peut-être qu'on doit être un peu amoché avant d'être à la hauteur (mathias)

Les couloirs de l'hôpital fourmillaient de monde ce soir-là, comme bien souvent. L'effervescence des médecins, infirmiers, aide-soignants et du personnel en général s'expliquait par un accident de la route qui s'était produit quelques minutes plus tôt, et les urgences ne désemplissaient pas. La plupart des gens qui déambulaient entre ces murs avaient le visage tiraillé par la peur, la douleur, le désespoir. Les urgentistes quant à eux semblaient concentrés et organisés. Au milieu de tout ce petit monde se tenait Kara, qui observait la scène avec une certaine fascination. Cela faisait déjà deux ans qu'elle avait intégré le programme d'internat de l'établissement mais sa passion ne faiblissait pas. C'était difficile pour elle de rester à ne rien faire alors qu'elle voyait ses collègues s'affairer au travail mais elle n'était pas de garde et n'avait donc pas le droit d'approcher des patients. Elle décida d'ailleurs de s'éclipser discrètement au détour d'un couloir car les titulaires n'aimaient pas voir les internes traîner ici pendant leurs heures de repos.

Son sac sur l'épaule, la jeune femme devait se rendre en salle de garde pour accéder aux douches du personnel. Comme souvent ces derniers temps, elle n'avait pas pu payer sa facture d'eau et s'en retrouvait privée, et elle ne supportait plus les douches froides qu'elle subissait depuis déjà une bonne dizaine de jour. Elle avait donc apporté ses affaires de toilette pour profiter du confort de l'hôpital, et ce en tout discrétion car elle n'était pas du genre à se plaindre de ses ennuis financiers à qui que ce soit. Habituée depuis longtemps à la vie de galères qu'elle menait, Kara ne perdait pas l'espoir de s'en sortir et ses études la motivaient à endurer une condition pas toujours facile.
Au bout de quelques minutes, l'interne arriva à hauteur de la salle de garde et, après avoir vérifié que personne n'était dans les parages, elle s'engouffra dans la pièce. Elle aurait sans doute pu passer totalement inaperçue si Mathias ne s'était pas trouvé là. Heureusement, elle savait que lui aussi passait pas mal de son temps libre à l'hôpital et qu'il ne risquait pas de la blâmer pour ça. « Salut ! T'es de garde ce soir ? Il y a un sacré bordel aux urgences. » lança-t-elle d'une voix nonchalante en s'adossant contre l'un des casiers.

L'accident était un drame. Les familles dévastées se bousculaient dans les couloirs attenant aux urgences et on entendait leurs pleurs, leurs cris de désespoir jusque dans la salle de garde. Kara frémissait toujours en pensant à tout ce qui pouvait se jouer en une fraction de seconde. Elle ignorait ce qui s'était passé exactement mais elle ne pouvait qu'imaginer : un court moment d'inattention de la part d'un conducteur, quelques verres d'alcool en trop... Et les conséquences se ressentiraient encore bien des années plus tard. C'était malheureusement leur lot quotidien, à l'hôpital. Ils étaient en première ligne face aux victimes et à leurs proches désemparés. C'était à eux de leur annoncer la mort, le handicap irréversible, le coma. Et ils devaient y faire face avec un sang-froid presque surhumain. Parfois pourtant, et parce que justement ils n'étaient qu'humains, ils devaient craquer, extérioriser les sentiments contradictoires qui les tiraillaient.

