you're the angel on the top of my tree, uhuh (jeff)

Les dernières semaines n’avaient pas été des plus faciles moralement. L’état d’Amélia, anciennement ma Lilas, était à surveiller et j’étais loin d’être le mieux placé pour comprendre les troubles mentaux. C’était un univers qui m’était tellement inconnu, et j’avais bien du mal à y faire face. Certes, j’avais encore ma belle Zelda qui me permettait de décrocher un peu de tout ça, mais avec l’arrivée du temps des Fêtes, elle était souvent partie pour des partys avec de grosses compagnies, des rassemblements, des événements de promotion aussi, bref c’était un temps énormément occupé pour elle. De mon côté, c’était tout le contraire. Les jeunes du centre venaient un peu moins parce qu’ils passaient du temps en famille. Il n’y avait que ceux qui étaient réellement seuls ou trop en conflit avec leurs parents qui venaient y passer du temps. Et avec tous les animateurs qui étaient à leur disposition, il y avait parfois trop de personnel pour le nombre de jeunes présents. Bref, avec ce rythme lent face au rythme de vie effréné de Zelda, j’avais pas mal d’heures libres devant moi. À mon retour de France, où j’étais allé pour visiter Amélia, j’avais été très occupé par la paperasse à remplir et la direction du centre à reprendre en main. Maintenant que tout était bien en ordre et que les rapports de fin d’année étaient imprimés, je pouvais me concentrer sur mes petites vacances qui se profilaient à l’horizon. D’ailleurs, à ma première soirée de libre, j’avais contacté Jeff pour qu’on aille boire un vin chaud dans un verre de glace au festival de l’igloo. Question de voir ça prenait combien de temps boire le vin chaud avant que le verre ne fonde. Il faudrait l’essayer à plusieurs reprises si nous voulions avoir un échantillon assez représentatif pour confirmer nos résultats. J’arrivai donc face à ce grand dôme gonflable en transport en commun, ne comptant absolument pas sur mes facultés pour assurer mon retour en voiture à la fin de la soirée. J’entrai dans l’igloo et repérai assez rapidement Jeff au bar. « Déjà en train de picoler ! » Lançais-je en lui assénant une tape amicale sur l’épaule, sans même avoir pris le temps de regarder s’il s’était effectivement commandé quelque chose à boire ou non.

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Sous le contact de ma main, je sentis Jeff tressaillir un peu. Ou c’était peut-être le contact de ses lèvres avec le verre glacial vues les conditions météorologiques dans cet igloo. Un monde à part, si on comparait à la température actuelle dehors. J’avais l’impression d’être remonté vers le nord, vers l’Irlande. C’était peut-être un mélange des deux, aussi, le froid et ma claque amicale. Heureusement, il ne s’était pas étouffé. Ce n’était pas très prudent de ma part, surtout à l’approche de Noël comme ça, de risquer de tuer un de mes meilleurs potes. Je m’assis à côté de lui sans rien dire, un grand sourire scotché au visage en détournant un peu le regard pour mieux observer l’endroit. C’était beau, à la limite du féérique même, et honnêtement je me demandais à chaque événement comment la ville, une si petite municipalité, faisait pour trouver l’argent pour organiser de telles activités. Il y avait peut-être quelques trucs louches à investiguer concernant les taxes municipales, hein. « Je vais bien, je vais bien, et toi ? » Dis-je même si je n’avais jamais particulièrement aimé le temps des fêtes. Ça me rappelait que je n’avais pas vraiment de famille, et que même lorsque j’en avais une, les célébrations se soldaient par ma mère complètement ivre et incapable de monter jusqu’à son lit. Après son suicide, je passais surtout Noël avec Lily-Anaëlle et sa mère, mais cette dernière n’était maintenant plus de notre monde et Lily avait sa propre famille, pour de vrai. Heureusement, il y avait Zelda, et je passerais les fêtes avec son frère et sa sœur aussi. Ça promettait d’être bien. Jeff me demanda ce que j’allais boire, et j’ouvris la carte avec les différents choix, tous des cocktails un peu remixés avec des noms festifs. « Christmas pudding vodka … j’ai davantage l’impression que je vais m’ramasser avec un dessert, mais à voir les ingrédients ça a l’air bon. T’as regardé, toi ? Tu prends quoi ? » Il y avait tellement de choix, des cocktails plus classiques à des drinks réinventés. Je pourrais facilement passer la soirée à tous les essayer, mais le retour risquait d’être un peu plus pénible.

