Rien ne vaut une bonne soirée entre potes. ( Lennox

Dès que son ami Daemon revenait à Bowen après avoir passé des semaines voir des mois à l’extérieur de la ville, Lennox et lui prenaient le temps de se voir, seul à seul, et de rattraper le temps perdu. Le notaire n’avait pas beaucoup d’amis, ceux-ci se comptaient sur les doigts d’une main, mais il entretenait ses relations avec eux du mieux qu’il le pouvait. Certes, il avait ses faiblesses, ses démons et ses angoisses, mais quand on s’accrochait un peu à lui, il s’ouvrait lentement. Se permettait d’être quelqu’un d’autre que cette boule d’énergie négative. Avec Daemon, il entretenait une amitié comme il n’en avait pas avec d’autres hommes. Bien évidemment, maintenant, Lennox avait Andreas sur qui compter, mais ce dernier était bien plus qu’un ami, il était devenu l’homme qu’il aimait. D’ailleurs, Lennox était nerveux rien qu’à l’idée d’aborder le sujet avec Daemon. Après tout, son ami était homosexuel et Lennox le savait, ce n’était pas un secret, mais du côté de Lennox, ce serait une surprise. Bien que lui-même avait toujours eu ses doutes, bien qu’il ait toujours su, au fond de lui, qu’il n’était pas comme les autres. Dans plusieurs sphères de sa vie. Bref, ce soir, il se rendait chez son ami qu’il n’avait pas vu depuis six mois, au moins. En six mois, il s’en était passé, des trucs. Et quand Daemon partait sur la route pour jouer du piano, ils ne gardaient que très peu contact. Et Lennox ne tenait jamais à l’emmerder avec ses histoires. Il avait mieux à faire, en tant que grand pianiste. Daemon n’était donc au courant de rien : sa tentative de suicide, sa cure de désintoxication, la mort de Lou, et surtout l’arrivée dans sa vie de la personne qui l’avait sauvé du fond du gouffre : Andreas. Lennox se rendit donc chez le pianiste, sonnant à sa porte une fois arrivé. Son ami vint lui ouvrir sans attendre. « Salut Daemon ! » Lennox avait toujours de la difficulté à utiliser des surnoms. Il se trouvait tellement idiot. C’était un miracle qu’il lui arrive d’appeler Andreas Andy. « Tu m’as manqué aussi. » Avoua Lennox avec un sourire tout en répondant à l’accolade, avec son habituelle maladresse. Daemon lui confia alors qu’il avait l’air d’être en pleine forme, ce que Lennox n’entendait pas souvent comme compliment. Il avait toujours les traits si las, fatigués. Peut-être qu’en six mois, dont quatre passés avec le norvégien, Lennox avait réellement repris un peu de vie. « Euh n … » Non merci, allait-il dire concernant l’offre sur la bière, mais Daemon s’était déjà éclipsé vers la cuisine. Lennox ne se serait pas attendu à rentrer aussi vite dans le vif du sujet mais en même temps, il aurait dû s’en douter. Une bouteille de vin, des bières, un bon whisky. Daemon et lui avaient l’habitude de s’offrir de petits remontants du genre quand ils se voyaient, avant. Avant que tout ne s’écroule. En revenant au salon, Daemon lui tendit sa bière ouverte et lui demanda s’il lui avait manqué en six mois. « Évidemment, comme toujours ! » Il marqua une pause, regardant sa bière ouverte, arrivant à sentir ses effluves enivrants. Ça ne lui ferait pas de mal, pas vraiment. Et Daemon n’en saurait rien, et il n’y avait personne pour le lui dire. « Et tu as manqué quelques trucs, aussi. » Avoua-t-il après s’être raisonné. Il posa sa bouteille de bière sur la table un peu plus loin, faisant les quelques pas qui l’en séparait. « Je ne bois plus … je suis désolé, j’ai voulu te le dire mais … » Il secoua la tête et essaya de se détendre avec un léger rire nerveux. « De toute façon je n'ai pas de doute que t’arriveras à la boire celle-là aussi. » Déclara-t-il en relevant son regard gêné, honteux, vers Daemon.

