may we meet again (terrence)

Cela fait quelques mois que tu as croisé celui que tu penses être ton père. Deux mois pour être plus précis. Tu n'en es pas certaine, parce que les photos de lui que tu possèdes sont loin d'être récentes, mais une sorte d'intuition t'a confirmé que c'était bien lui, ton père, à Bowen. Alors depuis ce jour, tu as souvent traîné devant cette boutique dans laquelle tu le vois entrer, cette boutique de surf qui semble être la sienne. Il aime le surf, lui aussi. Comme toi. Durant ces deux derniers mois, tu as beaucoup douté. Et si ce n'était pas lui finalement ? Si tu te trompais complètement ? Finalement, le fait que cet homme ressemble étrangement à ton père n'est peut-être que le fruit de ton imagination. Tu n'en as parlé à personne mais ton entourage a bien remarqué que quelque chose n'allait pas. Tu as perdu une partie de ta joie de vivre, tu n'as fait que repenser à cet homme et tourner l'histoire des millions de fois dans ta tête. Comment l'aborder ? Comment lui dire qui tu es ? Et s'il ne te reconnaît pas ? Si simplement ce n'est pas lui ? Et si c'est lui, que se passera-t-il après que vous vous soyez retrouvés ? Peut-être ne veut-il même pas te revoir. Tu n'en sais strictement rien. Tout ce que tu sais, c'est que si tu as l'occasion d'enfin rencontrer ton père, tu ne veux pas la manquer. Ta mère a eu beau te faire croire qu'il t'a abandonnée, une partie de toi sait qu'il y a autre chose. Ou espère, en tout cas. Après tout, elle ne t'a jamais vraiment parlé de lui, de comment il est. C'était comme s'il était mort et tu as toujours senti que ce n'était pas un sujet qu'il fallait aborder. Aujourd'hui, alors que tu traînes sur la plage comme à ton habitude, tu lances des regards à la vitrine de cette boutique. Ton passé se trouve peut-être derrière cette porte, ou peut-être pas. Il n'y a qu'une manière de le savoir. Alors tu avances vers cette fameuse porte avec cette boule qui serre ton estomac avec une telle force que tu te sentirais presque mal. Tu ouvres doucement la porte sans oser regarder devant toi, et tu entres dans la boutique pour la toute première fois. Lorsque tu lèves enfin le regard, tu le vois, là, tout près de toi. « Bonjour. » dis-tu avec une voix timide, presque inaudible. Puis tu avances dans la boutique d'un pas lent en regardant un peu autour de toi. Tu n'as même pas besoin d'un prétexte pour entrer ici, ce n'est pas comme si tu n'aimais pas le surf, alors c'est plus simple de laisser croire que tu viens voir un peu ce qui se vend ici. Même si ce n'est pas du tout ce qui t'intéresse à ce moment précis. Tu sillonnes doucement les rayons en lançant des regards furtifs à cet homme. Tu te remémores sans arrêt ces photos de lui que tu as en ta possession en essayant de deviner si c'est bien lui ou non.

Avoir des enfants n’avait jamais été un réel but dans la vie de Terrence. C’était sûrement plutôt masculin mais il n’avait jamais vraiment rêvé de fonder une famille, de gamins qui couraient partout dans la maison ou de ce genre de choses. Pourtant il était père, même si peu le savaient, il avait une fille, une enfant qu’il avait aimé et accepté dès qu’il avait appris que sa copine de l’époque était enceinte et ce malgré son jeune âge. Evidemment il avait été effrayé à l’idée de ne pas pouvoir s’occuper de ce bébé surprise ou de ne pas être capable de subvenir à ses besoins. Mais il n’avait jamais mis en doute sa capacité à l’aimer. La vie avait malgré tout décidé que les choses ne seraient pas aussi simple. Il avait fait une demande pour entrer dans la marine australienne quelques mois avant d’apprendre qu’il deviendrait père et quand sa demande fut accepté sa petite amie était à sept mois de grossesse. Sept mois durant lesquels il avait pu s’imaginer un tas de choses, se faire à l’idée et commencer à aimer ce petit être qu’il ne connaissait pas encore. Mais ils étaient jeunes et un peu stupides, ils ne s’aimaient probablement pas vraiment et la future maman a quitté Terrence quand il lui a appris qu’il s’engageait. En même temps ça pouvait être presque compréhensible, il allait partir pour des mois d’entraînement, loin d’elle et de cet enfant, il ne serait jamais là ou si peu. Et cette fille avait besoin de stabilité. Mais mettez-vous à sa place, à lui, gamin paumé qui n’avait pour seule porte de sortie, pour seule perspective d’avenir, que le fait de servir son pays, il devait saisir cette chance, c’était inestimable. Elle n’avait pas vu les choses de cette façon, sûrement parce qu’entre eux ça ne devait pas être une histoire sérieuse à la base et que seul ce bébé les liait l’un à l’autre. Si l’histoire disait qu’il avait abandonné son enfant, l’histoire mentait. Parc qu’il était là à la naissance, il avait tenu sa fille dans ses bras et il avait pleuré comme un gosse. Et il s’était occupé d’elle chaque fois qu’il revenait à Bowen. Mais après sa mission en Irak, après qu’il eut tout fait basculer dans l’horreur, à cause de la prison et tout le reste, il avait perdu toute autorisation d’approcher la prunelle de ses yeux. Et depuis il était résigné. Il se souvenait de ce regard innocent qui le fixait, il avait toujours en mémoire l’odeur de sa peau de bébé dont il se saoulait quand il la berçait. Mais il n’avait pas revu sa fille depuis une quinzaine d’années. Une injonction du tribunal, demandée par la mère, interdisait à Terrence de prendre contact avec Lena et il n’avait rien pu faire contre. Alors sa fille, son bébé, était devenu une inconnue. A sa sortie de prison il avait mené son enquête et retrouvé dans quel collège allait la fillette déjà devenue adolescente. Il l’avait suivi, quelques fois, dans l’ombre, juste pour découvrir quelle superbe jeune fille elle était devenue, elle ressemblait beaucoup à sa mère mais elle avait aussi quelques traits Kelly, elle avait notamment les yeux de sa mère, à lui. Et puis il avait arrêté, parce qu’il se faisait du mal, parce que cette proximité lui réchauffait le cœur mais le frustrait aussi énormément, lui qui savait qu’il n’avait pas le droit de lui parler. Terrence n’avait aucune idée de ce que Lena savait de lui, de ce qu’on lui avait raconté, il valait mieux qu’il ne sache rien. Bien des années étaient passées depuis qu’il avait tenu sa fille pour la dernière fois dans ses bras, mais y pensait tous les jours et même si la douleur et le manque étaient un peu moins vifs qu’avant, elle était probablement son plus gros regret, celle qui lui faisait le plus maudire ses erreurs et son comportement stupide. Il est certain que son histoire avec la mère de Lena ne serait jamais allé bien loin, mais s’il s’était comporté de façon correct en Irak il aurait au moins eu la chance de voir sa fille grandir.
Aujourd’hui était un jour comme les autres pour Terrence, il avait ouvert son magasin comme tous les matins et il avait vu défiler quelques clients. A cette heure de l’après-midi la boutique était vide et quand il entendit tinter la petite clochette de l’entrée il était derrière son comptoir à ranger des papiers, sans penser que sa journée allait être bousculée d’une drôle de façon. Il se redressa et se dirigea vers la personne qui semblait être une adolescente à première vue. Ce ne fut que quand elle releva son visage vers lui qu’il la reconnue, évidemment, comment oublier ce regard. Il resta un instant figé là, sur place, à la dévisager. Son expression à lui s’était durcie, il tentait de ne rien laisser paraître de ce trouble qui l’avait envahi, le visage froid, il ne montrait rien du raz de maré que l’entrée de sa fille dans sa boutique avait provoqué chez lui. ‘Jour. Un bonjour à peine audible, qui ne ressemblait en rien à la façon dont il accueillait les clients habituellement. Mille questions se bousculaient dans sa tête, ça ne pouvait pas être un hasard qu’elle entre ici aujourd’hui, il se demandait si elle savait, donc, qu’il était son père. Lui qu avait tant rêvé de la revoir, de lui parler, qui s’était imaginé tout un tas de scénarios au fil des années, il n’était pourtant pas prêt. Elle commença à avancer dans la boutique et il la laissa faire, retournant s’affairer comme il pouvait derrière sa caisse, mais il était à présent à mille lieues de penser à sa comptabilité Après quelques longues minutes d’hésitation il se décida finalement à l’aborder, après tout c’était aussi son métier d’aller vers le client. Il s’approcha d’elle doucement, Lena était de dos, il se racla la gorge pour annoncer sa présence. Tu as besoin de quelque chose ? Il tentait de paraître naturel mais il était tendu, effrayé.