Le coup de blues de retour de vacances, je connaissais ça aussi. Même si mon séjour en France n’avait pas été de tout repos et surtout n’avait pas un objectif heureux en allant voir Lilas dans cette espèce de maison pour personnes ayant des troubles mentaux, j’en avais quand même profité pour aller visiter quelques endroits importants de Paris. Notre-Dame de Paris, le Louvre, la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, bref tous ces endroits qui faisaient rêver ceux qui ne les entendaient que de nom. Et puis, être loin du travail aussi, même si j’adorais mon boulot et les jeunes, ça faisait du bien d’avoir une sorte de coupure. Après tout, ces jeunes-là avaient des enfances difficiles, comme la mienne l’avait été, et être constamment plongé là-dedans n’était pas toujours bon pour le moral. « J’ai pas de mal à y croire ! Comment c’était, ces vacances ? » Demandais-je avec intérêt. Puis, vint le temps choisir ce que nous allions boire, et alors que j’optais sans scrupule pour le titre le plus étrange du menu, Jeff se décida à me suivre dans ma folie en prenant bien soin de me mettre sur le dos toute responsabilité par rapport au goût. « Au pire, je boirai le tien. Concho-la-poubelle, c’est bien moi ! » Plus vraiment, en fait, c’était plutôt l’ancien moi, ça, celui qui mangeait même lorsqu’il n’avait plus très faim, celui qui mangeait ses émotions, avalant tout sur son passage. J’avais appris à gérer autrement mes émotions envahissantes, mais j’arrivais quand même à me moquer un peu de cette partie de moi qui ne disparaîtrait jamais totalement. Après que nous ayons commandé, et en attendant nos verres, Jeff me questionna sur mes plans pour Noël. « Non, le centre sera fermé pour Noël … On avait tenté l’an dernier mais au final personne ne s’était pointé. Par contre on est ouvert pour tout le reste du temps des fêtes, alors comme ça ils seront pas tout seuls, si jamais … » Ça me faisait de la peine rien que d’imaginer un de mes jeunes se retrouver devant une porte fermée le 25, mais nous l’avions dis bien en avance alors je tentais de me convaincre que ça n’arriverait pas, que je ne laisserais personne en état de détresse émotionnelle, en état de solitude. « Je vais plutôt le passer avec la famille de Zelda. Comme je les ai tous déjà rencontrés, pas de stress ! » Je souris. « Et toi ? Des plans avec Eilynn ? » J’ignorais si elle avait de la famille dans le coin, en fait.  

Jeff dialogua pendant une bonne minute à propos de ses vacances, sans jamais reprendre son souffle une seule fois, ou alors sans que je le remarque. C’était assez hallucinant, d’ailleurs j’essayais de suivre son rythme avec les yeux un peu ronds, retenant chaque détail alors qu’il passait d’un sujet à l’autre sans me laisser en placer une. Et pour couronner le tout, il termina son récit d’un et toi? qui me laissait un peu la gueule à terre parce que bien franchement, je n’en avais pas autant que lui à dire. « Attends, attends, là. Avant de passer à mes vacances on va régler ton cas, hein ! Tu peux pas me lancer toutes ces informations-là et m’laisser toutes mes questions en suspense, non mais, on t’a pas appris l’art de la conversation, mon Jeff ? » Je ris. Évidemment je me foutais de sa gueule, je trouvais surtout la situation amusante. En même temps, je préférais largement un ami qui avait de la conversation comme Jeff qu’un pote à qui il fallait soutirer des informations à coup de questions bien formulées. Je ne m’emmerdais jamais, avec le pompier. « Bon, alors déjà, tu transmettras toutes mes félicitations à ton frère, c’est vraiment génial. Et du coup, comment ça s’est passé, la première rencontre d’Eilynn