Ce soir-là, Mathias semblait en proie à toute cette violence que les soignants affrontaient chaque jour. Kara le ressentait, parce qu'elle le connaissait bien, parce qu'elle savait qu'il ne supportait pas la souffrance des autres. C'est ce qui le rendait si exceptionnel et elle appréciait énormément cette facette de sa personnalité, selon elle c'était d'ailleurs grâce à cette sensibilité qu'il deviendrait un chirurgien exceptionnel. « Salut! Non malheureusement, et toi non plus il me semble, tu ne devrais pas être chez toi depuis longtemps ? »  La jeune femme grimaça discrètement puis hocha la tête en signe d'approbation. « Tu sais c'que c'est. J'suis incapable de rester loin de l'hôpital plus de deux jours, sinon j'ai l'impression que mes mains s'engourdissent. » lui répondit-elle d'un sourire. En soit ce n'était pas réellement un mensonge, d'ailleurs elle serait probablement venue d'une manière ou d'une autre même si actuellement sa motivation principale restait une bonne douche bien chaude. Cela étant, Kara ne pouvait pas se permettre d'emprunter les douches du personnel tant que Mathias était encore là, car cela aurait probablement éveillé ses soupçons. Elle se contenta donc de s'asseoir sur un banc en observant son collègue. « T'es conscient que si les titulaires nous chopent ici on risque d'avoir des problèmes, pas vrai ? »

Les deux internes partageaient le même sentiment en ce début de soirée difficile. L'impression désagréable de ne servir à rien. Au fond d'eux, ils se savaient capable d'aider tous ces pauvres gens, d'épauler leurs collègues. Ils auraient même pu sauver une vie, qui sait. Et pourtant ils étaient coincés là, à ruminer leur impuissance face au carnage qui se déroulait à la mine. Kara était cependant moins catégorique. Après avoir enchaîné les gardes difficiles, elle savait qu'elle n'était pas au mieux de sa forme et qu'elle aurait sans doute eu du mal à assurer une nouvelle nuit si mouvementée. Alors au fond, peut-être que cette situation la dérangeait un peu moins que Mathias, qui lui semblait vraiment frustré de ne rien pouvoir faire. « C'est pour ça que je me cache ici! Ils sont beaucoup trop débordés pour avoir le temps de venir dans cette salle. Et toi qu'est ce que tu fais là ? » Malgré elle, elle avait piqué la curiosité du jeune homme. Sa présence en ces lieux sur son temps de repos l'intriguait, mais elle n'était pas prête à admettre ses difficultés financières. Ne sachant trop que dire pour expliquer sa venue, elle se contenta d'un piètre mensonge sur lequel elle ne comptait pas spécialement s'étendre. « Hum.. Je croyais que j'étais de garde. J'ai mal lu le planning, finalement je bosse pas. Du coup j'en profite pour récupérer des livres dans mon casier. » lâcha-t-elle sans réfléchir.

Finalement, Mathias évoqua la possibilité d'une rumeur qui risquait de leur tomber dessus s'ils se faisaient surprendre tous les deux dans la salle de garde. « Dans le pire des cas, on passerait pour deux internes qui batifolent dans la salle de garde. » C'était en effet chose courante de surprendre des étudiants à sympathiser dans des endroits très peu appropriés, mais la simple idée qu'on puisse les imaginer vivre ce genre de relation fit monter le rouge aux joues de la demoiselle. Elle savait de source sûre que beaucoup de leurs collègues féminines n'étaient pas insensibles à ses charmes et elle était tout à fait capable de comprendre ce qui les attirait chez lui. Kara laissa échapper un rire nerveux en passant une main dans ses cheveux. « Je n'sais pas c'que tu as l'habitude de faire avec les autres internes, mais j'ai une réputation à tenir ici ! Je suis l'intello de service moi, pas celle qui s'éclate dans les placards avec ses collègues. » Mathias et elle se connaissaient depuis assez longtemps maintenant pour qu'elle puisse se permettre de le taquiner gentiment. Depuis le début de leur internat, ils se serraient mutuellement les coudes pour réussir à survivre à cette jungle qu'était l'hôpital. C'était certainement grâce à lui que Kara n'avait pas encore baissé les bras, et elle appréhendait déjà le jour où il devrait quitter le programme puisqu'il avait une année d'avance sur elle.

