runaway (jordan)

Au loin, une silhouette se dessinait, comme un mirage, un magnifique mirage. Ses longs cheveux blonds s’emmêlaient au rythme des coups de vent. Ses lèvres en cœur restaient indifférentes à la vue de cette voiture qui, enfin, croiserait son chemin. Ses sourcils froncés ne laissaient guère l’envie à Woody de s’arrêter et, pourtant, tout chez ce mirage l’envoûtait. Plus il se rapprochait, plus il distinguait la posture de la jeune femme, ses mouvements, son pouce bien en l’air maintenant que sa voiture n’était plus qu’à quelques mètres d’elle. Les fenêtres de la voiture de Woody étaient baissées, et le son de la radio était bien élevé, alors sans doute l’avait-elle entendu venir depuis un bon moment déjà. Et lui la voyait apparaître devant ses yeux depuis qu’il s’était engagé sur cette route linéaire qui longeait la côte est. Une fois arrivé à quelques pas de la jeune femme, Woody ralentit sa cadence et se rangea en bordure de la route, après avoir dépassé légèrement la jeune femme. Il regarda dans son rétroviseur et guetta la réaction de la jeune femme. Une fois que celle-ci eut marché jusqu’à lui, il tourna la tête vers la portière à droite, du côté passager. La demoiselle s’était penchée à la fenêtre. « Monte, si t’as pas trop peur. » Lança Woody en esquissant un sourire qu’on n’aurait su décrire. Maintenant que le visage de la jeune femme était plus facile à voir, plus facile à lire, à distinguer, à détailler, Woody la reconnut. « Tu serais pas la fille, enfin, t’étais à la plage ? Avec les Jude Citron ? » Demanda le jeune homme, persuadé que c’était elle. Un visage aussi particulier ne s’oubliait pas si facilement. La scène qu’elle avait faite à la plage non plus. Si cette fille cherchait les embrouilles partout où elle allait, elle les trouverait certainement auprès de Woody. Parce que c’était tout ce qu’il amenait aux autres. La merde. La poisse.

Les deux pieds dans l'herbe, le pouce dans les airs, Jordan n'était pas d'humeur. Si elle avait su que sa bagnole ne démarrerait pas au petit matin et qu'elle avait oublié le chargeur de son téléphone portable, Jordan ne serait pas venu fêter avec sa meilleure amie dans la ville voisine, la nuit dernière. Maisy était partie bien avant elle, un rendez-vous d'affaires probablement. Si l'anglaise n'avait pas fait la grasse matinée, elle aurait au moins pu quêter un transport à sa meilleure amie. Elle se retrouvait plutôt ici, au milieu de nul part, à espérer qu'une âme pas trop mauvaise se pointe. Si seulement ses géniteurs la voyaient en ce moment, ils se fouteraient bien de sa gueule et ne se gêneraient pas pour lui dire de se démerder seule. De toute façon, elle s'était habituée à devoir faire ainsi. Ce n'était pas sur eux qu'elle pouvait compter. Pour aucune raison d'ailleurs. Les sourcils froncés, elle comptait dans sa tête. Si pour son ami canadien les chiffres représentaient les pas, elle avait su en tirer un moyen de ne pas perdre patience. Il ne fonctionnait pas à tout coup, mais en ce moment, elle n'avait pas trop de choix. Soixante-cinq, soixante-six, soixante-sept, soixan... Une voiture approchait. Si le but était de se faire discret, c'était râté. Jordan aurait pu la voir venir à des milles à la ronde tellement la musique jouait fort. Orgueilleuse, elle préserva son pouce en l'air, les bras croisés cette fois, ne regardant que du coin de l'oeil si la voiture s'arrêtait ou non. Il est mieux de s'arrêter, putain, je vais péter un cable. Elle croise son regard alors que l'homme derrière le volant ne s'immobilise pas maintenant, pas tout à fait. Juste quelques mètres plus loin, juste assez pour faire bouillir Jordan qui, malgré tout, tente de garder le sourire. C'est le seul moyen qu'elle a présentement pour rentrer chez elle. D'ailleurs, elle rêve d'un moka glacé les deux pieds dans son spa. Elle fait quelques pas jusqu'à la voiture et s'abaisse légèrement pour apercevoir le conducteur. «Monte, si t’as pas trop peur.» La jeune femme fronce les sourcils, mais le sourire qu'il lui envoie en dessine un au coin de ses lèvres. «Tu crois que je peux avoir peur de toi?» souffle-t-elle un brin de défi dans l'air.  