avec ta famille ? Elle s’est bien intégrée, ils l’ont aimée ? » Je n’en doutais pas une seule seconde mais qui sait, peut-être avait-elle été gaffeuse, ou alors trop gênée. Ça pouvait avoir été un véritable fiasco. « Et pis vous êtes allés où, tous les deux, après ? Des petites vacances à quelque part de spécial ? » Ça pouvait toujours bien conclure des vacances, ça, une fin de semaine dans un chalet perdu au beau milieu de nulle part, ou carrément dans la capitale d’un autre pays. Je ne suivais pas la vie de Jeff au millimètre près, alors qui sait peut-être s’était-il permis de voyager un peu. « Quant à moi, c’est un peu moins jojo, mais au final je pense que tout s’est bien passé. J’t’explique. Je suis allé en France, parce qu’Alek, le frère de Lilas, m’a téléphoné pour me dire qu’elle était internée, ou un truc dans le genre. Je sais pas trop si c’est le bon terme, mais en tout cas … Il m’a appris qu’elle avait un trouble mental. Un dédoublement de la personnalité, un peu comme dans Split, tu vois le genre ? Mais elle, elle a que deux personnalités. Lilas, puis Amélia. J’ai donc … été visiter Amélia. C’était … assez … intense. » Je regardai Jeff, j’avais moi aussi largué cette bombe sans trop prévenir. Un récit assez hors du commun et à voir sa tête, j’eus un rire. « J’aimerais te dire que j’te raconte de la merde et que je me fous de ta gueule mais non, j’ai rien inventé. » Pour faire passer le tout, peut-être un peu d’alcool ? On se commanda donc nos cocktails de Noël qui promettaient d’être bien spéciaux, avant de parler de nos plans pour Noël, et du centre qui serait fermé pour la journée. « T’sais, leur situation est tellement instable que … eux-mêmes ne peuvent pas trop prévoir. Alors plutôt que de risquer que les employés sur place perdent du temps en famille pour qu’au final leur présence ne serve à rien, j’ai préféré fermer. Je m’ajusterai l’an prochain si je vois que ça a des effets négatifs. » J’haussai les épaules. Pas toujours facile d’administrer. Jeff me parla alors de ses plans avec Eilynn. « Oh mais c’est cool que vous puissiez faire ça en tête à tête. Ça vous permettra de ne pas trop vous fatiguer, en plus. Enfin … ça dépend de ce que vous faites comme festivités. » Dis-je d’un petit regard malicieux. « J’lui ai acheté une reproduction du Trône de fer … enfin, pas taille réelle hein je te rassure. Et puis, un collier aussi, en or. Avec le petit cœur et tout. J’sais pas si elle va rire de moi ou fondre, mais bon, je suis prêt à me ridiculiser. » J’esquissai un sourire. « Et toi ? » Demandais-je alors qu'on déposait nos cocktails devant nous. Chose surprenante, ça avait l'air plutôt bon.  

Un petit condensé … un énorme condensé avec des informations à moitié expliquées, oui ! J’avais un tas de questionnements que je tentais de garder dans ma tête alors que Jeff continuait à me déballer ses trois semaines de vacances. Je profitai d’une pause pendant laquelle il reprenait son souffle pour lui poser toutes mes questions, avant de les oublier. « C’est super ! Mais ouais ça me surprend pas, le courant passe tellement facilement avec Eilynn, je suis persuadé qu’elle les a tous charmés dès la première seconde. Vous les reverrez quand du coup ? » Ça n’était pas toujours facile, de se réunir en famille. Enfin, je ne pouvais que l’imaginer. Ça n’était malheureusement pas un problème que je pouvais risquer d’avoir un jour. Si Jeff ne voyait sa famille qu’aux grands événements, il pourrait donc attendre longtemps encore avant d’y retourner avec Eilynn. Une semaine, c’est vrai que c’est court. « Y’a rien de mieux qu’être à l’hôtel pour relaxer, même quand c’est dans notre propre