Colore le monde + Fleur

Une toute petite rue dans le renfoncement de la grande place de Bowen, voilà où était installée la galerie où exposait Jackson depuis que celle d'Ally s'était écroulée lors du séisme l'an dernier. Et ça lui plaisait bien, elle était située en plein centre, mais pas dans l'un de ces grands lieux froids et sans âme qui pouvaient s'apparenter à des musés. Non, pour venir voir ses toiles, il fallait savoir où elles étaient, il fallait peut-être s'y connaitre en art, ou avoir entendu parlé de l'expo par bouche à oreille, en bref, c'était ce que Jax préférait. Lui se moquait d'avoir une grosse visibilité, au contraire il préférait l'anonymat, même si ça payait moins bien, il avait  peint durant tellement d'années sans que personne ne s'intéresse à son travail qu'il n'avait pas besoin d'une renommée ronflante. D'ailleurs il haïssait les vernissages et les commandes sur mesure, il peignait d'abord pour lui, sans la pression des acheteurs ou de son agent. Si ses toiles plaisaient et se vendaient, tant mieux, sinon il ne s'en inquiétait pas. Evidemment, son agent partageait moins son avis, mais il avait appris à se faire au personnage, à ses sautes d'humeur et à son mutisme, parce qu'il commençait à avoir une bonne renommée et qu'il ne voulait pas laisser filer une étoile montante, aussi acariâtre soit elle.
Aujourd'hui et c'était assez rare pour le souligner, Jackson se trouvait à la galerie, il y faisait les derniers réglages de sa nouvelle exposition, il signait la dernière paperasse. En pleine après midi, peu de monde était entré les déranger lui et le galeriste, tant mieux, il pourrait sûrement rentrer tôt. Les toiles de cette collection se composaient d'une dizaine de portraits et de nus féminins, son domaine de prédilection, à la différence qu'habituellement les tableaux étaient sombres, généralement tristes et tourmentés, tout comme lui. Mais sa rencontre, quelques mois plus tôt avec la belle Andréa et sa crinière rousse lui avaient inspiré plus de joie, plus de douceur. Peut-être aussi le fait qu'il aille mieux, que le sevrage de la drogue se tasse, avec le temps, qu'il n'ait plus ses idées noires et donc ces toiles-ci étaient ponctuées de touches de couleur, elles avaient un côté printanier, presque joyeux, il en était plutôt satisfait.

A Paris, on pouvait tomber sur une galerie d’art partout et ailleurs. Montmartre et Montparnasse sont les quartiers de prédilections des artistes français. Dit-on que, ces dernières années, le nombre de galeries d’art contemporain a explosé dans la capitale. Bowen n’est pas une si grande ville, certes, mais les galeries n’y courent pas non plus à chaque coin de rue.

Celle où Fleur allait y pénétrer, était particulièrement attachante, à l’abri de la foule / près de la grande place. Méconnue, elle en avait entendu parler par deux personnes qui discutaient à la bibliothèque. L’extérieur semblait chaleureux, si bien, qu’elle n’hésita pas à rentrer. Un homme s’y trouvait déjà, mais soudain le froid s’empara d’elle. Il avait le visage fermé et un regard transperçant. Fleur se mit à rougir, par automatisme.

- Bonjour, murmura t-elle, de sa toute petite voix.

Elle ne sait bien si elle fut entendue, mais peu importe, elle préférait se faire discrète par peur de déranger. Puis elle resta là, plantée devant un portrait. Silencieuse. Admirative. Emportée. Il y avait une certaine lumière rayonnante dans ces coups de pinceaux. C’en était magnifique.