Elle prend place dans sa voiture, et alors qu'elle boucle sa ceinture, l'homme tout au plus âgé de quelques années de plus qu'elle lui lance: «Tu serais pas la fille, enfin, t’étais à la plage ? Avec les Jude Citron ?» Jordan le dévisage. Son visage lui revint vaguement, mais sûrement. Il faisait aussi partie de l'équipe et du coup, il était présent le soir où elle s'était tirée après s'être engueulée avec Alfie. «J'imagine que oui puisque tu sembles m'y avoir vue» dit-elle sèchement avant de replacer une mèche de cheveux derrière son oreille. «Tu démarres ou tu veux prendre une tasse de thé?» Plus tôt elle arrivera chez elle, mieux elle se portera. Et il est hors de question qui l'embête avec cette soirée jusqu'à Bowen. Une chose la rassure, il est du même coin qu'elle.

Les sourcils de la jeune femme se froncèrent encore plus suite à la remarque, ou à la limite à la menace de Woody. Il esquissa un sourire bien malin, malveillant presque, parce qu’il s’amusait bien à jouer à ce petit jeu. Puisque depuis quelques temps le jeu de la séduction le dégoûtait de lui-même plus qu’autre chose, il se disait qu’il se montrerait sous son vrai jour : un monstre. Ni plus ni moins. « Tu devrais. » Répondit-il alors, déverrouillant tout de même la portière pour que la jeune femme soit capable d’entrer si jamais elle faisait le choix éclairé mais peu raisonnable de monter dans sa bagnole. Sa mère ne lui avait-elle pas déjà dit à maintes reprises de ne pas parler aux inconnus, et donc encore moins d’accepter de se faire reconduire par l’un d’eux. Surtout quand il s’agissait de quelqu’un comme Woody. Elle avait tout de même esquissé un sourire, comme si elle relevait le défi qu’ils s’étaient implicitement envoyé. Replaçant finalement son visage, une fois celle-ci assise tout juste à côté de lui, le jeune homme lui demanda si elle était bien l’une des membres de son équipe lors du festival de la mangue. Sa réponse confirma à Woody qu’il avait bien fait de s’arrêter. Remarques sèches, directes, froides. Autant il aimait les filles tellement coincées qu’il était si facile d’intimider, autant il aimait celles qui lui offraient un certain challenge. « T’as peut-être un de ces visages qu’on retrouve partout, qu’on confond avec n’importe quel autre. » Et pourtant cette hypothèse était fausse, si fausse. La jeune femme avait de ces visages atypiques qui restent gravés dans une mémoire, qui la hante, qui la tourmente. Puisqu’ils étaient toujours au bord de la route, en arrêt, elle lui demanda s’il comptait démarrer un jour. Il esquissa un sourire, rallumant le moteur et repartant en trombe sur la route. « Avec toi j’serais prêt à prendre n’importe quoi. » Mêlant séduction à danger, Woody se sentait sur un terrain inconnu avec cette semi-étrangère, ce qui ne lui déplaisait pas. Il baissa légèrement le son de la radio, pour être en mesure de l’entendre si jamais elle se décidait à ouvrir le bec, mais la laissa quand même jouer, les fenêtres baissées, les cheveux châtains de la jeune femme se bataillant avec le vent. « Tu vas où ? Tu rentres à Bowen ? » Demanda-t-il.