pays, ça permet de faire le vide et de prendre du temps pour soi … Vous devriez vous offrir ce luxe un peu plus souvent, vous le méritez. » Déclarais-je avec un sincère sourire. Et puis, pas besoin d’aller à l’autre bout de l’Australie. Townsville, MacKay ou encore Brisbane offraient de bons hôtels avec vue sur la plage, en plus d’offrir des activités pour jouer aux touristes pendant la journée. Suite à ces nouvelles palpitantes, les miennes étaient tout de suite moins joyeuses. Disons que mes vacances passées auprès d’Amélia n’avaient pas été de tout repos. Déjà, au départ, elle ne parlait même pas, se confinant au silence comme si elle n’avait plus le droit ne serait-ce que d’exister. Puis, peu à peu, elle s’était ouverte à moi, sauf que nous avions dû nous réapprivoiser complètement, puisqu’elle n’était plus Lilas mais bien Amélia. De quoi foutre le bordel dans ma tête. Dans la tête de Jeff aussi, visiblement, qui tentait tant bien que mal de comprendre tout ce que je racontais. « Intense, bizarre, confus, déroutant, le mot que tu veux. T’imagines … ? J’ai été le meilleur ami de Lilas pendant des années, et là je me retrouve devant elle, même tête, même corps, même cheveux mais … c’est une personne complètement différente qui me parle. On aurait dit le jour et la nuit. » Au départ, j’avais eu du mal à y croire, à m’y faire. Je ne comprenais pas comment deux personnalités complètement différentes pouvait ainsi cohabiter dans une seule tête. Mais elles ne cohabitaient pas vraiment … enfin, pas de leur plein gré, et pas facilement non plus. Mais c’était encore trop flou, trop compliqué dans ma tête, pour que je puisse tenter une quelconque explication à Jeff. « Non, elle est revenue, maintenant. Pour Noël. Elle est revenue quelques jours après moi. Et non, j’ai jamais su … Pour moi, Lilas avait juste un sale caractère, elle était difficile à suivre, une vraie montagne russe … J’étais loin de me douter que c’était parce qu’elles étaient deux là-dedans. » Dis-je en posant mon index sur ma tempe. Nous passèrent à un sujet un peu plus joyeux, Noël, même si au fond parler de mes jeunes qui pouvaient très bien vivre la catastrophe en cette journée de partage et de bonheur ne m’égayait guère. « Non, c’est sûr. Et puis, les années précédentes, je passais la soirée là avec grand plaisir, je n’avais pas de fêtes particulières, je ne faisais rien de spécial à Noël, alors aussi bien offrir mon aide à ceux qui en avaient besoin. Mais c’est différent cette année et … et peut-être que ça a un peu joué sur ma décision, j’avoue. » Je le regretterais peut-être, d’ailleurs. Mais je me sentais affreusement mal de demander à un employer de rentrer un vingt-cinq décembre tandis que moi, je serais dans la famille de Zelda en train de m’amuser. J’avais préféré offrir cette chance à tout le monde, et peut-être au détriment de quelques jeunes. Je préférai donc changer de sujet et parler de nos plans respectifs pour les fêtes. « Une tenue de Père-Noël, hein ? … T’as trouvé ça dans un sex shop ? » Demandais-je avec un rire. J’étais à ce point à l’aise avec Jeff, même jusqu’à l’imaginer dans un costume un peu trop révélateur rouge et blanc. « J’espère que t’as raison ! Enfin, avec Zelda, je pense effectivement qu’elle sera contente. » La petite touche geek, et la petite touche romantique, que demander de mieux ? Je renvoyai finalement la question à Jeff, qui me parla de son cadeau en me gardant le plus important pour la fin. Je le regardai avec de grands yeux. « Attends, attends … tu veux emménager avec Eilynn ? » Bon, c’était assez clair, hein, mais j’avais besoin d’en avoir le cœur net avant de me réjouir pour lui.  

