blacking out the friction (freya)

Habituellement, Woody se retrouvait à ce bar à ce stade d’ivresse lorsqu’il allait faire la fête avec des amis soit sur le bord de l’eau lors d’une soirée, soit ici-même au bar de la plage quand ils se réunissaient entre potes. Les pichets de bière s’enchaînaient les uns après les autres, les hommes les vidant à une vitesse hallucinante en parlant trop fort et en riant pour rien. Les serveurs et les serveuses de l’endroit commençaient à bien les connaître, ces types sportifs qui passaient la journée à surfer ou à naviguer sur l’eau avant de venir terminer la journée au bar, mangeant un morceau alors que les derniers rayons de soleil éclairaient les premiers verres qu’ils avalaient. Toutefois, ce soir, Woody n’était pas avec des amis, Woody n’était pas en compagnie d’une femme non plus au cours d’un rendez-vous de quelque sorte. Woody était seul, sa pinte de bière à la main, buvant à grandes gorgées sa fatigue. Depuis quelques semaines, même s’il n’y avait que sa sœur qui en avait été témoin jusqu’à maintenant, et Sara à qui il en avait glissé un mot le jour du séisme, le jeune homme sentait que sa maladie prenait réellement le dessus sur lui. Une bonne fois pour toute. Son corps l’abandonnait petit à petit. Ses jambes, qui avaient toujours été les premières à flancher, s’engourdissaient trop facilement et il avait parfois du mal à se traîner hors de son lit. À tel point que ses employés devaient couvrir la plupart de ses rendez-vous du matin, parce qu’il mettait du temps à retrouver la capacité à marcher. Ses mains avaient commencé à lui mener la vie dure, aussi. Juste ses doigts qui se refermaient autour de sa pinte de bière manquaient de lâcher prise à tout moment, déversant tout le contenu sur le comptoir. Heureusement, ça ne s’était pas encore produit, car Woody n’aurait pas l’air d’un malade, il aurait l’air d’un ivrogne incapable de se contrôler. C’était un peu ce qu’il devenait, ce soir, d’ailleurs. Parce qu’il en était sans doute à sa septième ou huitième commande et que ses idées n’étaient plus vraiment claires. « Hé, Freya ! » Cria-t-il à l’adresse de la barmaid, qu’il s’autorisait à appeler par son prénom puisqu’elle était non seulement une participante à ses cours de yoga, mais aussi parce qu’elle était souvent la serveuse désignée sur son cas. « J’vais t’en prendre une autre, s’te-plaît, une dernière, avant de partir. » Balbutia-t-il. Il l’aurait bien prise pour la route, malheureusement il n’aurait pas eu le droit de partir avec.

Alors que Freya revenait vers Woody, un mince sourire aux lèvres accompagné d’un regard légèrement inquiet, le jeune homme hocha la tête à sa question. Il ne remarqua même pas l’hésitation ou la désapprobation dans les gestes de la barmaid, il était déjà dans un état trop second pour porter attention à ce genre de détails. Il ne pensait plus correctement, même il ne pensait plus du tout. C’était exactement ce dont il avait besoin, d’ailleurs. La raison même de son ivresse. Woody leva les mains en l’air, comme un coupable voulant démontrer son innocence. « La dernière, promis-promis, chef. » Un petit sourire malhabile éclaira son visage. « Après ça j’te laisse à tous tes autres clients. » Balbutia-t-il, manquant quelques syllabes au passage. Le bar de la plage était bondé, comme la plupart des soirs d’ailleurs, à cette saison l’eau était de plus en plus chaude alors les gens abondaient de plus en plus. Alors que Freya remplissait pour une énième fois son verre, la brunette lui demanda de quelle façon il comptait rentrer chez lui. Woody secoua la tête à sa proposition de lui appeler un taxi. Ce ne serait pas la première fois que ce genre de situation arriverait, mais cette fois, Woody n’était pas venu à pieds. Depuis qu’il avait déménagé dans sa nouvelle maison, il se retrouvait dans un quartier résidentiel pas mal plus éloigné du centre de la ville, alors il ne pouvait plus se contenter de marcher d’un endroit à un autre. « Nul besoin. » Il fouilla dans ses poches et en sortit son trousseau de clés, qu’il agita devant les yeux de Freya. « J’suis garé juste à côté. » Souligna-t-il, comme s’il était tout naturel qu’il prévoit conduire alors qu’il avait visiblement les capacités affaiblies. Woody la remercia pour le verre et en avala trois ou quatre gorgées d’un coup, avant de le reposer sur le comptoir dans un soupir de satisfaction.

À la réplique de Freya, Woody haussa les sourcils. « Vous avez une dose maximale d’alcool, genre une limite ? Vous voulez pas faire d'argent ou quoi ? » Il rigola, visiblement trop amusé par cette affirmation. « Et c’est la première fois que je risque de le dépasser, sérieusement ? » C’était à n’y rien comprendre, lui qui avait passé tant de soirée à boire à même le pichet, faisant des concours de binge-drinking avec ses potes d’université quand ils venaient tout juste d’être diplômés. Difficile de croire que ce soir, c’était la goutte de trop. En même temps, l’homme ne réalisait même plus à quel point boire pour oublier ses problèmes était devenue une habitude trop normale. Il ne se rendait même plus compte de l’air pathétique que cela lui donnait. Pourtant, les apparences avaient toujours été des plus importantes pour Woody. Toujours être le plus populaire. Toujours être le plus beau. Le plus drôle. Le plus sportif. Être le vainqueur sur tous les niveaux, voilà ce qui animait l’aîné des Rutkowski depuis son plus jeune âge. Toutefois, il sentait que ses années de gloire étaient bien loin derrière et que, peu à peu, il tombait. Quand Freya lui demanda quel était son moyen de transport pour son retour chez soi, il lui brandit son porte-clés devant les yeux. Cela manqua de la faire s’étouffer avec son verre d’eau. Elle lui demanda s’il se moquait d’elle ou bien s’il désirait se tuer. Tiens, bonne question. « Du caaaaalme, Freya. C’est quatre ou cinq coins de rue. » C’en était une bonne vingtaine au moins, depuis qu’il avait déménagé. « Tu t’en fais pour rien. » Pourtant, la barmaid réitéra son refus. Elle lui assura qu’elle irait jusqu’à le reconduire par elle-même s’il le fallait. « Beeen si je dois attendre que tu termines de travailler, crois-moi que je vais la dépasser, votre limite d’alcool. » Renchérit-il alors que la jeune femme lui volait ses clés des mains. Et comme ses réflexes avaient disparu avec sa lucidité, il n’eut pas le temps de réagir. « Hé ! » Lança-t-il, sans défense.