Il ne l'effrayait pas du tout. Il avait même quelque chose d'attrayant, d'intriguant. Il lui refléta pourtant qu'elle devrait avoir peur. Jordan ignora volontairement sa réponse, voyant tout le jeu qui se cachait derrière son regard. Le même qu'elle avait porté bien souvent. La jeune femme prit finalement place dans la voiture, répondant sèchement à l'homme qu'elle devait bien être celle qu'il avait vue. «T’as peut-être un de ces visages qu’on retrouve partout, qu’on confond avec n’importe quel autre.» Elle ne bougea pas d'un poil, comme si sa remarque ne l'atteignait pas. Jordan savait pertinemment qu'elle avait des traits qui se distinguaient et qu'on ne voyaient pas en masse. On lui reflètait souvent, d'ailleurs, et elle était surprise que personne ne l'ait encore reconnue à Bowen. C'était bien ainsi, d'ailleurs. Alors qu'il lui faisait tranquillement la conversation, Jordan chercha à provoquer l'homme encore un peu, il ne paraissait pas bien pressé de repartir, celui-là. Un peu plus et il prenait une tasse de thé, le pauvre. Il ne se fit pas prier cette fois, faisant gronder le moteur et partant à toute vitesse. «Avec toi j’serais prêt à prendre n’importe quoi.» Jordan plongea son regard sérieux, mais amusé dans le sien. Elle le fixa si bien, le sourcil légèrement arqué, que l'homme détourna son regard de la route, la fixant en retour. C'était un nouveau jeu, dangereux, mais amusant dans lequel elle s'embarquait. «Fait gaffe, j'pourrais te prendre au sérieux.» En vrai, elle en a rien à foutre, mais s'il se trouve, il pourrait être un bon plan d'un soir. Le jeune homme a l'air autant joueur qu'elle, mais il a un quelque chose que Jordan ne peut concrètement identifier, présentement. Et si cela devrait l'effrayer, ça a plutôt l'effet contraire sur elle. «Tu vas où ? Tu rentres à Bowen ?» La jeune femme regarde à présent les paysages défiler par la fenêtre, le vent faisant danser ses boucles dorées sous le soleil. «J'irai où tu iras», lance-t-elle à nouveau sèchement. Jordan savait qu'il se rendait à Bowen, mais s'il décidait d'en faire autrement, elle était prête à le suivre.

Elle n’était pas très bavarde, la Jordan. En même temps, en se fiant à ses traits sévères, à ses sourcils constamment froncés et à ses lèvres linéaires n’esquissant que rarement un sourire, on ne pouvait être trop surpris. Woody continuait malgré tout à lui enfiler réplique après réplique, amusé et motivé par son silence intentionnel. Qu’il la déstabilise ou pas, peu lui importait, il la testait, désirant connaître la myriade de réactions qu’elle pouvait avoir. C’est la meilleure façon d’apprendre à connaître quelqu’un dans toute son impulsivité et son naturel. Quand Jordan parla de thé, l’homme mentionna être prêt à tout faire avec elle, et enfin son regard quitta l’horizon pour venir se poser sur lui, dans le plus grand des sérieux. Il sourit, amusé par ce sourcil arqué qui lui donnait une allure qu’il ne lui aurait pas attribuée aux premiers abords. Woody détourna finalement les yeux, se concentrant de nouveau sur la route. Il avait beau ne pas se laisser intimider par un concours de regards, il avait le handicap de devoir conduire, lui. S’il ne voulait pas les tuer tous les deux, il devait lever le drapeau blanc, pour le coup. « Fais gaffe, j'pourrais te prendre au sérieux. » Avait-elle finalement déclaré. Woody haussa automatiquement les épaules. Il n’en avait rien à foutre, lui non plus, qu’elle le croit sur paroles ou pas. L’homme avait tellement tout foutu en l’air dans sa vie que même si Jordan l’emmêlait dans ses histoires les plus folles, il n’avait plus rien à perdre. Sa déclaration avait donc sans doute eu sa part de sérieux. « Tu fais ce que tu veux, hein. Et moi, j’fais gaffe à rien. » Avait-il dit, une lumière malicieuse dans le regard. Il conduisait d’une main, l’autre bras étant appuyé contre le rebord de sa fenêtre baissée. Il ne lui manquait qu’une cigarette entre les doigts et on aurait cru voir James Dean quelques minutes avant sa mort. Woody tenta finalement de savoir où s’en allait Jordan, parce que s’il devait la reconduire où que ce soit d’autre, il devait en être avisé. Lui, son chemin était tout tracé ; si seulement ce pouvait en être de même de sa vie. « J'irai où tu iras. » Il la regarda furtivement. « J’espère que personne ne t’attends, alors. » Et, juste comme ça, Woody dévia de sa route quelques kilomètres plus tard, prenant la prochaine sortie qui se trouvait sur leur route. Il ignorait totalement où cela les conduirait, puisque Bowen était encore bien loin devant, mais au Diable la rationalité. De toute façon, cette femme assise à ses côtés ne lui inspirait que la déraison.