Absorbé par concentration, Jackson n'avait, en effet, pas entendu la jeune femme entrer, ni même prononcer son Bonjour à peine audible. Pour sa défense, il se trouvait un peu de biais et puis elle s'était faite vraiment discrète. Parce que même s'il n'aimait pas forcément les gens, notre homme n'en était pas non plus impoli à ce point là. Son visage fermé traduisait bien sa réflexion, autant qu'il indiquait clairement que l'artiste n'était pas d'humeur à discuter, de toute façon il ne l'était jamais vraiment. On ne pouvait pas dire que Jax était avenant, loin de là, mais ça faisait parti du personnage, on le prenait comme ça, ou bien on laissait courir, tout simplement, de toute façon il ne se ferait pas aimable pour votre bon plaisir, il avait son caractère comme on dit.
Finalement, après quelques secondes de silence, satisfait du travail accompli aujourd'hui, il se décida enfin à bouger, il comptait signifier au propriétaire qu'il partait et puis rentrer chez lui. Sans se rendre compte que la brunette s'était approchée de lui et aussi parce que la galerie n'était pas bien grande, il pivota sur sa gauche et faillit la bousculer. Surpris, parce que persuadé qu'il était seul dans la pièce, Jackson sursauta et resta interdit un instant avant de froncer les sourcils. D'où tu viens comme ça ? Tu m'as fait peur ! Le peintre ne s'embarrassait pas du vouvoiement, surtout lorsqu'il avait affaire à une personne jeune, ça surprenait, souvent, mais lui trouvait que ça facilitait bien des rapports, lui qui avait tant de mal à communiquer, en témoigne le ton relativement cassant qu'il avait pris pour s'adresser à l'inconnue qui le fixait, presque apeurée.

Peut-être n’avait-il pas entendu sa petite voix, une chose est sûre c’est qu’il fut surpris de remarquer sa présence. Il avait manqué de la bousculer mais il ne manqua pas de l’effrayer. Heureusement que Fleur n’était pas cardiaque, elle eut tellement peur qu’elle gardait encore sa main contre son cœur. Il battait à vive allure, aussi intensément qu’après un marathon.

- Oh pardon, je… j’étais là… depuis tout à l’heure, balbutia t-elle.

Peu à peu, elle se remettait de ses émotions. Ses joues reprirent de la couleur et ses neurones commencèrent à se relier. Fleur supposa alors que l’homme qui se tenait devant elle était le peintre de ses merveilleux tableaux. Il dégageait beaucoup de froideur, par son regard très dur et ses traits prononcés. Instinctivement, ses yeux firent de brefs aller/retours. De lui, au tableau. Comment un homme aussi fermé pouvait peindre de façon si lumineuse ? se demandait-elle.

- Vous m’avez foutu une de ses frousses ! tentait-elle de se justifier, un peu sur la défensive.

Après tout, elle l’avait bien salué quand elle est rentrée dans la galerie. Même si elle ne lui tenait pas rigueur à son tutoiement, elle s’entêta à le vouvoyer.

Il se savait distrait et tête dans les nuages lorsqu'il était absorbé, c'est pourquoi Jax n'avait aucun mal à saisir qu'il n'ait pas entendu la jeune fille entrer. Pourtant il n'aimait pas être dérangé, ça faisait parti de son sale caractère, ça et le fait qu'il soit têtu et ait du mal à se dire qu'il devrait peut-être s'excuser de l'agresser de la sorte, la pauvre fille. Elle avait vraiment l'air désolée et tout aussi surprise que lui, en témoigne sa main posée sur son cœur comme si elle pouvait le calmer par ce simple geste. Mais ça, Jackson l'occultait complètement. A sa première réponse il se contenta de grogner en hochant la tête. Depuis tout à l'heure... elle devait le prendre pour un vrai gougea donc. Puis il la regarda carrément de travers lorsqu'elle l'accusa de lui avoir foutu la frousse. Moi ? Enfin c'est toi qui étais dans mon dos, qui t'es glissée là, sans bruit ! Il fronça les sourcils, prêt à quitter la pièce en râlant dans sa barbe avant de soupirer. On lui avait déjà fait moult remarques et réprimandes sur son comportement envers les clients potentiels ou même les simples curieux qui venaient observer ses œuvres. On lui avait fait comprendre que s'il voulait être aimé il ne suffisait pas qu'il ait du talent, il devait aussi avoir l'air un minimum sympa. Le problème c'est qu'il ne savait pas vraiment faire. Il aimait répéter qu'il s'en moquait d'être aimé et d'avoir du succès. Mais face à cette brunette qui, en soi, ne semblait pas méchante, bien au contraire, il tenta l'exercice et se radoucit. Pardon... j'suis pas très doué en relationnel. Il lui tendit la main. Jackson.