Grandir sans père n'a jamais été un obstacle dans ta vie pour grandir correctement. Durant les premières années de ta vie, ta mère et toi aviez une relation très fusionnelle et elle a su t'apporter tout l'amour dont tu avais besoin. Elle t'aimait pour deux. Mais un enfant a besoin d'une figure masculine dans sa vie. Il a besoin d'une sécurité, celle que représente un papa. Dès que tu as été en âge de comprendre, tu as beaucoup questionné ta mère à ce sujet, curieuse de savoir pourquoi les autres enfants avaient deux parents et toi un seul. Le sujet n'a pas été souvent abordé car la seule explication qu'elle t'a donnée était courte et précise, il n'y avait rien à savoir de plus. Il n'y a pas un seul jour de ta vie où tu ne penses pas à lui. Des tas de questions que tu te poses sans jamais avoir de réponses mais qui continuent à envahir ton esprit au fur et à mesure que tu grandis. Est-ce qu'il pense à toi parfois ? Est-ce qu'il t'aime ? Pendant très longtemps, tu as imaginé tous les scénarios possibles. S'il est parti c'est qu'il ne voulait pas de toi, il ne voulait pas t'élever ni t'aimer. Ou peut-être qu'il n'aimait pas assez ta mère pour rester. Mais au fil du temps, tu es arrivée à une conclusion qui te semble être la vérité : un père aime son enfant, peu importe s'il était prêt ou non à l'avoir, peu importe qu'il doive partir à cause de son métier, ou toute autre chose. Pendant toutes ces années, tu n'as connu ton père qu'à travers de vieilles photos que tu gardes toujours près de toi, sans jamais pouvoir en savoir plus, sur lui, sur comment il est. Et surtout, sur la vérité de son départ. Au début, tu as cru à ce qu'on te disait, et tu t'es dit que s'il t'avait abandonnée, c'était tant pis pour lui. Tu ne chercherais pas à le retrouver puisque lui n'avait jamais cherché à retrouver sa fille. Mais tu ne lui en as jamais vraiment voulu, au fond, parce que tu n'étais même pas sûre que ta mère te dise la vérité. Alors lorsque tu as aperçu cet homme, il y a deux mois, qui lui ressemble fortement, l'espoir qui s'était éteint depuis longtemps a doucement repris vie en toi. Tu as d'abord été enthousiaste à l'idée de pouvoir enfin rencontrer cet homme qui t'a donné la vie, puis est venu s'installer le doute. Tu n'es pas sûre que ce soit lui et surtout, comment s'y prendre pour aller à sa rencontre ? Dans tout ce que tu as imaginé, tu n'as jamais vraiment pensé à ça. Tout est facile dans l'imagination. C'est aujourd'hui que tu décides de prendre ton courage à deux mains et d'entrer dans cette boutique qui semble lui appartenir. Tu n'as aucune idée de ce qu'il va se passer, ni de quoi faire. Ce n'est que lorsqu'il vient t'aborder que tu te rends vraiment compte de la situation. Tu te retournes vers lui et maintenant qu'il est à quelques centimètres de toi, tu en es sûre, il est l'homme des photos. Après sa question, ton coeur se met à battre à mille à l'heure et tu en restes presque paralysée. Il est là, devant toi, et tu ne sais pas quoi dire. Tu ne lâches pas son regard une seule seconde, c'est comme si tu essayais de communiquer avec lui seulement avec tes yeux. Lui dire que tu es là, que sa fille est là et qu'après tant d'années, elle veut rencontrer son père. Mais l'homme est naturel et t'accueille comme une banale cliente et, à ce moment là, les questions fusent. Est-ce qu'il ne te reconnaît pas ? Est-ce qu'il ne sait même pas que tu vis ici ? Ou simplement, est-ce vraiment lui ? « Oui... Enfin non. Je regarde juste. » réponds-tu simplement en essayant de paraître le plus naturel possible. Cela n'a jamais été ton fort de contrôler tes émotions, et tu sens que tout ton corps te trahit. Tu es tendue, paniquée, et ça se voit. Tu essaies tant bien que mal de reprendre tes esprits en continuant de jouer le jeu de la cliente. « J'aimerais bien une nouvelle planche mais... c'est pas dans mes moyens pour l'instant. » dis-tu avec une voix qui trahit toutes tes craintes. N'ayant rien trouvé de mieux à dire, tu passes nerveusement une main tremblotante dans tes cheveux.

Il y avait mille questions que Terrence se posait à propos de sa fille. Tout un tas de choses qu'il ignorait sur elle et qu'il aurait aimé connaître. Ce qu'elle aimait manger au petit déjeuner, son film favori ou encore si elle avait des passions particulières. Il aurait aimé voir grandir la petite fille qu'il avait connu au réveil avec ses cheveux en bataille, celle qui lui souriait comme s'il était la personne la plus importante à ses yeux. Cette enfant là avait bien grandi et certainement qu'elle ne l’accueillerait plus de cette façon s'il venait la cueillir au saut du lit. Il était curieux de savoir si elle avait pris quelques traits de sa personnalité, quelques expressions ou même de ses goûts. Mais tout ça il l'ignorait. Elle était une étrangère pour lui, seuls quelques souvenirs vieux de presque dix sept ans lui restaient en mémoire et il les entretenait, il les gardait précieusement comme ses trésors à lui. Mais s'il avait encore ce bribes de mémoire, elle ne savait rien de lui, absolument rien, la mémoire de la petite fille de deux ans qu'elle avait été n'avait certainement rien gardé du père qu'elle avait brièvement connu. Il était un véritable inconnu pour elle et cette simple idée l'effrayait. Quand on grandit toute sa vie avec un père dans les parages, même si parfois on le déteste, on ne peut que l'aimer, au fond, ou au moins avoir une affection particulière pour celui qui vous a élevé. Quand on ne l'a pas connu, qu'il n'ai rien fait avec vous, que vous n'avez aucune histoire commune, mis à part celle de la naissance, comment aimer cet homme ? Il avait la trouille monstre qu'elle ne l'aime pas. Et s'il n'était pas idiot, il ne croyait pas aux coïncidences, que Lena soit entré dans sa boutique aujourd'hui, qu'elle pose son regard sur lui, ce n'était pas un hasard, soit elle savait qui il était, soit elle avait au moins des doutes. Toute la question était donc, venait-elle pour chercher à le connaître ou cherchait-elle simplement à mettre un visage sur celui qui l'avait abandonné toutes ces années, lui cracher toute sa colère à la figure puis tourner les talons ? Sur certains points, Terrence n'était pas bien courageux et la simple idée qu'elle le rejette lui donnait envie de prendre ses jambes à son cou, mais voilà, ils étaient dans sa boutique et il ne pouvait pas abandonner le navire si facilement, la gamine était intelligente, elle l'avait mis au pied du mur. Il pourrait pourtant juste l'ignorer, la laisser faire son tour et se montrer indifférent. Mais il en était incapable, il l'observait, à la dérobé, il avait envie de la voir, de lui parler, oui, il en mourrait d'envie, puisque l'occasion se présentait d'enfin pouvoir avoir un contact avec sa fille. Elle avait eu dix-huit ans, quelques mois plus tôt, alors l'injonction du tribunal n'avait plus de valeur, il pouvait librement lui parler sans aucune crainte, encore fallait-il qu'il en ait le courage. Il tenta de jouer le vendeur, après tout elle jouait bien la cliente, autant entrer dans cette comédie, c'était plus simple, en quelque sorte. Il s'appuya contre une étagère, comme s'il était parfaitement détendu alors qu'en vérité, le simple fait d'avoir entendu sa voix, qu'elle lui parle, à lui, le bouleversait totalement. C'est un investissement. Je sais que ce n'est pas donné, mais si un jour tu te lances autant prendre une planche solide et dans une résine de qualité, tu l'auras pour des années et tu ne seras pas déçue. Tout dépend si tu es juste amatrice ou si c'est une passion. Tu pratiques, le surf ? Ce serait presque trop beau, qu'elle partage sa passion, il ne voulait pas faire de plans sur la comète, mais il aurait tellement de choses à lui raconter, à lui apprendre, si elle voulait. Puis là, à la regarder passer cette main tremblante dans ses cheveux, il lui offrirait bien toutes les planches au monde.