Woody lui était apparu dans sa vie comme un défi, qu’elle se devait de relever. Tout était bien trop banal dernièrement, et ça manquait de piquant. De jeu. Comme elle y était habituée. Son côté joueuse ressortait assez facilement, dès qu’on l’interpellait. Le brun avait misé juste en s’arrêtant près d’elle, au bord de la route. Elle l’avait mis en garde, mais cela sembla lui passer dix pieds par-dessus la tête. «Tu fais ce que tu veux, hein. Et moi, j’fais gaffe à rien.» Jordan sourit, amusée par ses paroles et son regard qui ne faisaient que l’encourager à le suivre. Physiquement ou dans le jeu qu’ils menaient, peu importe, les deux étaient fort intéressants. Elle plongea sa main dans son sac et en ressortit une cigarette de sa petite boîte en carton, qu’elle alluma et porta à ses lèvres. Elle en inspira une grande bouffée, l’expirant tranquillement. L’homme lui demanda alors où elle allait et Jordan, sûre d’elle, lui répondit qu’elle irait où lui irait. «J’espère que personne ne t’attends, alors.» Personne ne l'attendait depuis bien longtemps, mais ça, il n'avait pas besoin de le savoir. «Ils patienteront», souffla-t-elle avant de prendre une nouvelle bouffée de sa cigarette. Jordan tendit ensuite le petit bâtonnet en direction de Woody, lui offrant une bouffée, sans même poser son regard sur lui. Elle regardait plutôt la route et ses paysages, puis l'embranchement d'une sortie qu'elle ne connaissait pas. Celle que Woody prit, d'ailleurs. La curiosité s'empara d'elle, alors qu'en fait, n'importe qui de sensé aurait été pris d'un sentiment de danger ou d'inquiétude. Il aurait pu être dérangé, sauf que cette pensée ne lui traversait pas vraiment l'esprit. «J'imagine que tu n'étais pas attendu non plus», ajouta Jordan en jetant un coup d'oeil à Woody. En vrai, elle ne cherchait pas vraiment à le savoir, mais elle préférait éviter que le silence s'empare d'eux. Jordan vivait très bien avec le silence, mais détestait lorsque les autres ne pouvaient le supporter. Quand c'était le cas, ils sortaient toujours des trucs imbéciles et irréfléchis auxquels elle n'avait pas envie de répondre. Alors aussi bien les éviter tout de suite.