Avant même que Lennox n’ait pu formuler sa propre pensée concernant cette bouteille d’alcool entre ses mains, Daemon la fit cogner contre la sienne. Il releva alors la tête vers son ami, et en faisant abstraction de ses dernières paroles, il lui avoua ne plus boire. S’il s’attardait à d’autres détails, s’ils enchaînaient sur un autre sujet, Lennox n’aurait plus la force de reculer, après. Il n’aurait plus la force de s’ouvrir, de se montrer dans toute sa vulnérabilité, en admettant ses faiblesses les plus noires, les plus profondes. Devant les propos vagues du notaire, Daemon sembla intrigué, mais quand le trentenaire arriva finalement droit au but, il sembla davantage surpris. Pas d’une façon négative, au contraire. « Euh, oui, oui un jus de fruits ce serait bien. Merci. » Il hocha la tête. Il avait toujours l’impression d’avoir douze ans dans ces moments-là, d’être le gamin qui n’a pas encore le droit de toucher à l’alcool. C’était en quelque sorte le cas de son côté, mais c’était lui-même qui s’enlevait son droit. Parce que s’il retombait dans l’état dans lequel il était des mois plus tôt, il n’en ressortirait pas vivant. Pas cette fois. « Il s’est passé pas mal de trucs, en fait … pas mal de trucs qui m’ont mené jusqu’à ça. » Jusqu’à cette reprise en main, jusqu’à ce changement dans sa vie. Daemon lui proposa alors d’aller s’asseoir sur le canapé, pour discuter plus amplement de ces autres nouvelles. « Tout comme toi, c’est vrai que ces six mois ont été chargés de moments intenses, ici aussi. » Lennox lui sourit tout en prenant place à côté de lui sur le divan. Son nouveau statut le rendait un peu plus mal à l’aise par rapport à Daemon, mais il tenta de ne rien laisser paraître. Il ne voulait pas que ça affecte leur amitié. Ça n’avait pas à gâcher leur amitié. « Vas-y, commence, tu m’intrigues avec tes histoires. » C’était vrai, mais c’était aussi vrai que Lennox préférait repousser le moment où il devrait, lui, s’ouvrir à son ami. Il avait tant à raconter. Il réalisait que d’énumérer l’un après l’autre les événements des derniers mois rendrait le tout tellement vrai, et tellement horrible aussi. La douleur était encore vive, cela ne faisait aucun doute, et même si Andreas gagnait un peu plus d’avance sur les démons de Lennox, jour après jour, il n’avait pas encore réussi à faire taire leur noirceur. Les nuages assombrissaient encore le monde de Lennox et Daemon ne tarderait pas à comprendre pour quelles raisons. Toutefois, avant d’alourdir cette ambiance, avant d’avoir à mettre des mots sur sa souffrance, Lennox préféra écouter son ami. Il avait toujours préféré écouter les autres que s’écouter lui-même. C’était moins douloureux, moins confrontant.