Souvent, au cours de ta vie, tu t'es créé un monde parralèle. Un monde bien à toi dans lequel tu imaginais comment aurait été ta vie si tu avais connu ton père. Ce que vous auriez fait ensemble, ce que vous auriez partagé, et pleins d'autres choses. Tu as créé dans ton imaginaire un père qui te ressemble, qui a les mêmes goûts que toi et de qui tu es très proche. Tu aimais rêver à ces choses là en secret, sans jamais en parler à personne tellement tu trouvais ça ridicule. Puisque tu n'as aucun souvenir de cet homme, tu as voulu les inventer toute seule pour avoir, en quelque sorte, quelque chose à laquelle t'accrocher, surtout dans les moments les plus difficiles de ta vie. Mais voilà, cet homme est-il réellement comme tu l'as imaginé ? S'il t'a vraiment abandonnée, tout ce que tu as créé dans ta tête n'a pas la moindre chance d'être vrai. Tu t'es aussi souvent résignée à l'oublier. Oublier cet homme qui t'est inconnu, qui ne désirait probablement pas t'avoir, et qui ne t'aime pas puisqu'il n'a jamais essayé de te retrouver. Il y a tant de questions sans réponses, tant de doutes qui te font changer d'avis à chaque fois. Quand tu as aperçu cet homme, celui de la boutique de surf, tu as vu l'espoir renaître. L'espoir que ce soit ton père et qu'il puisse enfin t'apporter des réponses. Depuis, tu es animée par des sentiments étranges. Un mélange de sentiments que tu n'avais jamais ressentis jusqu'à maintenant. De la peur, de l'angoisse, un peu d'excitation aussi. Seulement, tu as beau être une personne assez courageuse, aborder l'homme que tu crois être ton père est plus facile à dire qu'à faire. Et avant de passer la porte de cette boutique, même si tu as imaginé pleins de scénarios possibles, tu n'as pas réfléchir au meilleur moyen de l'aborder, encore faut-il qu'il en existe un. Ton seul espoir était qu'il te reconnaisse, ça aurait été plus simple pour aborder le sujet. En entrant, tu décides donc de jouer à la cliente, de tourner un peu dans les rayons pour regarder, même si à ce moment précis tu n'accordes aucune importance à ce que tu es en train de regarder. Quand il s'approche de toi, tu perds un peu tes moyens alors que lui semble naturel, presque indifférent, à te demander si tu as besoin de quelque chose. Ce n'est sûrement pas lui, tu t'es trompée, et tous tes espoirs vont tomber à l'eau aujourd'hui. Tu continues de jouer le jeu en avouant que tu aimerais avoir une nouvelle planche. Ce qui n'est pas vraiment faux, sauf que tu n'en as pas les moyens. Tu le regardes s'appuyer contre cette étagère et te conseiller comme si tu étais une cliente banale. Tu restes immobile devant lui tout perdant espoir que ce soit ton père au fur et à mesure de sa phrase. « Oui... Ca fait quelques années. » réponds-tu timidement. Ce n'est définitivement pas une passion qui te vient de ta mère, mais elle t'est venue d'un coup, comme si c'était quelque chose de logique. « Ma planche est encore en état, alors j'ai le temps d'économiser un peu avant de la changer. » Violet te l'a assuré, et si Violet le dit, c'est que c'est vrai. « Et vous ? Vous pratiquez ou vous vendez seulement le matériel ? » demandes-tu en essayant de rester naturelle. Ce serait déjà beau que cet homme soit vraiment celui qui t'a donné la vie, mais s'il pratique aussi le surf, ça le serait encore plus.

Il avait perdu espoir, depuis longtemps déjà, Terrence n’espérait plus avoir la chance de connaître sa fille. Il ne rencontrerait jamais l’extraordinaire jeune femme qu’elle était devenue. Extraordinaire, elle il n’en savait rien mais elle ne pouvait que l’être, puisqu’elle était son enfant, il l’idéalisait, il la rêvait intelligente et passionnée, ambitieuse et curieuse, belle, sans aucun doute, parfaite, en somme. On ne pouvait lui en vouloir, il fantasmait cette fille qu’il n’avait pas vu grandir, incapable de penser à la crise d’adolescence qu’il n’avait pas essuyé ou au sale caractère qu’elle pourrait tenir de lui. Il l’idéalisait et c’était tant mieux, toujours mieux que de la voir comme une gamine paumée qui ne sait pas quoi faire de sa vie, rongée par l’absence d’un père qu’elle détestait de l’avoir abandonné si lâchement. Non, cette alternative là il ne pouvait pas l’imaginer. Aujourd’hui elle se trouvait face à lui, il ne réalisait toujours pas qu’elle lui offrait cette chance inespérée de pouvoir la connaître, il restait sur sa réserve, égale à lui-même, parce qu’il ne savait pas comment réagir. A ce stade Kelly ignorait encore si elle était venu là pour le rencontrer, le connaître, pour lui cracher au visage ou simplement pour acheter un nouveau maillot de bain alors autant ne pas s’emballer sous peine de voir ses espoir naissants s’envoler. De tout ce qu’il avait pu imaginer d’elle, Lena était au moins belle, là dessus il ne s’était pas trompé, elle tenait beaucoup de sa mère et la ressemblance lui sautait aux yeux. S’il n’avait pas eu une relation des plus idéales avec cette femme, il ne regrettait pas non plus de retrouver ses traits sur le visage de sa fille, parce que son ex était jolie, ça il devait bien le reconnaître. Il préférait mille fois que l’adolescente ait les traits fins de sa mère plutôt que le visage Kelly, bien moins délicat selon lui. Pour le reste il faudrait qu’il ait la chance d’en apprendre plus sur elle, mais il avait appris la patience, avec le temps et les années, il n’était pas pressé et il ne voulait surtout pas l’effrayer. Lena était venu à lui, chose qu’il n’aurait jamais pu espérer, c’était déjà tellement, ça changeait tout, lui qui pensait ne plus jamais la revoir, lui qui n’osait même plus la croiser dans la rue et la reconnaître, celle dont il ignorait tout à présent. Pourtant il la reconnaissait entre mille, face à lui ça ne faisait aucun doute, elle était, après tout, née de son sang, c’était un lien indéfectible. Et puis il l’avait aimé si fort, même durant ses années d’absence, qu’il était stupide de penser qu’elle puisse un jour devenir une totale étrangère à ses yeux. Pour le moment ils discutaient surf, c’était peut-être le plus simple, pour commencer, pour se découvrir en douceur sans trop se dévoiler, ça lui allait bien, lui, l’homme secret. Si elle est encore en bon état en effet, ce n’est pas utile de te précipiter. Il lui vint une idée, de celles qui s’éclairent comme une ampoule dans votre tête, une idée simple mais qui pourrait lui donner l’occasion de la revoir. Je ne fais pas de location ici. Ma collègue Violet en fait, si tu veux.... Première fois qu’il parlait de Cox en tant que collègue et pas concurrente… ...Mais il m’arrive de prêter du matériel, aux copains par exemple. Ou aux jeunes qui veulent essayer plusieurs modèles avant d’acheter. Tu pourrais passer, à l’occasion, ça te permettrait de tester plusieurs styles. Gray’s bay est la plage la plus agitée, on y prend de belles vagues. La plage de Violet était bien plus calme, tout dépendait du niveau que l’on avait. Il se redressa à sa question. J’ai pratiqué, plus jeune. Depuis je me suis blessé et je ne peux plus monter sur une planche. Il esquissa un petit rictus, cette simple idée lui faisait haïr son propre corps. Il s’approcha de sa fille. Viens, j’vais te montrer quelques modèles. De sa démarche claudicante, qui témoignait des affres de son passé, il l’invitait à le suivre au rayon des planches de surf, puisque c’était le sujet. L’occasion de discuter de cette passion qu’ils semblaient avoir en commun. Tu vois, Lena, celle-ci est recouverte d’un revêtement bois, c’est très léger et ça donne l’impression d’une planche vintage, elle est très esthétique, mais on dit que niveau stabilité elle est un peu trop lisse, après il faut tester. C’est un peu comme… essayer une robe, j’imagine. Il aurait continué des heures, à lui parler de ce qui le faisait vibrer, le surf, ses bébés en composite, tout ça sans se rendre compte qu’il venait d’appeler l’adolescente par son prénom alors qu’elle ne le lui avait pas encore donné réellement.