Sans plus tarder, Freya lui expliquer que ce n’était pas une question de limites imposées par le bar, plutôt une question de lois. Seulement pour ceux qui prendraient le volant. « Bof, au point où j’en suis, une de plus, une de moins … » Il serait ivre d’une manière ou d’une autre. Il l’était déjà tellement. Cet argument n’en était même pas vraiment un, Woody n’allait pas s’obstiner, en temps normal il aurait même salué de tels actes de la part du bar. Mais là, comme c’était lui, comme il aurait préféré noyer encore longtemps la douleur, il se plaignait. Il n’insista pas plus, toutefois, surtout lorsque Freya lui parla de mort. Il avait peut-être l’esprit dans le brouillard mais ce mot serait toujours assez fort pour relever le voile, ne serait-ce que pour quelques secondes de bon sens. Il hocha la tête, n’essayant plus de reprendre ses clés. Freya lui apporta finalement un verre d’eau, ce qui fit en sorte que Woody fronça les sourcils. « Tu m’avais promis au moins une dernière bière … » Rouspéta-t-il, avalant quand même presque la totalité de l’eau en quelques gorgées. Son mal de tête lui donnait l’impression que celle-ci allait exploser. Il avait le cœur au bord des lèvres, aussi, prêt à tout régurgiter. Freya demeura devant lui, alors qu’il aurait cru qu’elle serait retournée à son boulot. Elle le regarda un moment, avant de déclarer que ses problèmes ne disparaîtraient pas grâce à l’alcool. Demain, ils seraient là. Woody avait entendu cette phrase tellement souvent, pour d’autres. Il l’avait sans doute lui-même dite à quelques reprises, à des potes, à des amies. « Peut-être, mais au moins ce soir j’me serai senti plus léger. » Déclara-t-il. Il repoussa le verre d’eau maintenant vide et s’accouda au comptoir, posant sa tête dans la paume de sa main. « Jusqu’à ce que tu gâches tout mon plaisir … » L’accusa-t-il égoïstement, alors que Freya s’était montrée si gentille, respectable et sensée, jusqu’à présent. Il était trop con, trop loin, pour s’en rendre compte.

Malgré les attaques injustes de Woody, Freya le prenait tout de même avec douceur, malgré l’agacement visible. Elle croisa les bras et soupira en disant qu’elle gâchait effectivement les rêves de tout le monde. Ce n’était pas ce qu’il voulait dire mais, il était vrai que ses paroles sonnaient tout aussi crues et méchantes. Il n’essaya même pas de se rattraper. « Les miens déjà c’est de trop. » Il avait pourtant terminé son verre d’eau et ne le regrettait pas. D’ailleurs, c’était sans doute plus agréable qu’une énième bière, qui l’aurait inévitablement rendu malade. Toutefois, Woody était bien trop orgueilleux et, en ce moment, bien trop ivre pour songer à remercier Freya plutôt que de la faire culpabiliser – même si visiblement ça ne fonctionnait pas. Elle s’éloigna un moment, le laissant seul avec son verre d’eau vide et son sentiment d’impuissance face à lui-même. Il la suivit des yeux, n’ayant de toute façon rien de mieux à faire, et la vit parler dans l’oreille d’un homme qui semblait gérer la place. Probablement le propriétaire ou le gérant, même si Woody ne se souvenait pas l’avoir vu très souvent. Bon, de toute façon, il passait le plus clair de son temps à regarder les femmes, ceci explique cela donc. L’homme hocha la tête après avoir jeté un coup d’œil à l’ivrogne, qui avait la tête dans la paume de sa main et les yeux à moitié fermés. Freya revint alors vers lui et lui affirma qu’elle le ramènerait chez lui. « Maintenant ? Et ton job ? » Il n’avait pas encore tout à fait relié les deux bouts, entre sa discussion mystérieuse avec le gérant et son retour jusqu’à lui. La brunette lui fit signe de s’exécuter, et devant son air autoritaire, Woody n’eut d’autre choix que d’obtempérer. Alors qu’il était sur ses deux pieds et que Freya avait contourné le comptoir pour le rejoindre, celle-ci lui tendit les bras pour l’aider. Il secoua la tête. « Noooon, ça vaaa, je peux marcher. » Il tituba, arriva à faire trois pas, avant de devoir se tenir sur le coin du comptoir. « Juste une seconde. » Il ferma les yeux et inspira. Non, il n’allait pas bien. Maintenant, ce n’était plus que psychologique, il avait fait en sorte que ce soit physique aussi. Question d’un peu mieux creuser sa tombe, quoi. « Ta voiture est loin ? » Demanda-t-il en levant un regard en détresse vers la barmaid.