Un événement précis, ou plutôt plusieurs événements distincts. « On peut dire ça comme ça, ouais. » Ajouta Lennox au commentaire de Daemon, n’entrant pas pour le moment dans les détails puisqu’il se voyait mal commencer la soirée avec de telles confidences. Évidemment, ils finiraient forcément par y arriver, mais s’il pouvait avoir le temps d’organiser sa pensée avant, ça vaudrait mieux pour tous les deux. Dans le cas contraire, Lennox s’éparpillerait et s’égarerait. Et le complexe labyrinthe permettant d’arriver aux réelles émotions du notaire n’était pas facile à résoudre. Ils allèrent donc s’asseoir sur le canapé et, après que Lennox ait avoué avec lui aussi vécu des moments pas mal intenses au cours des derniers mois, Daemon s’en montra ravi. Le trentenaire eut une légère grimace qu’il cacha du mieux qu’il le pouvait. Son ami changerait rapidement d’avis quand il saurait de quels événements il s’agissait. Rien qui ne pourrait lui procurer de la joie. Enfin, mis à part l’arrivée d’Andreas dans sa vie. C’était bien le seul événement positif qui était survenu dans la vie du notaire. Au moins, cet événement prenait présentement toute la place, faisant de l’ombre sur les autres de plus en plus. Ensemble, ils s’élevaient au-dessus des nuages. Il fut alors décidé que ce serait à Daemon de se confier le premier, ce qui arrangeait absolument Lennox. « T’en fais pas, on n’aura pas à se rendre jusque-là. » Dit Lennox en parlant de la torture, même s’il avait de sérieux doutes à propos de ça. Parfois, il avait un blocage tellement intense face à certains traumatismes que même le plus grand des ultimatums n’arrivait pas à le forcer à se confier. Lennox se cala contre le dossier du fauteuil avec son verre de jus de fruits dans sa main droite, le dessous du verre posé sur sa cuisse. Son corps était légèrement tourné vers son ami, lui montrant toute son ouverture et son écoute. Et c’est ce qu’il faisait, d’ailleurs. Il l’écouta alors qu’il lui parlait de Devan. Lennox connaissait leur histoire, bien sûr, Daemon la lui ayant déjà racontée. Ces retrouvailles étaient inévitables, le notaire se doutait bien qu’ils ne pourraient pas s’éviter pendant encore autant d’années dans une aussi petite ville, et ce même si Daemon n’y vivait pas en permanence. Quand Lennox apprit que l’ex de Daemon était à l’hôpital, il haussa les sourcils, prêt à entendre la suite, le pourquoi, le comment. Le jeune homme baissa les yeux vers son verre de jus quand son ami sembla avoir terminé de parler. Il était loin d’être doué pour donner des conseils ou relancer une conversation. Il était doué pour écouter, mais pas pour consoler. Son écoute ne servait donc strictement à rien, au final. « Et … et vous avez réussi à tourner la page sur cette histoire ? Enfin j’veux dire … t’as réussi à lui donner les réponses aux questions qu’il semble se poser depuis toutes ces années ? » Peut-être que Devan lui en voulait encore, même après avoir su les raisons et les circonstances. Mais, au moins, il pourrait mettre ça derrière lui. Ou pas. Lennox ne pouvait pas vraiment juger Devan de s’accrocher à une histoire qui datait de dix ans. Il aurait peut-être fait la même chose, à sa place. « Et son état … ? Il ira bien, au moins ? » Demanda par la suite le trentenaire, se disant qu’il ne fallait quand même pas oublier qu’il avait eu un accident de voiture. Ce n’était peut-être pas le meilleur contexte pour des règlements de compte non plus, avec le choc, la peur d’être passé aussi près de mourir, un truc du genre.

Lennox se contenta de rire à la réponse de Daemon concernant le sang sur son plancher. Il savait qu’il le taquinait : son ami avait toujours su comment détendre le notaire quand il avait l’air nerveux et tendu. Ce qui était le cas ce soir, en raison de tout ce qui s’était passé durant cette dernière demi-année. À cause de tout ce qu’il allait devoir confier au pianiste, alors que lui-même n’était pas encore certain d’être capable d’en faire la liste à voix haute. Il avait beau y avoir un peu de lumière dans toute sa noirceur, Lennox voyait encore les derniers mois comme des montagnes qui, même si le temps avait passé, s’érigeaient encore bien haute devant lui. Heureusement, le trentenaire n’eut pas à se lancer le premier