Spoiler:

Lena paniquait. Elle ne savait pas comment se sortir de cette situation. Ca lui avait semblé tellement plus simple de rencontrer son père, tellement plus naturel. Mais maintenant qu'elle se retrouvait devant lui, elle ne savait pas quoi dire ni quoi faire. Elle aurait voulu disparaître et oublier tout ça, comme si elle n'avait jamais poussé la porte de cette boutique. Mais d'un autre côté, elle était si proche de son but qu'elle ne pouvait pas tout abandonner comme ça. C'était une fille courageuse et dans une autre situation, elle n'aurait pas eu trop de mal à trouver les mots, mais cette situation était assez délicate pour lui flanquer la trouille et la paralyser sur place. Elle avait tellement espéré retrouver son père, pour enfin avoir de vraies réponses et surtout pour pouvoir faire sa connaissance, savoir si quelques traits de son caractère venaient de lui, savoir s'ils avaient les mêmes centres d'intérêts, les mêmes passions. Lena jouait la carte de la simple cliente qui était venue seulement pour regarder en vue d'un futur achat, même si en réalité à ce moment-là, sa planche de surf était le dernier de ses soucis. Elle s'était embarquée dans ce petit jeu et lui aussi, alors plusieurs questions continuaient de se bousculer dans sa tête. L'homme avait l'air naturel, serein. Soit il cachait bien ses émotions, soit ce n'était pas l'homme qu'elle cherchait et elle allait tomber de haut. Dans les deux cas, il fallait qu'elle trouve un moyen d'engager cette fameuse conversation, mais elle n'avait aucune idée de comment elle devait s'y prendre. Elle repensa aux conseils de Violet et, au même moment, il prononça le prénom de Violet. Ce n'était pas étonnant qu'ils se connaissent, Violet tenait également une boutique de surf sur l'autre plage. Lena fit comme si de rien était et elle acquiesça à sa proposition. « C'est gentil de proposer. Je passerai avec plaisir. » Un sourire se dessina sur son visage malgré toutes les autres émotions qui menaçaient de prendre le dessus. « Oh... Désolée pour vous. Qu'est-ce qui vous est arrivé ? » demanda-t-elle curieusement. Elle retenait qu'il avait pratiqué le surf et qu'ils partageaient donc une passion commune. C'est à cet instant qu'elle aurait aimé amener le sujet, mais le courage lui avait manqué et elle s'était contenté de le suivre pour qu'il lui montre des modèles. Lorsqu'elle l'entendit prononcer son prénom, son coeur se mit à battre tellement fort dans sa poitrine que ça lui faisait presque mal. Elle le laissa terminer sa phrase sans trop l'écouter, trop perturbée par ce qu'elle venait d'entendre. Elle le fixa un instant avec des yeux qui traduisaient sa joie et ses craintes, mais ses doutes s'étaient désormais envolés. C'était donc lui, Terrence, l'homme qu'elle avait rêvé de rencontrer toute sa vie. Celui qui lui avait donné la vie. « Comment vous connaissez mon prénom ? » finit-elle par demander après un long silence. Elle connaissait la réponse mais c'est tout ce qui avait pu sortir de sa bouche. Elle essaya tant bien que mal de reprendre ses esprits et surtout de ne pas pleurer parce qu'elle sentait quelques larmes monter jusqu'au bord de ses yeux. « Vous êtes mon... père ? C'est bien vous ? » Elle avait eu du mal à prononcer ce mot qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de prononcer réellement. Ce mot qui signifiait beaucoup de choses mais qui, pour elle, n'avait rien signifié tout au long de sa vie, jusqu'à ce jour.

Terrence était doué pour cacher ses émotions ou pour montrer un tout autre visage. Il n’avait pas toujours été aussi impassible, plus jeune on pouvait lire en lui comme dans un livre, il s’emportait vite, parlait trop, trop fort, pour rien. Mais ses années de service dans la Marine, puis en prison, lui avaient appris à se forger une carapace, à taire ses émotions, à les garder pour lui pour que rien ni personne ne l’atteigne. Il s’était endurci, sûrement trop, aux dires des autres, mais ça lui permettait de tenir, à l’époque, face aux remontrances de ses supérieurs, ça lui avait appris le respect et la réflexion, il n’était plus aussi emporté qu’avant, il savait se poser pour réfléchir à ses mots et à ses actes. A présent on disait de lui qu’il était taiseux et ce qualificatif lui convenait bien, il ne gâchait pas ses mots, il n’agissait pas sur un coup de tête, ou rarement. Il était cette force tranquille qui semblait inébranlable, comme un phare dans la tempête. Bien que ses fondations ne soient pas si solides que ce que les autres pensaient, mais ça ils ne le savaient pas. Face à sa fille il se sentait sur le point de vaciller, il voulait exploser de joie, il voulait la prendre dans ses bras et la faire tournoyer comme quand elle avait un an. Mais il ne disait rien, il ne montrait rien, il avait pris le masque du vendeur, professionnel, appliqué, il ne manquait pourtant pas une miette des regards et des paroles de Lena. Il hocha la tête en signe de contentement lorsqu’elle accepta de passer à l’occasion, ça ne voulait pas dire grand chose, surtout de la part d’une ado, mais il avait cet espoir supplémentaire de la revoir prochainement et il n’en fallait pas plus pour rendre Terrence heureux aujourd’hui. Evidemment, il aurait dû anticipé le fait qu’elle le questionne sur sa blessure, c’était logique, il avait tendu la perche. Pourtant Kelly ne comptait pas lui dire qu’il s’était fait tirer dessus en Irak, ni lui parler des conditions de cette attaque, ce n’était pas un souvenir plaisant et elle n’avait pas à connaître cette histoire, pas maintenant en tout cas. Ce n’est rien… un accident, il y a longtemps. Il n’avait trouvé que cette excuse-là, il n’était pas bien fier de mentir à sa fille alors même qu’ils se retrouvaient à peine, mais certaines vérités n’étaient pas bonnes à dire, un accident c’était assez large en vérité. Et puis le ton qu’il avait employé n’encourageait pas à ce qu’elle pose plus de questions sur le sujet, du moins il l’espérait. Pour être sûr qu’elle n’en demanderait pas davantage il l’invita à le suivre dans la boutique pour lui montrer des planches. Au moins elle n’en demanda pas plus, c’était très bien. Sans s’en rendre compte il venait de prononcer son prénom. Peut-être un lapsus qui révélait inconsciemment qu’il en avait marre de jouer la comédie. Il ne savait juste pas comment lui dire qu’il était son père, sans le vouloir c’était chose faite. Il continua pourtant son discours, avant de se taire, voyant qu’elle le fixait avec de grands yeux au message indéchiffrable. Il la fixa alors et de longues secondes s’étirèrent sans qu’aucun ne prenne la parole. Ce fut Lena qui brisa le silence. Terrence tenta de bredouiller quelque chose d’incompréhensible, il se sentait bête, comme pris en flagrant délit. Sentant la faiblesse dans sa jambe revenir, comme à chaque fois qu’il était un peu trop bouleversé, Terrence s’appuya contre son rayonnage. Il soupira doucement. C’est pour ça que tu es venue, n’est-ce pas ? Oui. Je suis ton père. Il redoutait sa réaction, maintenant qu’il lui avait confirmé ce qu’elle supposait depuis son entrée dans la boutique. Il remarqua son regard brillant et il n’aurait su dire si c’était de la joie de la peine. Comment tu m’as retrouvé ?