« Bah en même temps, c’est normal qu’elle l’ait été, moi-même je serais nerveux de rencontrer ta famille alors j’imagine pas pour elle ! » Elle qui avait quand même un rôle pas mal plus important que moi auprès de Jeff. J’avais beau être un de ses meilleurs potes, on s’en fout quand même hein, comparativement à la femme qui partageait sa vie. Mais quand même, rencontrer des personnes importantes pour une autre, peu importe qui on était, c’était quand même intimidant. Savoir quoi dire et quoi ne pas dire, bien se tenir, ne pas avoir l’air d’en faire trop ou pas assez. J’imaginais aisément qu’Eilynn avait pu être nerveuse. Pour mes copines à moi, l’affaire était rapidement réglée : elles n’avaient personne à rencontrer. Il fallait bien voir un peu de positif là-dedans … ahem. « Bon ça va alors, si vous vous offrez quelques sorties par-ci par-là. L’important c’est que vous preniez du temps pour vous, peu importe où c’est. » Certaines personnes avaient vraiment la piqûre du voyage et désiraient partir le plus souvent possible, mais d’autres savaient se contenter de ce qui se trouvait aux alentours. Après tout, une petite escapade d’un week-end dans une ville avoisinante, ça pouvait être pas mal, aussi. C’était important de connaître sa propre histoire, d’apprendre sa propre culture, et il y avait tellement à découvrir en Australie. Même avec tout l’argent que j’avais pu gagner à la loterie, je n’avais pas énormément voyagé. Mes deux collègues avec qui j’avais acheté le billet gagnant avaient fait le tour du monde, moi, j’étais revenu à Bowen. À chacun ses choix. Suite aux vacances de Jeff racontées, je racontai les miennes, qui n’étaient franchement pas aussi chouettes, même si être là pour Amélia m’avait fait plaisir. « Je flippe un peu aussi, j’avoue. Elle-même le dit, qu’elle est … fragile, faible, et que l’autre personnalité pourrait réapparaître n’importe quand. Alors je t’avoue que je reste calme quand je suis avec elle pour pas lui montrer à quel point ça me chamboule, mais en vrai, je suis complètement paniqué. Surtout que justement, je sais pas trop ce qui a déclenché son changement … je sais pas exactement ce qui a fait qu’elle a repris le contrôle sur l’autre. » L’autre, c’était Lilas, et ça me faisait bizarre de me référer à elle comme à une étrangère. C’était Lilas, après tout, ma meilleure amie. Amélia, je ne la connaissais que depuis mon voyage en France. Bref, on parla de mes vacances de Noël, et du fait que Head Ahead serait fermée pour la journée du vingt-cinq. « C’est ce que j’essaie de me dire aussi … ça me déculpabilise un peu. » Avouais-je dans un rire. Et je ris encore plus quand Jeff me parla de son costume de Père-Noël sexy acheté sur Internet. « Ouais, ouais, je vois l’idée c’est bon, pas besoin d’imager davantage. » Je continuai de rire. En réalité, ça ne me dérangeait même pas d’avoir des images mentales, c’était juste encore plus drôle d’imaginer Jeff dans un tel accoutrement. Mais mon rire laissa rapidement place à la surprise, quand il m’apprit qu’il allait proposer à Eilynn d’emménager avec lui, comme cadeau. L’idée de présentation était super, d’ailleurs. « Mais non, c’est pas nul du tout, Jeff ! C’est même génial ! Enfin, si elle le souhaite, ouais. Si elle dit non … » Je marquai une pause, j’aurais pas dû m’aventurer sur cette hypothèse. « … bah … ça sera de la mierda et tu pourras venir pleurer sur mon épaule. » Je retrouvai bien vite mon sourire. « Mais je suis très content que vous en soyez rendus là ! Faut fêter ça ! » Je rouvris le menu et je commandai une douzaine de Dirty Santa’s. Je savais pas ce que c’était, mais ça préparerait mentalement Jeff à jouer son rôle.  