dans les confidences, puisque Daemon accepta sans trop de mal à parler de ce qu’il avait vécu pendant son absence ou plutôt, depuis son retour. Ses retrouvailles houleuses avec Devan ne remontaient qu’à quelques jours à peine, donc. C’était peut-être même la première fois qu’il relaterait la scène à quelqu’un d’autre, qu’il verbaliserait son ressenti. Lennox espérait être à la hauteur en tant que confident même si, honnêtement, il en doutait fortement. Malgré tout, quand Daemon se tut, le trentenaire osa le relancer avec quelques questions, pour approfondir le sujet. Il hocha la tête à sa réponse, ne sachant pas vraiment quoi en dire. S’il se lançait sur des hypothèses, alors ils n’auraient que des pistes de réflexion et peu de solutions. S’il essayait de conseiller Daemon, Lennox se baserait sur son propre vécu et il savait pertinemment qu’il n’avait jamais eu la bonne vision de l’amour. Qu’il ne l’avait jamais vraiment vécu de la bonne façon, non plus, jusqu’à maintenant. Jusqu’à Andreas. Mais il était encore trop tôt pour se prendre pour le roi des sentiments – et ça n’arriverait sans doute jamais. « S’il t’en veut encore autant, s’il ne semble pas vouloir tourner la page, c’est peut-être parce que lui aussi t’a toujours aimé. Que c’est toujours le cas. » Lennox haussa les épaules. « Mais c’est difficile de pardonner une infidélité, je sais de quoi je parle … » Avoua le jeune homme en portant son verre à ses lèvres. Il venait de révéler une infime partie du gigantesque problème qui planait au-dessus de lui. Une infime partie qui n’avait même pu lieu d’être, puisque Lou, elle n’était plus. Elle n’était plus. Lennox soupira. Pour relancer la discussion sans avoir à se mettre davantage les pieds dans les plats, le notaire parla plutôt de l’état de santé de Devan. Au moins, il s’agirait de faits. Nul besoin d’interpréter ou de juger de son état médical. « Il en a eu de la chance. » Lennox se demanda quelle était la cause de son accident. Évidemment qu’il pensa à l’alcool. Parce que lui-même aurait pu se tuer de cette façon, s’il avait continué sa descente aux enfers sans demander d’aide. « Tu serais capable de n’être que son ami ? » Demanda Lennox, intrigué, curieux. Si Daemon l’aimait encore aussi intensément, Lennox s’imaginait mal comment il pourrait se contenter de l’avoir comme un ami à ses côtés. En tout cas, si c’était lui dans cette situation, il ne pensait pas être capable de n’être qu’un ami dans la vie d’Andreas. Ils avaient déjà trop vécu, en si peu de temps. Daemon clôtura le sujet et revint finalement à l’attaque sur Lennox, concernant son changement radical de mode de vie. Il hocha la tête en déposant son verre sur la table basse. « J’ai, euhm … disons que ma consommation d’alcool m’a mené à … ben, pas mal au fond du gouffre, en fait. » Au bord de la falaise de la mort. Il s’y était doucement laissé glisser, mais la main de Lou l’avait remonté. « Mes médecins … » Ceux qui l’avaient traité après sa tentative de suicide. « … m’ont conseillé d’aller en cure de désintoxication. Enfin, conseillé … j’y étais pas mal forcé, disons. Mais au bout du compte, je ne regrette pas. Ça aura été une période difficile, mais après ça, j’ai repris ma vie en main. Jusqu’à ce que … » Il déglutit. Il essayait de s’en tenir à la chronologie, mais quand vint le moment de parler de l’infidélité de Lou, Lennox jugea plus sage de ne pas en parler. Elle était décédée, de toute façon. À quoi bon revenir là-dessus. Même s'il en avait glissé un mot à Daemon un peu plus tôt.« Tu te souviens de Lou ? » Évidemment que Daemon s’en souviendrait. Après tout, Lennox était fiancé à la canadienne. « Et t’as sans doute lu dans les journaux ce qui s’est passé en septembre, le séisme … » Bowen en était l’épicentre. La ville avait été ravagée. Daemon avait été chanceux d’être en tournée à ce moment-là. « Lou a été une victime de ce séisme … Elle a été dans le coma pendant trois mois avant de … avant de mourir. » Sa voix se faisait tremblante, hésitante. « Elle est morte. » Confirma Lennox, comme si sa phrase précédente n’était pas assez évidente. C’était surtout pour lui-même se le faire réaliser, car parfois encore, il avait le réflexe de songer à elle comme si elle pourrait apparaître n’importe quand.