Elle n'avait jamais été douée pour cacher ses émotions, Lena, elle était plutôt du genre à tout laisser paraître, mais sans le faire exprès. Elle était une personne entière, elle ne pouvait rien cacher car son visage, son regard, trahissaient à chaque fois les émotions qu'elle pouvait ressentir. Elle ne considérait pas ça comme une faiblesse, même si ça pouvait lui porter préjudice parfois, de toute façon elle n'avait pas le choix, car elle n'y arrivait pas. Peut-être qu'elle y parviendrait avec le temps, en grandissant et avec un peu plus de maturité, mais pour le moment, on pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Et lorsqu'elle s'était retrouvée là, devant son père, elle n'avait rien pu faire pour montrer autre chose que ce qu'elle ressentait, même si c'était un mélange de pleins d'émotions différentes qu'elle même ne comprenait pas totalement. Mais ils avaient tous les deux préféré jouer le jeu, prétendant ne pas se connaître, Lena étant une cliente banale et lui, le vendeur. Elle fut d'ailleurs surprise de la façon dont elle avait réussi à gérer la situation, même si au fond elle était mal à l'aise et surtout, elle avait peur. Ils avaient continué cette petite comédie pendant un moment, elle avait même accepté sa proposition de revenir pour qu'il lui fasse essayer des planches, elle avait accepté sans trop savoir si elle allait revenir, mais elle l'avait fait dans l'espoir de pouvoir avoir une deuxième chance au cas où elle n'arrivait pas à aborder le sujet ce jour-là. Elle n'avait pas insisté pour connaître les détails de son accident, elle avait seulement retenu que son père, ou du moins celui qu'elle pensait être son père, était un passionné de surf, tout comme elle. Elle avait presque envie de sauter de joie. Mais elle n'était pas vraiment surprise, cette passion était loin de lui venir de sa mère, alors il fallait bien qu'elle vienne de quelque part. Ne cherchant pas à en savoir plus, elle le suivit dans la boutique pour qu'il lui montre quelques planches, et malgré son amour pour le surf, Lena avait juste envie d'en arriver au but, changer de planche était le dernier de ses soucis. Mais ce n'était pas simple, et elle réfléchissait rapidement à un plan pendant qu'elle le suivait. Elle avait pensé à quitter la boutique, mais ça voulait dire perdre sa chance de savoir enfin si elle avait vu juste, et elle ne voulait pas baisser les bras si facilement. Il l'avait tirée de ses pensées en prenant la parole, et surtout en prononçant son prénom, qui résonna plusieurs fois dans sa tête avant qu'elle réalise. On y était, cet homme était bel et bien son géniteur, et il savait très bien qui elle était. Soulagée que cette comédie prenne fin, un soupir s'échappa des lèvres de la blonde. Lorsqu'il prononça ces mots, le coeur de Lena ne fit qu'un tour dans sa poitrine, ses yeux brillaient et elle ne pouvait plus bouger. Elle se fit force quand même, pour tourner le dos à son père le temps de laisser s'échapper les quelques larmes qu'elle ne pouvait plus contenir et les essuyer avant de refaire face à l'homme. Ce n'était pas des larmes de tristesse, c'était du soulagement, de la joie mêlée à de la peur, aussi. Elle avait tant rêvé de ce moment, mais elle redoutait déjà la suite. Qu'allait-il se passer ? Elle n'en avait aucune idée. Elle enleva les bretelles de son sac à dos de ses épaules, l'ouvrit et fouilla dedans quelques secondes avant d'en sortir une vieille photo de lui. « Je vous ai croisé une fois, et comme j'avais cette photo, j'ai tout de suite deviné... » dit-elle en lui tendant la photo. « C'était un hasard, je traîne souvent par ici. » Et c'était vrai. Elle n'avait pas cherché à le retrouver, elle le pensait loin, très loin de Bowen, et elle n'avait pas trouvé le courage d'entamer de longue recherche. Mais la vie les avait remis sur le même chemin, sans que Lena n'ait à faire quoi que ce soit. Elle repensa soudain à Violet et à sa réaction lorsqu'elle apprendrait qu'elles parlaient bien du même homme, elle qui n'est pas au courant qu'il a un enfant. Elle imaginait déjà sa réaction et la peine qu'elle allait ressentir. Mais pour l'instant, elle restait pétrifiée devant cet homme qui n'était pour elle qu'un simple inconnu. Que se passerait-il maintenant qu'ils avaient brisé la glace ? Lena se sentait perdue, elle ne savait pas plus qu'avant quoi dire ni faire, mais elle se sentait désormais plus légère. « Est-ce que… vous êtes à Bowen depuis longtemps ? » Elle avait besoin de savoir. Savoir si sa mère lui avait menti sur toute la ligne ou s'il était bien parti et revenu, mais s'il était revenu, pourquoi n'avait-il pas cherché à la revoir ? Elle ne voulait pas rester sans réponse, elle ne voulait pas non plus le brusquer, ou lui faire peur, mais elle avait besoin de savoir.