Mathias était de ce genre d'homme qui ne pouvait pas passer inaperçu. Son sourire avait le don de faire fondre quiconque y était confronté, et même si Kara ne l'avait jamais envisagé sous cet angle, elle devait bien admettre qu'il faisait tourner bon nombre de têtes. Elle avait arrêté de compter toutes ses collègues qui avaient tenté d'obtenir ses faveurs car elles la savaient en bon terme avec lui. « Menteuse ! Tu savais que j'étais là, c'est pour ça que tu es restée ! » Sa remarque la fit doucement sourire mais elle ne manqua pas de répliquer pour le remettre gentiment à sa place. « Ahaha oui évidemment, tu sais bien que tu es le centre du monde voyons. Fais attention Mathias, encore un peu et tes chevilles vont finir par exploser. Ca va pas être évident d'opérer depuis ton fauteuil roulant. » S'il était déjà brillant, il était en plus doué d'un certain sens de l'humour. Il ne ratait d'ailleurs jamais une occasion pour agacer la jeune interne, qui avait parfois du mal à comprendre où il voulait en venir. Son visage rieur et ses intonations taquines indiquaient une plaisanterie mais ses yeux se teintaient d'une lueur étrange qu'elle ne parvenait pas à définir.

Les histoires de coucheries à l'hôpital n'était un secret pour personne et Kara avait entendu beaucoup d'histoires concernant ses collègues, mais elle en revanche n'était pas du genre à mélanger sa vie professionnelle et sa vie privée. A ses yeux, c'était presque une philosophie de vie pour éviter les situations dérangeantes sur son lieu de travail. « L'intello de service rien que ça. La moitié des infirmiers tourne de l’œil quand il te voit, alors intello, intello.. T'iras raconter ça à tout le service si quelqu'un arrive. » La jeune femme haussa un sourcil, étonnée par la remarque de Mathias. Concentrée sur son internat, elle avait tendance à délaisser complètement sa vie amoureuse au profit du travail et elle n'avait jamais pris conscience de l'intérêt qu'elle représentait pour certains comme le prétendait son ami. « En attendant, y a jamais eu de rumeur sur moi couchant avec les aides-soignantes en salle de repos... Moi quand j'suis là, c'est pour bosser. » A ces mots, elle se redressa face à son casier pour récupérer un livre, comme pour appuyer ses propos. Dos à lui, son sourire s'effaça quelque peu. Elle avait entendu ces rumeurs quelques mois plus tôt et s'était demandé depuis si elles étaient fondées sans pouvoir lui en parler. Au fond, cela ne la concernait ni de près ni de loin mais elle éprouvait une certaine curiosité à son égard et espérait pouvoir la satisfaire en lui demandant clairement les choses.

Mathias et Kara formaient un duo plutôt comique, à bien y réfléchir. Lui, fils de bonne famille, présentait toutes les manières d'un garçon bien élevé et poli. Il avait l'arrogance des grands noms et l'insolence de la jeunesse fougueuse, ce qui ajoutait sans nul doute à son charme ravageur. Elle, de son côté, conservait les réflexes d'une vie à la dure. Tel un animal sauvage, ses yeux se teintaient d'une méfiance certaine lorsqu'elle était approchée de trop près. Loin d'avoir la langue dans sa poche, sa franchise avait une fâcheuse tendance à lui attirer des ennuis car elle avait parfois du mal à faire preuve de tact, et c'était d'ailleurs ce qui lui causait le plus de problème à l'hôpital. Et pourtant, les deux internes s'entendaient à merveille. Ils avaient en commun une même passion, une flamme qui grandissait de jour en jour dès qu'ils avaient un scalpel entre les doigts. A les voir souvent discuter l'un avec l'autre, les collègues se posaient parfois quelques questions à leur sujet. La plupart des filles de deuxième année enviaient la place de Kara mais celle-ci n'y prêtait pas d'attention. Mathias évoquait rarement sa vie privée devant elle, souvent leurs conversations tournaient autour du travail mais cela n'empêchait pas la jeune femme de le taquiner en lui avouant les rumeurs qui couraient dans l'hôpital. « Excuse moi si je t'ai blessée. Je sais très bien que tu n'es pas comme ça, que tu es là pour donner le meilleur de toi même. »  Un rapide sourire vint illuminer le visage de l'interne, qui, toujours dos à lui, referma la porte de son casier.