Daemon et lui semblaient sur la même longueur d’ondes concernant le fait que si Devan s’acharnait autant à lui en vouloir, c’était sans doute parce que des sentiments encore plus forts étaient présents, cachés derrière. À moins qu’il ait été le genre d’homme à s’accrocher autant au passé, malgré le temps qui passe, malgré l’effritement des sentiments. Cela était également possible mais, sans pouvoir s’expliquer pourquoi, Lennox croyait davantage au premier cas de figure. Une rancœur si vive ne s’expliquait que par ça, selon son vécu. « Autre chose ? À quoi penses-tu ? » Demanda Lennox, intrigué par cette réflexion de son ami. D’autant plus qu’il prit un air bien songeur après l’avoir dit. Ils parlèrent ensuite de l’état général de santé de Devan parce que même si le notaire ne l’avait jamais côtoyé, il pouvait quand même s’inquiéter de sa condition. Surtout parce qu’il était tellement important pour Daemon. Si jamais il avait de graves blessures, il savait que Daemon se ferait du mauvais sang. Quand son ami se demanda comment l’accident avait pu survenir, Lennox baissa les yeux, parce que la réponse lui venant en tête n’était certainement pas celle que son ami voudrait entendre. Et puis, il se trompait peut-être sur toute la ligne. Après tout, il n’avait pensé à cette issue que parce que lui-même avait eu des problèmes d’alcool. Ce n’était pas tout le monde qui gérait ses problèmes de cette manière-là. Lui n’avait eu que peu d’autres ressources, quelques mois plus tôt. « Il a peut-être voulu éviter une voiture qui venait en sens inverse, ou un piéton, … ça peut s’expliquer de bien des manières et tu ne sauras que si tu lui demandes … » Lennox avait préféré émettre des hypothèses différentes que la principale qui le rongeait. Pour préserver son ami, peut-être. Ou pour ne pas s’aventurer sur un terrain qui ne lui appartenait pas. « Je sais pas si je serais capable, moi … à ta place j’veux dire. » De rester ami avec Andreas, de le voir embrasser d’autres hommes, en public en plus alors que lui n’arrivait pas encore à lui offrir cette exclusivité aux yeux de tous qu’il voulait tellement.

Bref, Daemon reporta l’attention sur Lennox, sur ses six derniers mois à lui. Après une certaine hésitation qui ne le semblait plus le quitter, il se lança quand même. Il valait mieux se débarrasser de ce mauvais moment, au fond. Et puis, en parler le soulagerait éventuellement. Daemon avait toujours su choisir les bons mots, aussi, contrairement à lui. « Je ne voulais pas te déranger pour ça, j’avais des gens autour de moi pour m’épauler, et de toute façon quand je suis rentré en cure, je n’avais pas de droit de sorties, et pas de visites régulières … ça n’aurait servi à rien, sauf te distraire. » Il haussa les épaules. Et puis, à ce moment-là, Lou avait été là. Même si leurs retrouvailles à sa sortie avaient été gâchées par cette rumeur. Rumeur fondée … mais sur de mauvaises bases, apparemment. Lou avait bel et bien été infidèle, mais de savoir si ça avait été volontaire ou forcé, ça, Lennox ne le saurait jamais vraiment. Surtout parce que Chase, le seul qui semblait avoir les réponses, avait déménagé de Bowen. Et que Lou n’était plus de ce monde ; ce que Lennox ne tarda pas à partager avec Daemon. Quel choc ça devait lui faire. Maintenant, le notaire s’en voulait d’avoir gardé tous ces événements majeurs pour lui, parce que son ami allait devoir gérer toutes ces informations d’un seul coup. Ce n’était pas juste pour lui. En apprenant la nouvelle du décès de Lou, Daemon s’approcha de Lennox et le serra dans ses bras alors que les larmes montaient aux yeux de l’homme et que sa respiration devenait plus difficile. Bien sûr que c’était dur, encore aujourd’hui, d’en parler. Bien sûr que son deuil n’était pas encore fait. « Je m’excuse, je m’excuse vraiment … T’as raison, j’aurais dû te le dire. Mais tout se passait en même temps, je ne savais plus où donner de la tête … » Il avait dû gérer ses propres problèmes, en plus de son deuil, en plus de sa rencontre avec Andreas. D’ailleurs, quand Daemon lui parla de son couple avec Lou, Lennox n’arriva pas à le laisser ainsi vanter son ancien couple alors qu’il était de nouveau amoureux. « Tu sais … au final, je pense que … que Lou et moi, ça n’aurait peut-être pas duré. Enfin … je ne sais pas. » Après tout, il n’aurait peut-être pas rencontré Andreas, si les choses s’étaient passées différemment. Alors il ne serait jamais tombé amoureux du norvégien. Et il se serait peut-être marié à Lou. « Ce que j’essaie de dire c’est que … j’ai rencontré quelqu’un d’autre. Je sais que … que ça a l’air vite, que … que c’est difficile à croire alors que je suis encore en deuil mais … ça se contrôle pas. Je suis retombé amoureux. » Avoua-t-il.