Autant Woody était pour Jordan un défi, autant Jordan était pour Woody une descente aux Enfers. Et si la jeune femme relevait le défi haut la main, elle ne tarderait sans doute pas à le rejoindre en glissant sur cette pente bien difficile à remonter. Elle ne savait sans doute pas dans quoi elle s’embarquait, qu’elle connaisse le modèle de la voiture de l’homme ou non. Il y avait bien plus que ça derrière cette route partagée à deux. « Ils patienteront. » Avait répondu la blonde à propos des gens qui l’attendaient, en lui tendant la cigarette qu’elle s’était allumée une minute plus tôt. Woody baissa les yeux sur ce bâtonnet de poison, celui qu’il ne touchait pratiquement jamais. Sa santé avait déjà bien du mal à se stabiliser, il n’allait pas en rajouter en adoptant de mauvaises habitudes de vie. Pourtant, devant l’offre de Jordan, Woody ne put que lever la main et s’emparer de la cigarette, la glissant entre ses doigts et jusqu’à ses lèvres. Il tira une bouffée, profitant de la fumée qui s’engouffrait dans ses poumons, et la relâcha par la fenêtre baissée. Il remit sa cigarette à Jordan alors qu’il venait d’enclencher le clignotant vers la droite, vers cette sortie qui n’était pas celle de Bowen. « J'imagine que tu n'étais pas attendu non plus », avait alors déclaré Jordan, même pas nerveuse, même pas dérangée. Comme si tous les deux se fichaient bien de qui avait le contrôle. Comme s’ils se vouaient une confiance irraisonnée, malsaine, et certainement mal placée. « Ça fait bien longtemps qu’on ne m’attend plus. » Parce que Woody n’était pas digne de cette confiance. Woody décevait toujours tout le monde. Woody ne tenait jamais parole. Alors plus personne n’attendait quoi que ce soit de lui. Un silence s’installa alors, tandis que la voiture était avalée par ce sentier sinueux, pas asphalté, entre les arbres taris et les hautes herbes desséchées par le soleil. Au bout d’un moment, à l’horizon, se dessinait vers l’océan un long pont étroit qui se perdait à l’horizon puisqu’il mesurait près de trois kilomètres avant de s’arrêter abruptement, se prolongeant plutôt à droite et à gauche, comme un quai. C’était Abbot Point, ce terminal charbonnier qui permettait le chargement et le déchargement des navires charbonniers. L’endroit était sous surveillance mais il était possible de se rendre tout au bout du pont sans se faire remarquer, avec un peu d’intelligence. Woody gara la voiture en retrait et regarda Jordan. « Et si on jouait à un jeu ? » Demanda-t-il.

Jordan avait reprit sa cigarette, la portant une fois de plus à ses lèvres. Chaque inspiration qu'elle en prenait la détendait davantage. Elle avait encore un peu la gueule de bois de la veille, mais elle supportait bien. Et le vent qui dansait dans ses mèches dorées lui faisait un grand bien. «Ça fait bien longtemps qu’on ne m’attend plus.» Jordan porta son regard à nouveau vers l'extérieur, ne pouvant s'empêcher de retenir un sourire se créer sur ses lèvres. Elle s'en moquait un peu, même si à la fois, ça l'intriguait. Elle demeura silencieuse tout aussi longtemps que Woody le restait aussi. Elle ne ressentait pas le besoin de parler, ni de poser des questions, comme si le chemin qu'ils empruntaient était tout à fait normal, comme si ce dans quoi ils s'embarquaient n'était que prévu. Le pare-brise avant laissa enfin entrevoir l'esquisse d'un réel paysage, un indice d'où ils pouvaient bien se trouver. La jeune femme remarqua alors l'océan à l'horizon, ainsi qu'un long pont qu'elle ne pu identifier. Ou peut-être que c'était un quai en fait, elle l'ignorait, mais Jordan sentait qu'elle le découvrirait bientôt. «Et si on jouait à un jeu ?» Jordan jeta le mégot de sa cigarette par la fenêtre avant de se tourner légèrement sur le banc de la voiture, retrouvant le regard de Woody. «J'adore les jeux», souffla-t-elle le regard amusé. Elle mourrait d'impatience de connaître ce qui se cachait derrière ses yeux pétillants. Jordan n'avait aucune limite, les repoussant un peu plus à chaque fois.

