jayson/alej ▬ who is in control?

Sans un dernier coup d'oeil au cadavre allongé sur la table métallique glaciale de la morgue de Bowen, le médecin légiste remonta la fermeture éclaire du sac mortuaire. Même si le métier était nouveau pour lui, il avait l'impression d'avoir déjà répété ce geste un nombre infini de fois. Trop souvent, il avait eu à prononcer la mort d'hommes et de femmes qui n'avaient été qu'une statistique parmi d'autres. Il ne s'agissait plus de cobayes, d'expériences, désormais. Parfois, il était tenté d’inciser différemment, de plonger ses mains gantées dans des entrailles pour les broyer. Il prenait alors une grande respiration et essayait de chasser ses idées morbides.

La mort n'avait jamais été un problème. Aussi loin qu'il se souvenait, elle avait toujours été là, telle une vieille amie. Enfant déjà, il avait expérimenté sur des animaux, et ce pendant des années. La consécration n'arriva que beaucoup trop tard à ses yeux, alors que Fidel Castro lui offrait la chance de soulever la peau de ses prisonniers de guerre. Un véritable champ de possibilités s'était alors présenté à lui, et Alej n'avait eu qu'à les saisir, une à une. Il les cueillait, telles des fleurs sanglantes qui se fanaient lentement et décrépissaient avec une certaine beauté. Le jeune homme avait toujours trouvé l'agonie fascinante et s'était rapidement plu à donner le coup final pour pouvoir entendre un dernier râle sur une pointe de Miserere.

Le cubain n'était pas fou, non. La folie avait depuis longtemps quitté l'enveloppe charnelle qu'il habitait. C'était une sorte d'élévation, de génie morbide et succulent. Il avait appris à s'en délecter goûte par goûte, comme avec un bon vin. C'était ce qui le gardait en vie. Alej poussa le chariot jusqu'à un tiroir et y engouffra rapidement le corps. Un coup d'oeil à l'horloge qui trônait au-dessus de son petit bureau lui indiqua qu'il était là depuis beaucoup trop longtemps déjà. Son soupir sembla résonner dans la morgue alors qu'il lançait sa blousse sur sa chaise. Il baissa les manches de sa chemise et, attrapant la veste qui pendait mollement sur une patère et le casque posé sur un meuble bas, il quitta la salle au carrelage aussi froid que ses habitants.

Le soleil était couché depuis quelques temps déjà, et Alej détestait avoir l'impression d'avoir passé sa journée dans le sous-sol de l'hôpital de Bowen. Il avait des choses à faire en dehors, comme finir d'emménager sa cave en vue de ses activités futures. Le problème, sûrement, était qu'il n'avait pas renoncé à ce côté-là de sa vie ; qu'il serait toujours le criminel de guerre recherché pour être jugé à La Haie. Les meurtres, les tortures, tout cela coulait dans ses veines, comme si son sang était mêlé à celui de ses victimes. L'homme releva la tête vers le ciel. Quelque chose se tordit en lui. Comment pouvait-il être autorisé à regarder quelque chose d'aussi majestueux que les étoiles, alors qu'au fond, il n'était qu'un monstre parmi tant d'autres ?

A pas rapides, Alej gagna sa moto garée sur le parking des employés. Il en sortit les clés et, vissant son casque sur son crâne, il l'enjamba. Rapidement, il mit le contact et fit rugir le moteur. Il releva les yeux vers le ciel, observant les étoiles. Il n'avait pas envie de rentrer chez lui, en fait. Tout sauf la solitude qui l'y entourait. Il enclencha une vitesse et, sans se soucier d'aucune signalisation routière, il se gara dans le centre ville. Il marcha dans les rues, esquivant des adolescents saouls qui pensaient vivre les plus belles heures de leur vie. Finalement, il s'arrêta dans un bar dont les néons fatigués de l'enseigne grésillaient faiblement comme une armée d'abeilles mourantes.

L'odeur de tabac froid et de bière amère le prit à la gorge. Il n'avait pas de problème avec le parfum de la mort, mais tous les autres semblaient le déranger par leurs nuances singulières. Il s'assit au bar, sur un tabouret collant, juste à côté d'un homme qui paraissait presque aussi perdu que lui. Ses yeux se posèrent sur son verre vide.