En parlant de la rancœur de Devan, Daemon laissait entendre qu’il pensait qu’il y avait peut-être autre chose derrière tout cela. Lennox n’avait jamais été très doué pour comprendre ce que les autres pensaient quand ils ne parlaient qu’à demi-mot, il n’avait jamais eu ce don de saisir les émotions des autres en un seul regard. Lui-même avait tellement de mal à se comprendre lui-même, c’aurait été trop lui demander de pouvoir décrypter les paroles des autres. Alors que ce soit pour Devan ou pour Daemon, le notaire n’avait aucune idée de quoi il pouvait s’agir. D’ailleurs, son ami ne semblait pas vraiment pouvoir exposer davantage sa pensée. Il ne semblait pas lui-même pouvoir mettre des mots sur ses sentiments. « Pourquoi ce ne serait pas bon signe ? » Demanda Lennox, surpris de cette réflexion. À ses yeux, s’ennuyer de quelqu’un signifiait au contraire quelque chose de très positif. Mais Lennox n’avait jamais été doué dans les relations amoureuses, alors sans doute que Daemon savait davantage que lui de quoi il parlait. Ils parlèrent ensuite de l’accident, tentant tous les deux de comprendre ce qu’ils ne pourraient pas savoir tant que Devan ne le confirmerait pas. C’était lui qui se trouvait dans la voiture, pas eux. « Ouais, je comprends … C’est sans doute préférable de lui laisser du temps et de la distance, dans ce cas. » Il était vrai que forcer sa présence sur les autres, quand ces autres n’en voulaient pas, ça n’amenait jamais où que ce soit de bon. Lennox était bien placé pour le savoir ; après sa première tentative de suicide, ses parents s’étaient montrés bien trop présents, même intrusifs. Lennox avait bien tenté de leur faire comprendre qu’il avait besoin de temps, mais rien n’y avait fait. Résultat : ils s’étaient éloignés, peu à peu, Lennox se refermant encore plus face à eux. Certes, il ne s’agit pas du tout du même contexte ou du même genre de relation, mais le principe demeurait. Ça ne servait à rien d’outrepasser les limites de l’autre. À la réflexion de Daemon sur son amour pour Devan, le trentenaire hocha la tête. « À t’entendre parler, j’pense aussi … » Ils n’allaient pas se leurrer, quand même, alors que l’évidence était droit sous leurs yeux. Et Lennox ne tenterait pas de le dissuader de ses sentiments pour le préserver. S’il aimait Devan, il ne pourrait pas tourner la page en un claquement de doigts.