La voiture arrêta de rouler, réduisant au silence le plus complet ce moment partagé avec Jordan. Il la regardait, alors qu’elle regardait le long quai, ne disant rien, ne bronchant pas. Elle ne semblait même pas intriguée, surprise ou inquiète. Woody aurait ramené n’importe quelle inconnue jusque dans ce trou perdu à travers des sentiers de terre et de sable, si près du fin fond de l’océan une fois au bout du pont, que celle-ci aurait discrètement composé le numéro de la police ou, au moins, demandé à faire demi-tour. Jordan, non. Rien de tout cela. Sa cigarette entre les doigts, elle continuait de fixer l’horizon en tirant quelques bouffées de temps en temps. Recrachant la fumée grise devant elle. Woody avait l’impression que toute cette scène n’était qu’un acte, une prise parmi tant d’autres entre deux acteurs et pourtant, ils étaient bien eux-mêmes. Et surtout, ils étaient bien seuls. Les seuls auteurs de cette curieuse relation qui se dessinait entre eux, trait par trait. Le jeune homme proposa de jouer à un jeu. Jordan jeta le mégot de sa cigarette et posa enfin ses yeux sur ceux de Woody. Ils brillaient d’une drôle de façon. D’une manière que Woody aurait reconnue s’il avait jeté un coup d’œil à son reflet dans le rétroviseur. « J'adore les jeux », répondit-elle. Le jeune homme lui rendit son sourire. « Even if it’s a dangerous game we’re about to play ? » Demanda-t-il avec une pointe d’amusement, arquant un sourcil. Il détourna le regard et pointa d’un signe du menton le long quai qui s’allongeait sur l’eau à perte de vue. « Abbot Point appartient au gouvernement fédéral. Un paquet de gens essaient de se rendre au bout, paraît-il que la vue est à couper le souffle. » Cependant, l’accès était interdit, sous peine d’emprisonnement en vertu de l’article 132.4 du Code criminel australien. La pénalité allait jusqu’à treize ans de prison. Woody se doutait bien que peu importe l’issu de ce jeu, ils n’iraient pas jusque-là, mais cette impression de jouer avec le feu suffisait à faire monter en lui le sentiment de liberté qui manquait à sa vie. Comme si rien ne pouvait l’arrêter.

«Even if it’s a dangerous game we’re about to play ?» Elle aurait pu croire se voir à travers les yeux de Woody. Voir l'adolescente qu'elle était, qui jouait avec le feu et qui réussissait trop facilement à embarquer les autres dans ses conneries. C'était devenu si facile qu'elle en avait perdu l'intérêt, que ce qui devait s'avérer amusant ne l'était plus totalement. Et alors là, et seulement là, elle repoussait les limites de l'imaginable, et elle commettait le pire, à chaque fois. Son regard plongé dans celui de Woody, Jordan pouvait sentir l'adrénaline monter en elle. Un sentiment incomparable, inégalable. Même la drogue ne lui avait jamais procuré un sentiment si enivrant, même pas un peu. Comme si cela la faisait revivre. La jeune femme ne répondit que par son sourire, confirmant qu'elle prenait part à son jeu, qu'elle se lançait complètement. Elle dirigea ensuite son regard vers le quai, alors que Woody reprenait la parole. «Abbot Point appartient au gouvernement fédéral. Un paquet de gens essaient de se rendre au bout, paraît-il que la vue est à couper le souffle.» Les battements de son coeur s'étaient multipliés. Ils étaient encore loin du dit quai, mais il lui paraissait interminable et de ce qu'il venait de lui dire, Jordan se doutait bien qu'une telle tentative ne serait pas sans conséquence. «Au pire, on passera la nuit en tôle ensemble», ajouta-t-elle en hochant la tête, le même sourire collé à ses lèvres. C'était une bien mauvaise idée, probablement la pire qu'elle avait dû avoir depuis qu'elle vivait sous l'identité de Jordan et pourtant, elle n'en voyait rien. Jordan était attirée par ce défi, elle était prête à jouer avec le feu et risquer gros. Passer la nuit en prison pour une connerie était une chose, mais de découvrir l'usage de sa fausse identité et être passible d'une peine en était une autre. Sa vie était bien trop banale à présent, les montagnes russes d'émotions n'étaient pas suffisantes pour elle. Les feux d'artifices, oui. Et elle le croyait, lorsqu'il disait que la vue semblait être à couper le souffle. Mais il lui avait donné envie de le voir de ses propres yeux.