« Il va en reprendre un, lança Alej. Et je vais prendre la même chose. »

A vingt heures pile, il s'était enfuit de son bureau - ou son cagibi - de simple fonctionnaire de police, n'en pouvant plus de rester enfermer. Il avait enfourché sa moto et avait balayé le long de la plage pour d'abord se vider l'esprit puis s'était dirigé au nord de la ville.  Il était entré ce soir là dans le bar qu'il fréquentait beaucoup trop souvent ces temps-ci. Le serveur l'appelait même par son prénom, c'était mauvais signe. Surtout pour un futur lieutenant. Mais il avait besoin de se plonger dans quelque chose de réconfortant. Se réconforter de n'être pour l'instant qu'un larbin au boulot, de ne se coltiner que la paperasse de bas étage, d'avoir l'impression d'être inutile. Il était presque à la fin de sa formation de lieutenant, il n'attendait plus que ça, de pouvoir être reconnu en temps que lieutenant modèle, pouvoir tout donner. Faire ce qu'il lui plait. Plutôt que de rester dans un bureau et ne pas bouger de sa chaise. Ce n'était pas pour ça qu'il avait signé. Lui aimait l'action. Mais il lui restait encore quelques mois à attendre. Et ça suffisait à le décourager. Il était fatigué. Fatigué de sa journée. Fatigué de son boulot. Fatigué d'enchainer les conquêtes. Fatigué de ne toujours pas avoir de nouvelles d'elle. Fatigué de la vie. Jamais auparavant il n'avait eu d'envies suicidaires. Mais si ce soir il n'avait pas laissé son arme de travail avec lui, ou si quelqu'un s'était présenté pour lui règler son compte, il se serait laissé faire. Oui, lassé de tout.
Perdu dans ses envies pas très joyeuses, il ne savait même plus s'il en était déjà à deux ou trois verres de whisky. Il avait à peine fini son dernier verre qu'un homme vint s'asseoir juste à côté de lui. Jayson n'eu pas le temps de le dévisager qu'il avait pris la parole pour leur commander à tous les deux un nouveau verre. Jayson jeta un coup d'oeil rapide au serveur qui ne sembla pas du tout surpris puis posa son regard sur l'inconnu. « Je peux encore me commander mes verres seuls vous savez. » Il était un peu sur la défensive, mais malgré tout curieux de celui qui s'était installé à côté de lui. Il en profita pour le dévisager. La trentaine, lui aussi semblait fatigué, le visage fermé, comme lui. Deux êtres errants beaucoup trop tard qu'il n'était raisonnable dans un bar.

Le barman posa les verres en face des garçons. Alej prit le sien et le porta à ses lèvres. Il le reposa ensuite et le garda en main, faisant tourner le liquide à l'intérieur. « C'est peut-être moi qui n'arrive pas à les commander seul. », répondit-il. Lentement, il tourna la tête vers son compagnon de beuverie, puis leva son verre vers lui. « A quoi vous buvez ? » Il attendit sa réponse avant de hocher la tête. Il comprenait que l'on ait besoin de boire de temps en temps ; voire un peu trop souvent. Avant d'arriver en Australie, puis à Bowen, il n'avait jamais réellement eu ce problème. Il ne buvait que peu, voire pas du tout. Il avait autre chose pour le garder en vie, et de bonnes raisons de rester sobre. Beaucoup voulait oublier La Havane, lui non. A l'époque, sa vie lui semblait déjà être un véritable combat, mais pas pour les mêmes raisons. Là-bas, il s'agissait de ne pas être ivre au moment où un opposant au régime voulait vous assassiner. Ici, c'était arriver à vivre quand on avait tout perdu, qui était une lutte incessante. Il ne pouvait se contenter que des cadavres qu'on lui apportait, et des histoires qu'il arrivait à raconter à partir de ce qu'ils avaient laissé. « Je m'appelle Alejandro. » Il avait beau être arrivé en ville quelques temps auparavant, il s'était tellement plongé dans son travail qu'il n'avait pas eu le temps de voir beaucoup de monde. Dans un sens, il préférait presque cela. Il fallait qu'il s'habitue à une nouvelle vie. « Et vous ? », lâcha-t-il avant de boire une nouvelle gorgée.

Le barman leur apporte rapidement leurs deux verres dont ils se saisirent immédiatement tous les deux et en avalèrent une gorgée, comme s'ils n'avaient pas pu attendre plus longtemps. La remarque de l'inconnu le fit sourire. Cela semblait être quelqu'un avec du répondant. Et il aimait ça. « A ma solitude, si je peux dire ça comme ça. » Il n'avait pas forcément envie d'étaler sa vie à un inconnu, et encore moins devant un verre. Parce qu'il n'était pas là pour ressasser, mais plutôt pour oublier. Pourtant, cela ne l'empêchait pas d'être curieux et de retourner la question, aussi histoire de savoir à qui il avait affaire. « Et vous ? » Il avait un regard profond et intriguant à la fois. Et son prénom Alejandro allait bien avec l'individu et l'attitude qu'il renvoyait. C'était quelque chose de très subjectif. Et pourtant, Jayson avait toujours trouvé que cela en disait long sur la personne. Et il en avait cotoyé des gens avec son boulot et sa formation. Des gens qu'il avait du analysé de a à z, sous toutes les coutures. « Jayson, enchanté. » Il lui tend la main pour la lui serrer. Il n'était peut être plus très frais mais il ne perdait pas ses bonnes manières. Ou pas encore tout du moins. Une fois l'homme salué, il se saisit de son verre et le termina cul sec. Il grimaça quelques secondes, l'alcool lui brulant la gorge. Pourtant, il n'était pas encore rassasié. « Ca vous dit un petit défi pour savoir qui va payer nos prochains verres ? » Etait il face à un joueur ce soir ? Il l'espérait. Histoire de rendre cette soirée moins morne.

