de sa sœur. Ce n’était certes pas une qualité digne d’un grand restaurant, mais ça passait, pour un truc acheté vite fait à l’épicerie. « Non, si c’est toi qui l’avais fait, il aurait même pas levé, le gâteau. T’aurais oublié de mettre la levure chimique, genre. » Il exagérait, honnêtement sa sœur pouvait s’en tirer pas si mal. Woody était bon cuisinier donc évidemment ça ne se comparait pas vraiment, mais ça c’était parce qu’il avait maintenant l’habitude de vivre seul et de se cuisiner des trucs que pour lui. Il avait la chance de pouvoir essayer un tas de recettes sans avoir peur d’empoisonner quelqu’un d’autre que lui. Si c’était mauvais, il était le seul juge. Il avait donc maîtrisé certains plats au fil des années. Ça viendrait pour sa sœur, il n’en doutait même pas. Woody posa finalement sa cuillère après avoir mangé bon nombre de bouchées. C’était délicieux. « Faut que je file bientôt, Nev’. J’peux te voler un verre de lait avant de partir ? » Parce que qui dit chocolat, dit verre de lait. Woody avait toujours été un très grand buveur de lait, le moins gras possible, mais quand même. Il se servit lui-même quand sa sœur lui sortit le lait et un verre, et il le but en quelques rapides gorgées. « Aaaah. Merci. » Il déposa son verre dans le lavabo après l’avoir rincé, puis il se posta devant sa sœur avec un mince sourire. « Je suis désolé pour la bombe de ce midi, Nev’. C’était maintenant ou jamais, j’crois. Ça fait tellement longtemps que je cherchais le courage de te le dire, que j’pouvais pas laisser le moment passer. » Se justifia-t-il, l’air un peu coupable. « Ne te tourmente pas trop avec ça, ok ? Tout va bien aller. » Dit-il pour se convaincre lui-même autant qu’elle.