Face à tant d’animosité, Fleur se renfrogna. Elle avait horreur des conflits et comme bien souvent elle se ratatinait à la moindre étincelle. Pour peu, elle se serait même excuser. Sous ses traits de gros durs, il l’effrayait. Fleur restait dans son petit coin, silencieuse, priant religieusement le petit jésus qu’il parte sans détour. Ce qu’il ne fit pas. Il semblait réfléchir puis, enfin, se radoucir. Jusqu’à même se présenter et lui tendre la main. Surprise, Fleur regarda le dénommé Jackson d'un air curieux et finalement relâcha ses épaules dans un soulagement.

- Fleur, lui dit-elle, serrant volontiers sa main.

Le nuage était passé, elle pouvait enfin sourire. Son cœur s’allégea d’un poids, si bien qu’elle se risqua d’engager la conversation. Non seulement parce qu’elle souhaitait détendre l’atmosphère mais aussi pour repartir du bon pied.

- J’aime beaucoup ce que vous faites, lança t-elle joyeusement. Cela fait longtemps que vous avez ouvert votre galerie ?

Heureusement pour lui, l'inconnue n'était visiblement pas rancunière et après avoir eu l'air d'un animal pris dans les phares d'une voiture, elle se radoucie à son tour et serra volontiers sa main en se présentant. Jackson essaya de sourire mais ce ne fut pas une réussite, on ne transforme pas un rustre en agneau d'un coup de baguette... Fleur, il trouva ce prénom joli, très doux, lui pour qui le sujet de prédilection était les femmes, sans être un séducteur né, savait apprécier la beauté d'un visage, la douceur d'une voix, l'aura d'une personne, dans sa globalité, quand il prenait le temps, il pouvait apprécier la présence d'un tiers, bien que ce soit assez rare. Ils contemplaient tous les deux le tableau qui leur faisait face, Jackson le connaissait par cœur, il avait passé tant d'heures à le peaufiner, à le rendre lumineux et il était plutôt satisfait du résultat, après tout c'était une première lui qui donnait souvent dans la noirceur. Peut-être que cette fille n'aurait jamais poussé la porte de la galerie s'il avait exposé une de ses précédentes collections. Merci. Il restait sobre, il ne savait pas vraiment quoi dire en vérité, mal à l'aise avec les compliments, il avait toujours l'impression de ne pas être à sa place. Ce n'est pas ma galerie, j'y expose, simplement, je suis juste le peintre. On m'a proposé une place durant quelques semaines, l'exposition vient d'ouvrir. Il y aurait un vernissage dans quelques jours histoire de faire savoir au tout Bowen et sa région que Monroe avait produit de nouvelles œuvres, le but étant qu'au moins quelques uns de ses tableaux se vendent, enfin surtout pour son agent qui trépignait d'impatience. Vous n'êtes pas d'ici, je me trompe ? Votre accent, votre prénom... Il pariait que la jeune femme soit française, européenne du moins, ce qui expliquerait sa voix chantante et puis son intérêt pour l'art.

Fleur tenait à dire ce qu’elle pensait. Ce n’était pas par flatterie, bien au contraire, sa démarche était sincère. Elle aimait ses peintures, qui dégageaient quelque chose de spécial selon elle. Jackson la remercia, sobrement, mais cela lui suffit amplement. Elle comprenait trop bien ce malaise quand on recevait un compliment, elle non plus ne savait trop quoi dire dans ces moments-là.

Il lui informa ensuite que cette galerie ne lui appartenait pas. Il y exposerait durant seulement quelques semaines, ce qui la peina un peu de ne pas pouvoir suivre les traces du peintre.

- Oh, d’accord. Seulement quelques semaines ? répéta t-elle pour être bien certaine qu’elle avait bien saisit.

Elle se demanda alors si son accent était si terrible, car Jackson reconnut une consonance étrangère dans sa façon de parler. Fleur ne put que sourire, démasquée, comme à chaque fois qu’elle faisait une nouvelle rencontre. Lorsqu’elle se présentait, elle prononçait son prénom à la française. C’était dû à l’habitude d’entendre son père l’appeler ainsi.

- Oui, je suis née à Paris. D’ailleurs, c’est assez rare de rencontrer des peintres à Bowen. C’est bien dommage, parce que, j’aime l’art. Non, non, j’adore l’art ! Et sous toutes ses formes.