« Et comment que je le serais ! J’voudrais que ta famille approuve l’un de tes meilleurs potes, qu’est-ce que tu crois ! » Je ris, je me prenais à moitié au sérieux. En réalité, il était vrai que je serais probablement nerveux avant une rencontre officielle à sa famille, tout comme je l’étais en général lorsqu’il était question de rencontrer officiellement quelqu’un. On sait tous à quel point je pouvais parfois de montrer maladroit, aussi bien verbalement que physiquement, alors me mettre les pieds dans les plats dès les cinq premières minutes n’était pas impossible. Toutefois, je savais qu’une fois que je prenais mes aises au sein d’un groupe et que j’avais l’impression de bien avoir pris le pouls des gens le constituant, je m’en sortais. Bon, c’était peut-être exagéré de voir la rencontre avec la famille de Jeff comme une telle montagne et puis, ça ne risquait de toute façon pas de se produire de sitôt. Peut-être lors d’un grand événement dans la vie de Jeff, qui sait ? Héhé. « C’est une manière détournée de me dire que je sors trop ? » Demandais-je avec un rire. Pas taaaant que ça, quand même. Bon, ok, il était vrai qu’avez Zelda nous pouvions souvent sortir, que ce soit dans les restaurants ou les karaokés – c’était la base de notre relation après tout. Et l’alcool n’était jamais laissé de côté. D’ailleurs, en ce moment, avec tout ce que nous nous apprêtions à commander au fil de la soirée, ma facture allait très certainement s’élever à un montant que je n’avais pas forcément prévu. Il était loin derrière, le temps où j’avais un million de dollars dans mon compte en banque. Bon, j’avais fait quelques bons placements, hein, je n’avais pas tout dépensé. Mais bâtir Head Ahead à partir de rien, forcément ça m’avait pris pas mal d’argent, encore plus quand le séisme l’avait complètement réduit en poussières. Un des moments malheureux de ma vie. Un autre moment un peu plus triste ? Quand j’avais vu Lilas, ou plutôt Amélia, dans une telle souffrance psychologique, en France. Et même si ça n’avait rien de festif, j’en parlai quand même à Jeff. Tout ne pouvait pas toujours être rose, pas vrai ? Et de toute façon, je n’en perdais pas ma bonne humeur. « Bon, de toute façon, maintenant mis à part faire attention à ne pas trop me référer à ce que j’ai vécu avec Lilas, et ne pas oublier qu’Amélia ne me connait pas vraiment … je peux juste, reprendre notre amitié et … et essayer de la construire à nouveau. » À partir de presque rien, ce qui serait super bizarre pour moi puisque physiquement, Amélia était Lilas, et vice-versa. C’était difficile pour moi de faire une telle coupure, de les dissocier à ce point alors qu’elles étaient physiquement la même et unique personne. On parla finalement de nos plans pour Noël, qui s’annonçaient déjà pas mal plus heureux que mes dernières vacances. Pour Jeff, Eilynn et lui semblaient bien partis sur leur lancée, et ça continuerait comme ça pendant les fêtes. « C’pas très original, le coup du pompier. T’aurais pu te montrer un peu plus imaginatif … » Mais il se rattraperait avec le coup du Père-Noël, ce qui promettait une belle séance de rire pour Eilynn et d’autodérision pour Jeff. En espérant qu’il n’ait pas à faire preuve d’autant de maturité et de sang-froid quand il demanderait à Eilynn d’emménager avec lui. Malgré mes paroles bien maladroites et peu rassurantes, je lui souhaitais vraiment de tout cœur qu’elle accepte. « Non mais, j’dis de la merde, ne m’écoute pas ! Bien sûr qu’elle dira oui, ces huit mois que vous avez passés ensemble ont été si beaux, ça prouve que votre couple est fort ! C’est la prochaine étape logique, ouais ! Et puis, tu sauras pas tant que tu ne demandes pas. » S’il se laissait paralyser par la peur, il allait vivre longtemps seul, Jeff. J’espérais avoir rattrapé un peu ma gaffe. Pour couronner le tout, je commandai une tournée de douze Dirty Santas. « Ça va, on prendra un taxi ensemble au pire, tu penses trop loin là ! » J’esquissai un sourire. J’avais un peu plus le cœur à la fête, avec toutes ces bonnes nouvelles de mon ami. « Si j’avais su que c’était aussi random, de choisir des noms, moi aussi je me serais lancé dans la publicité et le marketing ! » Je ris, avant qu’on se prenne chacun un shooter. « À la tienne ! » Et je le calai. J’avais déjà la main sur un autre, prêt à le descendre au signal de Jeff. C’est qu’on était deux grands gaillards, capables d’en prendre !  