La pauvre Lena semblait avoir hérité son entièreté de son père. Lui qui s’était battu pour refouler ce trait de caractère qu’il trouvait gênant, qu’il considérait comme une faiblesse, parce qu’il avait horreur qu’on puisse lire ses émotions sur son visage, ou qu’elles le trahissent. Parce qu’il détestait ce caractère emporté qui le faisait démarrer au quart de tour quand il était plus jeune. Il avait énormément travaillé sur lui pour devenir calme, pour agir de façon réfléchie, posée. Il semblait aujourd’hui qu’il soit une force tranquille, il ne montrait plus rien, ou presque, il restait toujours impassible à tel point qu’on se demandait parfois s’il était capable d’éprouver quoi que ce soit, si les choses l’atteignaient. On le pensait calme, comme si jamais rien ne pouvait l’énerver. Mais c’était un leurre, c’était des heures, des années de travail, de discipline, c’était l’art du self contrôle et beaucoup de pratique des arts martiaux et autres sports de combat pour braver son caractère tempétueux. Seul son visage trahissait encore ce qu’il éprouvait. Et encore, il fallait bien le connaître pour s’en rendre compte, mais dans ses yeux qui viraient au bleu orage, dans ses traits qui se crispaient quand il était contrarié, dans sa mâchoire parfois trop serrée, on pouvait comprendre qu’il était énervé ou bouleversé. Encore fallait-il savoir lire en lui. Beaucoup n’osaient pas l’affronter à cause de sa stature imposante, de ses épaules carrées et de ce visage parfois froid qu’il offrait, il mettait une barrière supplémentaire pour ne pas qu’on l’atteigne. Il était donc difficile d’imaginer à quel point il bouillait à l’intérieur, combien il se contenait parfois pour ne rien laisser transparaître. Si d’extérieur il semblait placide, en lui c’était tout le contraire. Et quand il n’en pouvait plus, qu’il se sentait sur le point d’exploser, de longues marches sur la plage lui faisaient du bien, ou le yoga ou bien un bon vieux sac de frappe sur lequel il se défoulait durant des heures jusqu’à ce que toutes émotions ressortent. Il était rare qu’il s’énerve vraiment finalement ou bien qu’il explose de joie, simplement parce qu’il gardait tout pour lui. Lena saurait, peut-être, un jour, contrôler ses émotions elle aussi si elle le voulait, même si cela impliquait quelques sacrifices et d’apprendre de l’art du silence, son père était la preuve qu’on pouvait y arriver.
Même roi du silence, Terrence était capable de faire des boulettes, comme de glisser le prénom de sa soi-disant cliente dans la conversation sans s’en rendre compte. Sur le coup il s’en voulu, prenant peur de la réaction qu’elle aurait. Puis finalement il se dit que c’était bien, cette mascarade avait assez duré et il faudrait bien qu’ils brisent la glace à un moment ou un autre, alors, que ce soit du positif ou non et même maladroitement, il venait de le faire, l’affaire était réglée. De façon très détachée il finit par mettre fin au suspense, affirmant qu’en effet, il était son père, sans esbroufe, sans grande déclaration, un simple oui qui disait déjà beaucoup. Elle aurait peut-être voulu qu’il la prenne dans ses bras ou qu’il fasse preuve d’une émotion quelconque, mais ce serait mal connaître Terry que de penser ça, fidèle à lui-même, il gardait tout pour lui, tout de ce bouleversement qu’il vivait pourtant totalement. Aussi vite qu’il lui eut dit, Lena se retourna pour verser quelques larmes discrètes, il avait remarqué ses yeux brillants et ses gestes pudiques pour essuyer ses yeux. Il redoutait que ce soit des larmes de tristesse mais après tout elle devait être venue ici pour avoir la vérité et il la lui donnait enfin. Fouillant dans son sac elle en sortit une vieille photo qu’elle lui tendit. Terrence, vingt-ans tout au plus, les cheveux très courts, presque rasés, sans son éternelle barbe mais l’air tout aussi peu avenant qu’aujourd’hui. Il avait changé, ce gamin-là, il se reconnaissait à peine. Pourtant on remarquait bien ce même regard perçant, clair, celui-là, même avec quelques rides aux coins des yeux, ne changeait pas. Il s’autorisa un rire léger en se regardant avant de lui rendre son dû. Ta mère n’a pas brûlé toutes les photos de moi visiblement ! C’est une chance, pour toi. Il se redressa lorsqu’elle posa sa question. Evidemment, à présent qu’elle l’avait retrouvé, Lena avait des questions, elles étaient légitimes et il lui devait des réponses. Certaines ne lui plairaient pas, il allait devoir faire un effort pour se dévoiler à cette presque inconnue qu’était sa fille, sans quoi elle ne lui accorderait pas sa confiance et il risquerait de la perdre alors qu’il la retrouvait à peine. Mais il redoutait qu’elle n’aime pas ce père qu’elle semblait tant espérer. Ca fait quelques années que je suis revenu, oui. Il soupira, passant la main dans ses cheveux, qu’il était difficile de s’ouvrir, il aimerait lui peindre le tableau du père idéal mais il était loin de l’être, pourtant il ne comptait pas lui mentir, s’il mentait à beaucoup de monde, il refusait de le faire à sa propre fille. Ne crois pas… Ne penses pas que je n’ai pas voulu te revoir. J’ai pensé à toi souvent. Tous les jours pour être honnête. Mais je n’avais pas le droit de te retrouver. Enfin j’imagine que ta mère t’en a déjà parlé. Il ne pouvait imaginer que son ex ait dissimulé la vérité à leur fille.

Il était impossible pour Lena de contenir ses émotions face à cette situation dont elle avait tant rêvé. L'homme, lui, semblait impassible. Et si Lena, en entrant dans cette boutique en faisant semblant d'être une cliente, avait osé espérer que tout serait plus simple lorsque chacun d'eux saurait qui est l'autre, elle s'était trompée sur toute la ligne. Elle ne pouvait déceler aucune émotion sur le visage de son père, il lui avait répondu avec un tel détachement qu'elle se demandait désormais si c'était une si bonne idée d'être venue à sa rencontre. La jeune fille était désemparée face à cet homme dont elle ne savait rien, ni même s'il était contente ou non de la voir. Ca n'avait rien de tous les scénarios qu'elle avait pu imaginer, finalement, elle avait peut-être un peu trop idéalisé les choses. Il s'autorisa cette remarque lorsque Lena lui montra cette vieille photo de lui. Si on ne le reconnaissait pas, Lena, elle, l'aurait reconnu entre mille. Il avait toujours ce même regard, même avec vingt ans de plus. Et lorsqu'elle l'avait croisé pour la première fois, elle l'avait tout de suite reconnu, comme si son instinct savait que c'était bien lui. « C'est la seule chose que j'ai de vous. » Affirma-t-elle en le fixant. Une simple photo, c'est tout ce qu'elle avait. De son histoire, elle ne connaissait que son prénom, puisque personne n'avait daigné lui raconter d'où elle venait, ni où se trouvait son père absent. Lena était consciente qu'il n'avait probablement pas envie d'être directement bombardé d'interrogations, mais elle ne put s'empêcher de lui poser cette question, sans doute la plus importante. Elle qui pensait que son père était parti très loin de Bowen, voilà qu'elle le retrouvait ici, propriétaire d'une boutique de surf, qui semblait bien installé. Sa question était légitime, et elle sous-entendait le fait qu'il n'ait pas cherché à la voir, ou simplement à la contacter. Il était là depuis quelques années, des années qui avaient filé sans qu'ils ne puissent se connaître alors qu'ils étaient à deux pas l'un de l'autre. Sa surprise ne fut pas moindre lorsqu'il lui expliqua la raison pour laquelle il n'avait pas cherché à la retrouver. Lena grimaça, elle ne comprenait pas. « Comment ça, pas le droit ? » Elle n'osait pas imaginer qu'il parlait là d'une mesure d'éloignement ou quelque chose de ce genre. Lena n'y connaissait pas grand chose, mais elle ne pouvait pas y croire. Et surtout, elle restait choquée par le fait que sa mère ne lui ait jamais parlé de ça, même si dans le fond, ce n'était pas si étonnant. « Oh, elle ne m'a jamais rien dit du tout à propos de ça, ni à propos de vous en général. » Elle laisse échapper un petit rire nerveux. « C'est assez... compliqué entre nous, on va dire. » Lena avait une relation difficile avec sa mère depuis longtemps déjà, cette confidence de son père lui confirmait encore une fois que sa mère avait beaucoup changé, dans le mauvais sens du terme.