Littérature, peinture, sculpture… Sans s’en rendre compte, elle devenait un peu bavarde, plus détendue. Cela se voyait d’ailleurs, elle ne cessait de sourire et sa voix se faisait plus suave. Elle parlait comme une vraie passionnée. En tant qu'artiste, Jackson devait être sur la même longueur d'onde. Du moins elle l'espérait, sinon elle risquait de l'ennuyer.

La sollicitude de la jeune femme était mignonne, mais elle ne comprenait certainement pas tous les enjeux d'une exposition même pour quelques semaines, il fallait payer un droit d'affichage dans la galerie, celle-ci récoltait un pourcentages des éventuelles ventes, il y avait une sorte de pression que Jackson avait du mal à supporter, même si ça faisait parti de son job et qu'il devait bien l'accepter. Grâce à ses expositions, grâce à ses œuvres, il avait gagné assez d'argent pour devenir propriétaire de son atelier, sa maison, il fallait reconnaître qu'il y avait quelques avantages à vivre de sa passion, mais il se passerait bien de tout ce que cela impliquait. Pourtant, pour beaucoup, être artiste se réduisait à faire de l'art, le vendre, vendre son âme en même temps et profiter de son fric en alcool, drogue et autres plaisirs de flambeur. Et bien-sûr, être hautain et suffisant au possible, sinon ça n'était pas drôle. Jax se contentait d'être un con, mais ça faisait parti de sa personnalité, pas de son métier. Quelques semaines c'est déjà bien croyez-moi ! C'est suffisant. Souffla-t-il avec un de ses rictus habituels. Paris ! Il parait que c'est joli... mais les parisiens on mauvaise réputation. Je me plairais sûrement là-bas... Il réfléchissait comme pour lui-même. Il savait que les parisiens avaient une réputation de râleurs et d'éternels insatisfaits, tout comme lui. C'est vrai qu'ici les bons artistes se font rares. Et il ne se considérait pas comme tel. Peut-être qu'ils partent dans des villes plus importantes, Bowen ça n'est pas si reluisant que ça en même temps. Vous êtes artistes vous-mêmes ? Ou juste amatrice ? Il voyait bien Fleur faire de la musique, comme la jeune fille bien sage qu'elle avait l'air d'être.

Très loin de savoir que la gestion d’une exposition était compliquée, Fleur ne comprit pas bien pourquoi quelques semaines lui étaient amplement suffisantes. Elle supposa alors que Jackson préférait se concentrer sur son travail artistique, plutôt que sur son travail logistique. Ce qui est tout à fait légitime, peindre doit être tellement plus intéressant.

Paris regorge d’artistes, y dédiant plusieurs quartiers. Les parisiens ont effectivement mauvaise réputation, Fleur approuva d’un signe de la tête mais s’étonna que le peintre prétende s’y plaire.

- Ah bon ? Pourquoi ? Je ne pense pas que vous aimeriez croiser des personnes désagréables à chaque coin de rue! plaisanta t-elle avec un petit sourire.

Trop de fausses idées circulent sur les habitants de la belle capitale française. Ils conduisent comme des fous-furieux. Ils font la tronche tout le temps, sont de mauvaise humeur. Ils sont méprisants, prétentieux, arrogants. Ils sont stressés donc stressants. Les clichés sont innombrables, soit, et il faut croire que beaucoup d’entre eux sont vrais. Alors qu’à dire vrai, leur vie se résume en trois mots : « métro, boulot, dodo ». Si les parisiens décrochent très peu de sourires c’est parce qu’ils sont préoccupés par leur train-train quotidien.  

Fleur acquieça sur ce fait : les bons artistes se faisaient rares dans les alentours. Bowen n’en regorgeait pas, ou du moins, ils se cachaient dans l’anonymat. D’ailleurs quand il lui posa la question si elle était elle-même artiste, elle se mit à rougir.

- Oh, non… Pas du tout. Enfin, je ne sais pas si on peut considérer l’écriture comme de l’art mais… J’écris… avoua t-elle avec difficulté. Mais sous un pseudonyme. J’écris surtout par plaisir.

Depuis un moment elle mettait à jour un blog littéraire où elle écrivait des nouvelles à la manière d'Emile Zola. Jusqu’à présent elle n’avait avoué cela à personne, d'ailleurs elle ne sait pas bien comment cette information lui avait échappé de sa bouche. Peut-être que, contre toute attente, Jackson lui inspirait confiance.