C'est alors qu'elle sentit sa présence dans son dos, et lorsqu'elle se retourna pour lui faire face, il glissa ses doigts sous son menton pour relever son visage. Ce simple geste, d'une douceur infinie, la perturba l'espace d'un instant. « Tu es sûre que ça va ce soir ? » Troublée, elle secoua légèrement la tête pour se libérer de l'emprise du regard perçant de son collègue. « Oui oui, t'en fais pas. J'suis un peu fatiguée, comme tout le monde ici pas vrai ? » Kara s'apprêtait à récupérer son sac en abandonnant l'idée de pouvoir prendre une douche chaude quand elle entendit, dans le couloir attenant à la salle de garde, les voix de deux de leurs titulaires qui se dirigeaient vers eux. « Merde, c'est le Dr. Jameson et le Dr. Matthews... » La jeune femme n'avait eu aucun mal à reconnaître la voix de la chef des internes et de son amant, et elle réalisait que la situation était particulièrement embarrassante. « Faut pas qu'on reste là ! » lança-t-elle à l'attention de son collègue en l'attrapant par la main pour le conduire jusque dans la salle de bain du personnel, dans laquelle elle les enferma tous les deux en priant pour que leurs titulaires ne monopolisent pas la salle de garde pendant des heures.

La proximité que Mathias avait soudainement instaurée entre eux n'avait fait qu'accentuer le trouble de Kara. Celle-ci avait beau le considérer comme l'un de ses plus proches amis, elle n'en restait pas moins une femme et elle avait, comme toutes ses collègues, remarqué le charme dévastateur de l'interne. Alors très vite, et pour ne pas se laisser embrumer l'esprit par un sourire trop joueur, elle se détacha de lui en assurant qu'elle se sentait bien, qu'il s'agissait uniquement de la fatigue qui s'accumulait ces dernières semaines. Soudain, elle remarqua que deux titulaires s'avançaient vers la salle de garde et son sang ne fit qu'un tour. Si on les trouvait seuls ici, les autres internes n'en finiraient pas de jaser. Et pire encore, leurs supérieurs les renverraient chez eux manu militari car ils n'avaient pas le droit de traîner dans les couloirs en dehors de leurs heures de garde. Jusqu'à présent, le dossier de Kara était impeccable et elle tenait trop à ce qu'il le reste pour l'entâcher d'une bêtise stupide. Sans réfléchir, elle attrapa la main de Mathias et le força à la suivre jusque dans la salle de bain du personnel pour se cacher là. Situation tout à fait cocasse qui ne manqua pas d'amuser le jeune homme. « On est foutus, alors si tu veux prendre une douche je t'en prie. » Sans le savoir, il venait de lui rappeler la raison de sa présence entre ces murs. Et si effectivement elle mourait d'envie de se glisser sous un filet d'eau chaude pour détendre ses muscles endoloris, elle craignait aussi que les deux titulaires ne s'aperçoivent qu'ils étaient là. « Ca veut dire quoi ça, je sens si mauvais que ça ? » répliqua-t-elle d'un air faussement vexé.

De l'autre côté de la porte, le couple de médecins se laissait aller à une étreinte que Kara imaginait relativement fougueuse, à en juger par les bruits de portes de casier qui claquaient. « Heureusement que c'est toi, la situation aurait été embarrassante si ça avait été quelqu'un d'autre en ma compagnie. » Pas franchement à l'aise, elle remerciait intérieurement Mathias d'être toujours lui-même. Imperturbable en toute circonstance. « Oui parce que le fait que nos deux titulaires s'envoient en l'air dans la pièce d'à côté, c'est pas du tout embarrassant.. » Elle espérait d'ailleurs qu'ils sachent se montrer discrets, car le simple fait de les savoir tout proches suffisait à la faire rougir et elle ignorait comment elle allait encore pouvoir les regarder en face après les avoir entendus ainsi. « J'regrette de toutes mes forces de pas avoir emmené mon casque, ou même une paire de boule quies. Avoue que ça va être comique demain matin quand on reviendra bosser. »