Bref, les deux amis changèrent de sujet, inversant les rôles. Ce fut au tour de Lennox de se jeter dans les confidences et il n’y alla pas de main morte. En même temps, à quoi ça aurait servi de tourner autour du pot alors que ce qu’il y avait dedans, ce pot, méritait qu’on rentre dedans sans regarder derrière soi ? Lennox se serait dégonflé, autrement. C’était maintenant ou jamais, alors il plongea sans réfléchir. « Je suis désolé. Promis, je ne te cacherai plus rien aussi longtemps. J’espère que rien d’aussi gros ne m’arrivera pendant un bon bout de temps mais … mais promis, si y’a quoi que ce soit, je te téléphonerai. » Lui promit Lennox, réalisant fort bien qu’il avait sans doute vexé leur amitié en gardant Daemon aussi longtemps à l’écart de tous ses problèmes. Loin de lui l’intention de décevoir son ami, de lui faire penser qu’il n’était pas important pour lui. Lennox n’aimait pas déranger, voilà tout, surtout pas quand son ami partait à la conquête du monde musical. Suite à l’annonce de la mort de Lou, Daemon le réconforta en idéalisant son couple, en quelque sorte, alors que le notaire ne savait même pas où il se situait par rapport à ses sentiments pour la canadienne, au moment de son dernier souffle. Il se serait senti bien traître et menteur de laisser Daemon croire le contraire. « Je ne sais pas … Nous n’étions pas à la même place, je pense … On ne s’engageait pas l’un à l’autre de la même manière et j’en souffrais beaucoup … » Alors qu’avec Andreas, Lennox n’avait pas l’impression de tout se donner en s’y perdant. Ils s’offraient l’un à l’autre, ils s’aimaient d’une réciprocité belle et douce. Lennox ne se prenait pas autant la tête que pendant son ancienne relation. C’était peut-être lui qui avait changé, aussi. Il ne savait pas vraiment comment l’expliquer. Le jeune homme profita de ce moment pour parler de son nouvel amour à Daemon, justement. Rien que ça le rendait nerveux, surtout parce qu’il avait changé de côté, en quelque sorte. « En fait, euh … ce n’est pas une femme. » Avoua Lennox, baissant les yeux sur la main de Daemon sur sa cuisse, et saisissant l’opportunité que Daemon venait de lui présenter en lui parlant de cette femme qui avait kidnappé son cœur. « C’est un homme, il s’appelle Andreas. Il vient de Norvège, il n'est à Bowen que depuis l’année dernière … » Lennox semblait donner un paquet de détails, comme si le fait qu’il s’agissait d’un homme allait finir par se confondre avec la masse d’autres informations sur lui.

Lennox hocha la tête. Tout le monde faisait des erreurs, et qu’elles soient minimes ou grandes, les répercussions restaient bien longtemps, parfois pour toujours. Comme disait Daemon, il fallait tout simplement apprendre à vivre avec. Enfin, tout simplement, c’était bien vite dit. Pour Lennox, ce n’était pas aussi facile. Chaque erreur qu’il faisait, chaque mot de trop employé, chaque faux mouvement, le hantaient jusqu’à ce qu’il s’en ronge complètement l’intérieur, bouffant ce qu’il lui restait d’estime. Il passait et repassait dans sa tête ce qu’il avait dit ou fait qui ne lui semblait plus approprié, et culpabilisait à mort. Parfois pour rien, parfois pour de bonnes raisons. Et pourtant, il n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit de la manière que Daemon avait pu blesser Devan. Il n’imaginait même pas comment il ferait pour vivre avec lui-même s’il commettait une erreur qui briserait son couple avec Andreas. Sans doute n’y arriverait-il pas. Il trouvait alors Daemon courageux, de rester debout malgré tout, d’aller de l’avant et même, de se promettre de ne pas lâcher Devan malgré leur passé. C’était beau à voir, que l’amour était plus fort que tout, et Lennox se surprit à espérer que Devan ouvre un jour les yeux là-dessus. « Toi aussi t’es un mec bien, Daemon. Il s’en rappellera bien, un jour. » Un