« Ca vous dit un petit défi pour savoir qui va payer nos prochains verres ? » Alej arqua un sourcil avant de tourner sa tête vers Jayson. Il le sonda un instant du regard avant de sourire en coin. Ce n'était probablement pas son visage le plus rassurant, et il espérait sincèrement que l'autre était assez saoul pour ne pas en tenir compte. A son tour, il termina son verre cul sec avant de s'essuyer la bouche du revers de la manche. Il hocha la tête à plusieurs reprises, puis répondit. « Je ne suis jamais contre un défi. » Il ignorait ce que l'autre avait derrière la tête, mais il était partant. Peu importait réellement ce qu'il risquait à accepter. De toute façon, ce n'était pas comme s'il avait quelque chose à perdre ; et puis ce n'était que pour décider qui allait payer les verres, donc probablement rien de bien dangereux ou méchant. De plus, Alej adorait les défis et se mesurer aux autres. Il faisait partie de ces nombreux mecs qui avaient besoin de prouver leur valeur. Il devait également avouer qu'un peu de divertissement ne pouvait pas lui faire de mal. Il avait passé la journée dans les cadavres - si on pouvait dire ça comme ça... - et avait besoin de penser à autre chose. « Vous pensez à quelque chose en particulier ? »

La réaction du brun était celle qu'il attendait. Un regard assuré et un sourire amusé, tout ce à quoi il avait espéré après sa proposition. « Tant mieux. » Il était bien tombé alors. Ou alors ils s'étaient bien trouvés, placés l'un et l'autre à cet endroit par le destin pour rompre un peu avec le quotidien. C'était la première fois qu'il proposait cela à quelqu'un mais il sentait que ce soir n'était pas un soir comme les autres. Mais il avait proposé ça tellement spontanément qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il allait pouvoir lui proposer. Sûrement l'alcool qui le faisait parler plus vite qu'il ne réfléchissait. Tout le contraire de ce que sa fonction lui exigeait. Mais ce soir il faisait fit de son boulot. Il savait qu'il ne devait pas, mais il en avait besoin. « A vrai dire je n'ai pas d'idée spéciale en tête. Après, il y a le classique beer pong. Mais on n'est pas obligés de faire ça avec de la bière. Ou bien on peut sortir de ce bar, il y a plus de possibilités dehors. » Il avait tellement besoin de reconnaissance et d'adrénaline qu'il se sentait capable de tout. Peut être même de trop de choses. Parce qu'en prétextant un simple jeu pour l'argent, il y avait bien plus qui se cachait derrière cette simple idée de se confronter à quelqu'un. Il reprit son verre et en avala les quelques dernières gouttes avant de chercher une réponse chez l'inconnu. « Qu'est ce qui vous tente ? »

Alejandro haussa les épaules. L'idée de faire un beer-pong ne le passionnait guère. Il avait envie d'aventures, bizarrement. Il avait envie de bouger, de se secouer, de tout sortir de sa tête. C'était quelque chose de rare pour lui qui n'avait jamais vécu que pour son travail. Il était prêt à tout envoyer balader pour une petite dose d'adrénaline ; et visiblement son nouveau compagnon également. « Sortons, on trouvera bien une idée en chemin. » En chemin ? En chemin vers où, il l'ignorait. Cela n'avait pas vraiment d'importance de toute façon. Alejandro sortit un billet de son porte-feuille et le posa sur le comptoir avant de se pencher par-dessus ce dernier. Il attrapa la bouteille de whisky qui s'y trouvait et se laissa retomber sur ses pieds. De sa main libre, il prit son verre qu'il finit en deux gorgées. Il le reposa sur le bois vernis puis tourna les talons. Il partit en direction de la sortie, sans manquer de regarder avec attention plusieurs jeunes filles qui se trouvaient non loin. Il marqua un très léger temps d'arrêt, puis se remit en route. Il n'avait pas envie de batifoler ce soir ; juste de totalement péter les plombs en somme. Il en avait un besoin presque viscéral.  « Quel côté, Jayson ? » Alejandro regarda des deux côtés avant de se concentrer sur son nouvel ami.