C’était bien connu que je n’avais que très rarement besoin de boire pour raconter des bêtises, et que ma folie ne se voyait que décuplée avec quelques verres en trop. Jeff le savait, ça, mais visiblement il aimait bien me le remettre en pleine face. C’était ce que j’étais, après tout, alors je n’allais quand même pas le nier. Je me contentai de rire, bien conscient que 98,5% de ce que je racontais dans la vie de tous les jours était de la merde. Je ne me prenais pas au sérieux, et il ne fallait du coup pas trop me prendre en sérieux en retour. Mais là, Jeff semblait réellement ne rien croire de ce que je disais à propos de sa famille. Il rirait bien de ma gueule si, un jour, j’en venais à rencontrer ses parents et que je balbutiais comme un idiot sans repère. « Quand le chapeau nous fait, c’est ça … ? Haha, mais non, je pense quand même que certains de mes amis me battent dans cette catégorie-là. J’préfère de loin regarder Pretty Little Liars avec Freja et Tahlia que de sortir dans les bars. » Bon, ça m’était venu avec l’âge, ça, et avec la montée en popularité de Netflix, aussi. J’avais connu mes jeunes années, mais je me faisais papi, à l’aube de mes trente ans. Il ne faudrait certainement pas que je dise ça à Jeff, qui avait déjà une année de plus que moi. Le ton de la conversation devint un peu plus sérieux quand j’osai aborder le sujet de Lilas/Amélia. Bon, je n’aurais peut-être pas dû, ce n’était pas très festif. Alors qu’on se trouvait bel et bien à un festival. Mais je l’avais sur le cœur, et je préférais m’ouvrir à Jeff maintenant que d’aller raconter ma vie à un pauvre étranger au même arrêt de bus que moi tout à l’heure. « J’préfère ne pas lui en raconter, à vrai dire, de souvenirs … Enfin, juste parce que … ma relation avec Lilas pouvait carrément être merdique, parfois, et j’ai pas envie qu’elle sache tout ce qui a pu se passer entre nous. J’me dis que c’est peut-être notre chance de repartir à neuf, et de faire mieux. » Et aussi, si j’accordais trop d’importance à Lilas au détriment d’Amélia, est-ce que ça ne la ferait pas revenir ? Je n’en avais aucune idée, je ne connaissais absolument rien à tout ça, mais je faisais mon possible pour ne pas la brusquer. Et mes souvenirs avec Lilas n’avaient rien de reposant. Encore moins reposant de m’imaginer Jeff en Père-Noël, puis en pompier. Enfin, je l’avais déjà vu en uniforme … mais il avait une chemise sous ses bretelles. « Elles ont d’autres fantasmes que t’aurais pu explorer, quand même … Policier, à la limite. Pis … professeur d’école, docteur m’amour … » Je m’arrêtai là, en riant. Et dire que Zelda et moi étions de vrais fanatiques de cosplay et pourtant, nous n’avions jamais encore été dans ce registre-là des fantaisies sexuelles. « C’est tellement magique, Noël … ça ajoutera encore plus de magie. » J’haussai les épaules. C’était le genre de geste romantique posé à un moment tout aussi romantique, alors je me disais que forcément Eilynn aimerait … bon, c’était aussi pour rattraper ma gaffe, mais chut. Autre truc pour me rattraper : tournée de shooters ! « Mmmmm … un peu bourrés c’est quand même gentil à notre égard, hein. Je dirais qu’on se situera à la limite entre un peu bourré et épaves. » Plutôt bourrés, donc. Surtout si on voulait tester chaque drink au nom un peu loufoque sur ce menu. « Ok, euh … attends … J’vais me donner un peu d’élixir d’inspiration, avant. » Et c’est ainsi qu’on trinqua en buvant d’abord un shooter, puis un deuxième, et allez, un troisième ! Je m’arrêtai, faisant un signe de pause avec ma main. « Jingle Jangle shot, Candy Cane Swirl, Mistletoe Mojito, t’as vu ça riiime ! » Bon, en réalité, le dernier avait été un peu beaucoup inspiré – copié – d’un des drinks que j’avais vu dans le menu. Ahem. Je ne pouvais quand même pas être doué dans tout … « Sur ce … » Je pris un quatrième shooter, que je calai d’un coup.