Le jeune Terrence était un garçon emporté et colérique mais malgré son caractère bien trempé il était aussi très influençable, ce qui lui avait causé quelques torts, dont le plus important, celui de s’être laissé embarqué dans cette histoire de trafic d’arme par son supérieur dans la Marine. Il n’avait pas un mauvais fond, il n’avait jamais voulu nuire à personne, mais dans la vingtaine, fougueux comme il l’était, comment aurait-il pu penser que cette erreur de jugement lui coûterait tant ? Il avait appris, depuis, de cette amère leçon, il s’était endurci pour devenir cet homme d'apparence froide et fermée qui n’accordait que très difficilement sa confiance. Mais jamais ces changements ne lui rendraient sa carrière brisée ni la confiance de sa famille et encore moins les années perdues loin de sa fille. Il avait tout perdu et ce ne fut qu’à sa sortie de prison, bien des années plus tard, qu’il avait entrepris de se reconstruire, petit à petit. Il était devenu un homme intègre, ou presque, il s’était reconstruit un cercle d’amis grâce au surf surtout. Le chemin était encore long pour qu’il devienne l’homme qu’il voulait être, pour qu’il récupère son honneur et qu’il puisse enfin se regarder dans une glace sans avoir honte. Mais il était en bonne voie. Et le fait de se trouver face à face avec sa fille, retrouvailles qu’il espérait sans y croire depuis tellement d’années, lui donnait espoir, celui qu’il pourrait peut-être avoir un but autre que celui de se lever le matin pour sortir son chien et ouvrir sa boutique, qu’il pourrait devenir cet homme bien pour quelqu’un et pas seulement pour lui-même. Mais il n’en était pas encore là, pour l’instant ils ne se connaissaient pas et il était envisageable que Lena prenne la fuite en apprenant qui était réellement son père. Elle a dû posséder quelques photos sur lesquelles on devait former un couple très mignon. Il se moquait gentiment du couple qu’il avait formé avec son ex, leur relation n’avait duré que quelques mois finalement et puis elle avait probablement jeté les preuves depuis, il était déjà surpris que Lena puisse avoir une photo. L’adolescente semblait surprise de sa réponse et lui le fut d’autant plus de sa question. Alors donc elle ne savait pas, les choses seraient alors plus difficiles à lui dire. Kelly comprenait que ce serait à lui dire faire tout le sale travail et de lui annoncer la vérité. Il soupira. Bon, viens, on va avoir besoin d’air. Lui commençait à étouffer sous le poids de ces révélations qu’il aurait préféré ne pas avoir à faire. Il l’invita à sortir de la boutique, tourna le panneau sur la porte qui indiquait à présent qu’il était fermé et puis tourna la clé dans la serrure. Il retira ses chaussures pour marcher dans le sable. Le seul bruit des vagues qui terminaient leur course sur le rivage l’apaisait déjà, il avait besoin de toute l’énergie positive que lui offrait la mer pour se lancer dans son récit. Ta mère a obtenu une injonction du tribunal qui m’empêchait de t’approcher jusqu’à ta majorité. Je parle au passé parce que tu as aujourd’hui dix-huit ans et donc je n’ai plus aucune interdiction à présent. Ils finirent par s’asseoir sur le sable, non loin des vagues et Terrence fouillait déjà dans sa poche pour sortir son paquet de cigarettes. Il va falloir que tu me tutoies, c’est assez étrange de se faire vouvoyer par sa propre fille. Il lui sourit maladroitement, ne sachant comment se comporter envers elle. Ta mère, elle a un sacré caractère, ça peut être explosif à la maison. Il ne voulait pas jouer sur le fait qu’arrivant comme ça, sans qu’elle le connaisse, il pourrait prendre l’avantage, si Lena ne s’entendait pas avec sa mère, il serait simple de se la mettre dans la poche en donnant le mauvais rôle à son ex. Mais il n’aurait aucun intérêt à faire ça et puis au fond il trouvait dommage que la relation mère/fille ne soit pas au beau fixe. Je ne veux pas que tu prennes peur, je ne t’ai jamais fait de mal, ni à elle. C’est une décision qu’elle a pris et le juge lui a donné raison puisqu’elle a obtenu cette injonction. J’ai fait quelques erreurs dans ma vie. Il haussa les épaules, l’air de prendre les choses à la légère alors qu’elles le prenaient littéralement à la gorge. Et que le fait de m’éloigner de toi soit juste ou non, finalement c’est mon affaire, ça n’a plus vraiment d’importance maintenant. Terrence tentait d’être philosophe quant à toute cette histoire, de toute façon, une nouvelle fois, on ne pouvait changer le passé.

Lena avait du mal à se rendre compte de la situation tant elle avait été inespérée pendant de longues années. Elle avait enfin l'occasion de rencontrer l'homme qui lui avait donné la vie, d'apprendre à le connaître, savoir qui il était. Elle l'avait imaginé de toutes les façons possibles, mais elle n'avait jamais eu de rancœur envers lui. Les non-dits de sa mère lui avaient toujours fait penser que quelque chose se cachait derrière tout ça, et surtout, pendant toutes ces années elle avait refusé de croire que son père l'avait lâchement abandonnée sans chercher à la revoir un jour. L'adolescente était têtue, et rien de ce qu'on avait pu lui dire ne l'aurait fait changer d'avis. Il était envisageable que son père ne soit pas comme elle l'avait imaginé, après tout, elle s'était peut-être créée une image de lui un peu trop idéalisée, elle avait eu le temps de rêver pendant tout ce temps. Maintenant qu'elle se trouvait face à lui, même si les retrouvailles étaient un peu froides et qu'elle aurait préféré que son père aie un geste affectif envers elle, elle mourait d'envie de savoir qui il était. Lena grimaça. Elle n'avait jamais vu aucune photo de ses parents ensemble, elle ne connaissait rien de leur relation ni de la durée de celle-ci, sa mère se gardant bien de lui parler de tout ça. Ils allaient avoir besoin d'air pour parler de tout ça, l'adolescente ne pouvait qu'être d'accord avec lui, elle qui étouffait depuis de longues minutes déjà, ses larmes menaçant de couler d'un instant à l'autre sous le coup de l'émotion. Elle le suivit hors de la boutique et pris une grande bouffée d'air frais qui lui fit le plus grand bien. Elle n'était pas certaine d'être prête à tout entendre, mais elle savait que sa mère lui avait caché tant de choses et elle avait le droit de savoir. Elle n'était plus la petite fille à qui l'on disait de ne plus poser de question, Lena était maintenant une jeune femme et elle était en âge de comprendre les choses. Elle marchait dans le sable aux côtés de cet inconnu, ne sachant pas tellement comment elle devait se comporter, elle se contentait de regarder le paysage en l'écoutant parler. Son récit ne la surprenait pas plus que ça, elle avait eu raison de se méfier de ce que sa mère lui disait et elle avait la confirmation aujourd'hui, elle lui avait caché pleins de choses. « Je comprends mieux pourquoi elle voulait tant éviter ce sujet. » dit-elle en relevant le regard vers lui. Ils s'assirent sur le sable, la plage était l'endroit préféré de Lena, celui où elle se sentait le mieux, apparemment c'était la même chose pour lui. « Euh... hum... D'accord. Je vous promets pas d'y arriver tout de suite mais je vais essayer. » Le tutoyer allait être un exercice difficile. Cet homme était un inconnu à ses yeux, elle ne savait rien de lui et il n'allait pas être simple pour elle de faire comme s'ils ne connaissaient. Elle hocha la tête en entendant sa remarque. Elle n'avait pas non plus un caractère facile, ça faisait très souvent des étincelles, même si le problème n'était pas tant sa mère mais plutôt son nouveau mari. Lena se garda d'en parler pour le moment, préférant ne pas trop s'étendre sur le sujet, même si elle aurait aimé pouvoir compter sur le soutien de son père, il ne fallait pas brûler les étapes. « Je trouve ça horrible de faire ce genre de choses. Un père a besoin de son enfant et inversement, des erreurs, tout le monde en fait. » Elle soupira. De toute façon, le passé restait le passé et on ne pouvait rien y faire, mais sur le moment, Lena était en colère contre sa mère. Elle lui avait assuré qu'il était parti en l'abandonnant alors que finalement, c'était elle qui l'avait privée de son père pendant tout ce temps. « Oui, maintenant plus personne ne peut nous empêcher de quoi que ce soit. » Elle lui adressa un sourire timide, se sentant désormais un peu plus à l'aise face à lui. Ces révélations la rendaient plus légère et les choses commençaient à s'éclaircir dans son esprit, Lena ne connaissait pas la suite mais elle avait déjà hâte d'y être. « Vous saviez que j'étais toujours à Bowen alors ? Enfin... tu savais ? Maintenant que j'ai atteint la majorité, est-ce que... tu allais chercher à me revoir ? » Si elle n'était pas venue à sa rencontre, l'aurait-il fait ? Lena cherchait à savoir si son père voulait réellement apprendre à la connaître ou s'il vivait très bien sans elle. Leurs vies respectives allaient être chamboulées, et si pour Lena c'était quelque chose de positif, peut-être que ça l'était moins pour son père qui avait l'air d'avoir une petite vie bien rangée.