écart de parcours ne devrait pas effacer tout ce qu’il était. Une connerie ne devrait pas faire oublier ce qui avait déjà existé entre deux personnes. Si on lui avait donné la chance, Lennox aurait sans doute pu pardonner à Lou, malgré que sa confiance en elle, en eux, et en lui-même, en aurait été affectée. Ils auraient sans doute pu réapprendre à s’apprivoiser, à se fier l’un sur l’autre. Mais la vie en avait décidé autrement. La vie avait décidé de lui arracher Lou sans explication. Maintenant, Lennox guérissait. Et en parler avec Daemon avait aidé, lui qui avait cherché par tous les moyens de cacher sa douleur aux autres. « Oh tu sais, j’ai toujours été un peu seul pour affronter … pour affronter tout. Et je ne dis pas ça pour m’attirer la pitié ou la tristesse. » Il haussa les épaules, prenant une courte pause. « C’est par choix. J’ai bien des gens autour de moi qui ne demandent qu’à ce que je m’ouvre un peu plus mais … j’ai toujours préféré gérer par moi-même. » Même si, visiblement, ça ne fonctionnait pas très bien. Lennox avait beau vouloir garder l’air fort, il avait beau vouloir paraître en contrôle, il ne l’était pas du tout. À force de tout garder pour lui, il brûlait de l’intérieur, calcinant son âme rien que pour l’apparence. Pourtant, il aurait dû savoir que son regard le trahissait, quand on lisait la fatigue et la souffrance continuelles. De toute façon, depuis quelques mois, tout avait changé. Sa solitude avait été bousculée par l’arrivée d’Andreas, et même s’il avait encore du mal à se confier, à parler de ce qui n’allait pas chez lui, sa simple présence dans sa vie changeait tout. Alors même quand Daemon s’excusa de ne rien avoir vu quant à ses difficultés de couple avec Lou, Lennox se sentit plus détaché. Il avait fait son chemin, malgré sa gorge nouée et les larmes dans ses yeux, malgré son deuil, il avait continué d’avancer, et il le savait. « Je suis moi-même passé à côté, t’en fais pas. J’ai eu besoin de bien du recul pour m’en rendre compte. » Il avait eu besoin que Lou soit à l’hôpital, endormie, pendant des mois, pour prendre conscience que ce qu’ils avaient ne le rendrait pas heureux. Et cela lui avait permis de rencontrer Andreas, cet homme dont il parla enfin à Daemon. Sans doute la nouvelle la plus désarmante pour lui. Lennox, amoureux d’un homme. « Il a un putain de charme, ça oui. » Avoua-t-il avec un rire, baissant encore les yeux sur la main de Daemon contre sa cuisse, qui le serrait davantage à présent. Le contact humain était déjà quelque chose avec lequel Lennox avait du mal, mais en temps normal ça ne l’aurait pas dérangé plus que cela avec Daemon. Ils étaient de bons amis et l’homme était tactile, Lennox s’était fait à ça. Toutefois, dans les circonstances, dans sa nouvelle situation, le notaire ne savait plus comment réagir. C’était con, rien n’avait vraiment changé. Mis à part lui. Quand Daemon revint avec une bière et la bouteille de jus de fruits, Lennox le remercia, sans se resservir pour autant. Maintenant que tout était dit, il pouvait aller plus loin. « Tu sais, je crois bien qu’à quelque part, j’ai toujours su que … que j’étais attiré autant … autant par les hommes que les femmes. J’ai toujours eu mes doutes, mais j’ai … j’ai gardé ça pour moi, tu sais on m’a pas mal montré du doigt pour des trucs bien moins importants, et même pour ça d’ailleurs, même quand moi-même je ne le savais pas vraiment. Et j’dois t’avouer qu’encore aujourd’hui, je le vis difficilement … J’ai toujours peur de ce que les autres vont penser de moi, de nous. » Le notaire releva les yeux et regarda Daemon. « Comment ça s’est passé, pour toi ? Quand tu t’es affiché pour les premières fois ? » Peut-être qu’en lui partageant ses expériences, Daemon permettrait à Lennox de réaliser que ce n’était pas la fin du monde. Que ça pouvait bien se passer.