Les yeux de Jordan s’étaient illuminés à la seule évocation du danger. Cette fille-là, elle était poussée par les mêmes pulsions destructrices que lui. Animée par le même désir de repousser les limites, de commettre l’irréparable, d’accomplir l’impossible. Plus Woody expliquait la fonction d’Abbot Point et surtout toute la surveillance qu’il y avait sur son quai, plus Jordan s’excitait à l’idée de relever le défi de l’homme. À voir qui était le plus courageux de tous les deux, maintenant que la décision était prise. « Au pire, on passera la nuit en tôle ensemble », avait répondu la blonde. Woody s’esclaffa, parce que si Jordan pensait que ce n’était qu’une seule nuit en taule qui les attendait, elle était bien mignonne. Plutôt que de la contredire, toutefois, le jeune homme se contenta d’hocher la tête en silence. S’il lui parlait des frais associés et des peines possibles, elle se montrerait peut-être moins téméraire, et ce serait bien moins amusant. De son côté, Woody avait un dossier bien clean, rien à se reprocher jusqu’à maintenant, alors sans doute qu’il s’en sortirait en payant l’amende. Il ignorait toutefois de quoi était composé le casier judiciaire de Jordan. Il s’en foutait, aussi. Elle avait accepté, c’était tout ce que ça lui prenait pour aller de l’avant. Woody ouvrit donc sa portière et sortit de sa voiture, prêt à franchir les derniers mètres qui les séparaient de l’interdit. « Prête ? » Demanda Woody à Jordan, un sourcil arqué et un sourire au coin des lèvres. Ils hochèrent tous les deux la tête avant de se mettre à marcher en direction du long quai. Juste en face, il y avait un grand grillage bloquant l’accès, les portes ne s’ouvrant que lorsqu’Abbot Point était en activité, sans doute. Des pancartes prévenant de l’interdiction de rentrer énuméraient également les peines associées. Woody ne s’y attarda pas plus longtemps. « Quand faut y aller, faut y aller. » Il s’agrippa au grillage afin d’escalader son mur. Une fois de l’autre côté, il regarda Jordan le rejoindre. Il leva ensuite les yeux vers les caméras de surveillance qui parsemaient le parcours jusqu’à la toute fin du quai. Toutes positionnées avec précision et dans un but bien fixe. « T’es plus mince et plus petite que moi, à toi l’honneur. » Lança-t-il avec un sourire, se préparant lui-même à valser entre les trajectoires des caméras.