Jamais, sûrement, Terrence n’avait pensé qu’il puisse être si difficile de se trouver face à sa fille. Une jeune femme de dix-huit ans, belle comme le jour, qu’il aurait reconnu entre mille. Mais  bien qu’il la regardait avec des yeux pleins d’admiration, il avait une réelle appréhension quant au fait de lui parler, de son passé, de celui qu’il était aujourd’hui ou des choix qui avaient été faits. Et il ignorait encore qu’elle ne savait rien, que sa mère s’était juste abstenue de lui parler de lui, des raisons pour lesquelles elle n’avait pas de père. Elle n’avait rien inventé, elle avait juste évité les conversations. En un sens ce n’était pas si mal, son ex aurait pu lui mentir, lui dire quel homme affreux il était, un criminel qui avait fait de la prison, qui y était peut-être encore, qui sait, elle aurait pu le descendre totalement pour que leur fille n’ait jamais l’envie de le rencontrer. Mais non, elle avait fait autrement, peut-être que cette méthode avait ses défauts, à ne rien dire, on entretient un mystère, un mythe et un espoir aussi. S’il avait été à sa place, Kelly ignorait comment il aurait agit alors il ne jugeait pas. Certainement que Lena verrait les choses différemment, peut-être qu’elle en voudrait à sa mère d’avoir omis de lui parler de son père, mais Terrence ne comptait pas gagner des points de cette façon, il partait du principe que si elle n’avait rien dit, elle avait ses raisons. Sur le sable il commença doucement à reconstituer le puzzle pour celle qui l’écoutait avec intérêt. Evidemment, l’adolescente voyait cette histoire avec ses yeux à elle, avec toute l’innocence de sa jeunesse et le manque qu’elle avait toujours connu, donc elle jugeait sa mère, durement. Elle avait ses raisons de le faire, ne lui en veux pas. Peut-être que j’aurais fait pareil dans sa situation. Il n’y a pas de recette pour élever un enfant seul, j’imagine que ça n’a pas été simple pour elle non plus.  Il était probable qu’avec sa philosophie, Terrence se mette sa fille dans la poche et se donne le beau rôle, mais il ne voulait pas de ce rôle là, gagné si facilement. Il voulait qu’elle sache la vérité pour qu’elle puisse se faire une idée de l’homme qu’il était, pour qu'elle sache qu’il était loin d’être parfait ou exemplaire, qu’il ne serait peut-être pas le meilleur père au monde pour une enfant qui en avait tant besoin. On a un peu de temps à rattraper, mais on a tout le temps pour le faire maintenant. Il répondit à son sourire, aussi timidement qu’elle, les douceurs ce n’était pas vraiment son fort et il se sentait si maladroit dans cet exercice là. Il s’alluma sa cigarette en écoutant ses questions. Si Lena n’était pas curieuse du passé de son père elle l’était de savoir quel comportement il aurait eu envers elle, s’il l’avait cherché, s’il comptait le faire. Tirant silencieusement sur la nicotine, il fixait l’océan en cherchant quelle serait la meilleure façon de répondre. Je le savais oui. Je n’ai jamais été bien loin. Ou quand je l’étais j’avais toujours un moyen d’avoir des nouvelles. Sa mère lui en donnait, à une époque, mais depuis il n’avait plus de nouvelles. Cette femme avait perdu beaucoup à cause des erreurs de son fils, elle avait dû renoncer à sa petite fille qu’elle n’avait jamais vraiment vu ni tenu dans ses bras mise à part dans sa toute petite enfance. Je ne sais pas si j’aurais cherché à te retrouver. Ce n’est pas l’envie qui me manquait. Mais c’est difficile, tu as ta vie, je ne savais pas ce que ta mère avait dit de moi. Tu aurais très bien pu avoir une vie parfaitement heureuse et équilibrée sans moi. Je n’avais pas le droit de tout briser. Il lui sourit faiblement. Tu es heureuse, dans ta vie ? Il l’espérait, plus que tout. Pour ne pas culpabiliser davantage d’avoir peut-être gâché une vie de plus.

Lena n'avait jamais vraiment eu une relation facile avec sa mère. Elles avaient toutes les deux des caractères similaires, explosifs, qui faisaient des étincelles à la maison. Malgré ça, avant qu'elle se remarie, elles avaient quand même réussi à tisser un lien malgré les nombreuses disputes qui animaient leur quotidien. Depuis le mariage, Lena avait toujours l'impression d'être au second plan, le lien qu'elle avait eu avec sa mère semblait brisé à tout jamais et l'adolescente avait longtemps souffert de cette situation avant de se faire une raison. Après les déclarations de son père, Lena sentait la colère envahir toutes les parties de son corps. C'était toute la colère qu'elle avait réprimé jusqu'à ce moment qui venait de remonter de là où elle l'avait enfouie, au plus profond d'elle-même. Elle lui en voulait de lui avoir caché toutes ses choses, de ne pas lui avoir permis de connaître la vérité sur son père et sur les raisons pour lesquelles il ne cherchait pas à la retrouver. Elle avait envie d'exploser, Lena, mais la présence de cet homme qu'elle connaissait à peine, sa voix si calme et sa sagesse l'apaisaient dès qu'il ouvrait la bouche pour parler. Elle l'écoutait parler en se calmant, il avait raison, même si elle allait avoir du mal à penser comme lui. « C'est si grave que ça, ce que tu as fait, pour qu'elle en arrive à faire ça ? » Elle n'avait pas pu s'empêcher de demander. Le faire fuir était la dernière chose dont elle avait envie, mais il en avait trop dit pour qu'elle reste là sans rien demander. Elle respecterait son choix de ne pas tout lui raconter, elle voulait juste savoir si la décision qu'avait prise sa mère était justifiée, auquel cas elle la comprendrait un peu mieux. Elle n'était peut-être pas prête à tout entendre mais elle estimait qu'on lui avait caché assez de choses dans sa vie pour en rajouter. Elle savait qu'ils avaient du temps à rattraper et que ça n'allait pas se faire du jour au lendemain, mais le fait qu'il envisage seulement de rattraper le temps perdu la soulageait. Elle avait eu peur, Lena, peur qu'il ne veuille pas d'elle dans sa vie, qu'il la rejette, elle avait bien évidemment envisagé cette possibilité. Alors elle lui posa cette question dont la réponse était importante pour elle. Elle hocha la tête positivement en écoutant sa réponse. Elle comprenait parfaitement son point de vue, elle même avait pensé à cette éventualité. Ils avaient eu le temps de vivre l'un sans l'autre, de construire leurs propres vie et ils pouvaient parfaitement continuer de vivre sans se connaître. Elle ne voulait pas chambouler sa vie, encore moins s'il n'en avait pas envie. Si elle était heureuse dans sa vie ? Elle ne s'était jamais réellement posé la question. Il y avait des hauts, il y avait des bas, comme pour tout le monde. Mais Lena était quelqu'un qui se contentait de très peu pour être heureuse. Elle pensa soudain à son petit frère, la seule personne sur Terre qui pouvait la rendre plus heureuse que jamais. Ses lèvres s'étirèrent en un large sourire qui illuminait son doux visage. « Oui, je suis heureuse. » Elle était du genre à retenir seulement le positif, à se rendre compte de la chance qu'elle avait, plutôt que de penser à ce qui la rendait parfois malheureuse. « Mais il y a toujours eu ce vide. Il m'a toujours manqué quelque chose, quelqu'un. Toi. Avec le temps j'ai appris à l'accepter, bien sûr, je n'avais pas le choix, mais il n'y a pas un seul jour où je n'ai pas pensé à toi. Je me demandais où tu étais, si tu étais heureux, et si tu m'aimais... » Elle soupira de soulagement, fixant l'océan de ses yeux brillants d'émotions.