Alejandro avait l'air d'avoir bien envie de sortir lui aussi. Et il fallait avouer que ce n'était pas une mauvaise idée. Alors il aquiesca, jouant encore quelques secondes avec son verre. « Cela peut devenir bien plus amusant en effet. Allons y alors. » Il lui décocha un sourire avant de déposer nonchalamment quelques pièces sur le comptoir à son tour, bien content qu'ils ne repartent pas les mains vides. Il sortit directement de Jayson, voyant bien qu'Alejandro trainait quelques secondes à la vues de demoiselles. Mais Jayson n'avait pas du tout la tête à ça. Heureusement que ce dernier ne tarda pas à le rejoindre se demandant qu'elle direction suivre. Jayson soutient le regard d'Alejandro avant d'annoncer d'une voix assurée: « A droite. » On lui avait toujours appris que quand on ne savait pas où aller, il fallait toujours suivre une direction et garder le cap jusqu'à ce qu'on retombe sur une direction connue. Pour lui, sa solution de replis avait toujours été la droite. D'où ce choix. Ils marchèrent quelques minutes en silence, scrutant les environs à la recherche d'une idée malgré la nuit qui les recouvraient. Son regard se porta sur un portail. Ou plutôt sur ce qu'il y avait derrière. Il se surprit même à penser à voix haute. « Belles bécanes ma parole. » Il ne connaissait pas énormément le quartier mais ne s'était pourtant pas attendu à voir de telles bolides dans le coin. Mais de ce qu'il avait appris du coin, elles devaient sûrement être de passage, bien trop chères et rares pour de simples Bowéniens. Il s'approcha un peu plus du portail et glissa sa tête entre deux barreaux, sa curiosité prenant le dessus.

Alejandro acquiesça d'un signe de tête. Dans ce cas, droite ce serait. La bouteille à la main, il partit dans cette direction avec Jayson. Quelques minutes de silence plus tard, les deux garçons se trouvèrent devant une maison. Son compagnon s'arrêta, les yeux perdus derrière le portail, alors que le médecin légiste buvait un peu de whisky directement au goulot de la bouteille. Il s'essuya la bouche de la manche et tendit la bouteille à Jayon tout en s'intéressant à ce qu'il regardait. « Belles bécanes ma parole. » C'était effectivement le cas. Alejandro baissa le bras, alors que son nouvel ami s'approchait du portail pour mieux regarder les motos. Lui jeta un coup d'oeil aux alentours. Toutes les lumières des maisons environnantes étaient éteintes. Visiblement, il n'y avait pas de caméras de surveillance, et à la vue du chat qui ronronnait dans le jardin un peu plus loin, s'il y avait une alarme, elle se limitait à l'intérieur de la résidence. Le médecin légiste s'approcha finalement lui aussi et posa la bouteille de whisky par terre, près du pilier en pierre. « Je pense qu'il est temps que l'on se concentre sur notre défi de la soirée ; et donc plus particulièrement sur ces deux motos. », lança Alejandro. « J'espère que tu n'as rien contre les emprunts à autrui, sans leur autorisation. » Un sourire malicieux se dessinait sur ses lèvres alors qu'il cherchait une prise pour escalader le grillage.

Il attrapa la bouteille et avala quelques petites gorgées du précieux liquide avant de poser celle-ci sur le rebord du muret. Jayson avait l'air d'être tombé sur un autre connaisseur. Bien. Il réagit à la proposition d'Alej, tout d'abord surpris. « Oh. » En voyant ces deux engins, il n'aurait jamais pensé qu'ils avaient trouvé là les prochains jouets de leur expédition. Mais Alejandro avait l'air très emballé par cette idée. Et encore plus par l'idée saugrenue de les emprunter. Sa mâchoire s'était serrée. Et une sorte de combat intérieur avait commencé. Il était policier. Presque lieutenant. Il ne devait pas faire ça. Il ne pouvait pas faire ça. Il n'avait pas le droit. Et pourtant, il en mourrait d'envie. Il attrapa de nouveau la bouteille, avala une gorgée et parla sans plus réfléchir. « Non, j'ai pas de soucis à me faire de ce côté là. » Alors que ce n'était pas du tout le cas. Il savait très bien que ça ne passerait pas du côté de la hiérarchie. Et en même temps, personne ne serait au courant, n'est ce pas ? En tout cas, l'alcool aidant, il suivit Alejandro et commença à grimper sur la grille, poussé par l'ivresse sans doute. Un sourire avait à peine remplacé le doute qu'ils se trouvaient de l'autre côté de la grille. Par le plus grand des hasard, il y en avait deux. Peut être un signe du destin, le pousser à se lâcher. Ensemble. « Tu préfères laquelle ? »