Jordan ignorait où cette étrange rencontre la mènerait, mais elle était certaine d’une chose : elle n’était pas prête à laisser tomber. À sa réplique, Woody avait ri, hochant la tête comme pour lui donner raison. L’Anglaise n’avait pas peur, si c’était le but recherché, alors c’est raté. Elle avait un casier judiciaire vierge, ici, contrairement aux traces laissées sur d’autres continents. L’adrénaline lui donnait soudainement totalement confiance en le gens engagés par ses géniteurs pour lui procurer sa fausse identité. Même s’ils se faisaient prendre, Jordan userait de son charme et de son passé complètement clean pour s’en tirer. Elle mentirait, puisque c’est le modèle qu’on lui avait toujours enseigné, après tout. Et au pire, ils passeraient la nuit en cellule ensemble, le temps qu’une tierce personne paie pour leur caution. «Prête ?» dit-il en ne cachant guère son sourire amusé. «Plus que jamais», souffla-t-elle tout en faisant un clin d’œil au jeune homme. Ils prirent ainsi le chemin du terrain privé, se retrouvant rapidement devant les grandes grilles délimitant l’entrée au port. «Quand faut y aller, faut y aller.» Jordan l’observa traverser la clôture comme s’il s’agissait d’un simple obstacle, elle ne tarda pas à le rejoindre de l’autre côté. Son cœur battait rapidement et pour une rare fois, depuis des mois, ce n’était pas lié à l’alcool, la drogue ou le sexe. Juste de l’adrénaline, pure. Une fois pénétrée en terrain inconnue, Jordan leva la tête au ciel, repérant une caméra, puis deux, puis toutes celles qui longeaient le quai, du début à la fin. Woody était malade, complètement malade. Et Jordan aimait ça. «T’es plus mince et plus petite que moi, à toi l’honneur.» La jeune femme arqua un sourcil, dévisageant presque le jeune homme. Elle ne faisait confiance à personne et sur ce coup-là, la carte de la galanterie ne fonctionnerait pas. Il viendrait avec elle, en même temps, et c’était non négociable. «Tu viens avec moi», souffla-t-elle, un sourire au coin des lèvres, le regard amusé. S’ils se faisaient prendre, ils se feraient prendre ensemble. C’était de plus en plus excitant. La châtaine attrapa Woody par la main et l’entraîna avec elle, doucement, alors qu’elle s’aventurait vers le quai.

De l’autre côté de la clôture, c’était un tout autre monde qui les attendait. Un monde où le confort n’existait plus, parce qu’ils devraient constamment être sur le qui-vive. Certes, ce n’était qu’une clôture, pas une ouverture vers un monde parallèle, mais la différence entre les deux côtés étaient là. Avant d’avoir franchi le pas, d’avoir fait le saut, Jordan et Woody vivait dans la banalité, paralysés par les règles et les limites. Une fois retombés sur leurs deux pieds, sur le long pont donnant l’impression de mener à l’autre bout de l’océan, ils pouvaient enfin avoir l’impression d’être libres. Ils ne le seraient peut-être pas pour bien longtemps, mais pendant que c’était le cas, ils devaient profiter de cette folie passagère qui les gagnait alors qu’ils bravaient l’interdit. Au diable cette pancarte et les conséquences qui venaient avec ses avertissements. Au diable cette vie simple et rangée que Woody vivait dans l’attente que la maladie lui prenne tout ce qu’il avait. Il voulait vivre, bordel. Et dans le regard de cette femme, ramassée au bord de la route, il avait vu un éclat de vie. Il n’avait pas cherché bien longtemps à comprendre pourquoi le hasard l’avait mise sur son chemin. Sans plus tarder, il invita Jordan à se lancer la première dans la gueule du loup, mais son stratagème ne trompa pas la blonde, qui l’attrapa par la main en soufflant : « Tu viens avec moi ». Woody éclata de rire en la laissant l’emporter avec elle vers l’avant. Au début, leurs pas se firent rapides, sans doute parce qu’ils se croyaient les rois du monde, mais bien vite Woody entendit un bruit mécanique et leva les yeux vers une caméra qui tournait. Il lança, un rire dans la voix : « Oh fuck, ces trucs suivent les mouvements ! » Ils se réfugièrent derrière un muret qui sembla assez efficace pour les cacher le temps de reprendre un peu le contrôle. Woody se hissa un peu au-dessus, sa tête dépassant à peine. « J’sais pas ce qu’ils cachent ici mais ça doit être vachement important, vue la surveillance. » Pas moyen de se rendre au bout du quai sans se faire voir, c’était une évidence. « Mais je veux vraiment voir de quoi a l’air la vue, au bout du quai. » Déclara-t-il, prêt à tout pour se rendre à son objectif. Quitte à se faire prendre.