lead the way and we pull the trigger (harmonie)

Il était rare que je me tienne debout, dans cette salle de danse vide, encadré par les deux poutres qui s’érigeaient fièrement au centre de la pièce, fixant mon propre reflet dans les longs et grands miroirs qui s’étendaient face à moi. Depuis la reconstruction de Head Ahead, suite à son affaissement lors du tremblement de terre de 2016, je n’avais jamais vraiment pris le temps de laisser sa deuxième vie laisser son empreinte sur ma personne. J’avais préféré le laisser renaître de ses cendres sans m’attarder davantage à tout ce que j’avais perdu dans ce qui l’avait d’abord réduit en poussière. Lorsque les jeunes se trouvaient ici, de toute façon, ils redonnaient une tout autre énergie à l’endroit, qui m’en faisait oublier que ces quatre murs n’étaient pas ceux d’origine, que l’essence-même de la place n’était plus exactement la même. Ce soir toutefois, il n’y avait que moi, au beau milieu de la salle, mes pieds nus bien ancrés dans le bois du plancher. Je tentais de trouver, en moi, cette force, cette profondeur, qui me permettrait de repousser ces limites que j’avais souhaité franchir à travers la danse. Si j’avais toujours été un danseur de hip-hop, mes mouvements saccadés redonnant un tout autre sens aux musiques, j’avais récemment souhaité élargir la portée de mes talents et me pencher davantage sur la danse contemporaine. Ne me voyant toutefois pas plonger tête première dans ce défi sans aide, sans soutien, sans partenaire, j’avais fait appel à des danseuses de mon âge et qui avaient davantage d’expérience dans la danse plus classique, technique. Après quelques coups de fils, quelques rencontres, avec quelques-unes d’entre elles, ce fut avec Harmonie que je décidai de me lancer. On se lançait, oui, ce soir. D’ailleurs, je la voyais faire son chemin jusqu’à l’entrée, dont le hall se trouvait dans la pièce adjacente. Je quittai les nombreux miroirs pour aller déverrouiller la porte et la lui ouvrir. J’esquissai un sourire, nerveux. « Bonsoir Harmonie, rentre ! » Je la laissai passer avant de verrouiller à nouveau derrière nous. Aucun jeune ne viendrait ce soir, c’était relâche, mais je préférais tout de même éviter que nous soyons dérangés. « J’t’avoue que je suis un peu … nerveux ? Intimidé ? Je n’ai jamais dansé en duo, enfin, pas de manière aussi … officielle, genre, même, exclusive. » Je ris. Je me sentais comme lors d’un premier rendez-vous, et je n’aidais pas lui donner une impression contraire. « Je me disais aussi que … qu’on ne pouvait pas commencer à juste danser et chorégraphier comme ça, à froid. Sans trop se connaître. J’ai l’impression que … qu’à travers la danse, on aura des histoires à raconter. Qu’on aura quelque chose de fort à transmettre, aux autres mais aussi entre nous. Alors … je me disais qu’on pourrait, avant, se parler un peu de nous. Sans jugement, sans barrière. » Je me dirigeai derrière le comptoir d’accueil et sortit une bouteille d’alcool. « Je me suis dit que ça pourrait nous aider à briser la glace. » Dis-je en riant encore légèrement, gêné. Pour détendre l'atmosphère, mon atmosphère surtout, j'ajoutai : « Comme tu peux le voir, je me dis pas mal de trucs. Tout le temps. »

Très récemment, tu t'étais réinscrite dans un cours de danse. Depuis ton plus jeune âge, ta mère t'avait inscrite à ce genre de cours pour parfaire ta féminité et puis pour te canaliser. C'était un échappatoire, la danse. Tu en avais fais de toute sorte, du jazz, du hip hop, de la danse contemporaine, de la danse de salon. Mais aujourd'hui, une seule d'entre elle t'avait marqué. C'était la danse contemporaine. Malheureusement, tu n'avais jamais eu le partenaire parfait ! Et c'était bien dommage, et c'est pour cela que tu avais abandonné ce côté là de ta personnalité. Mais en lisant quelques petites annonces à Bowen, tu pu y remarqué qu'il y avait un jeune homme qui recherchait une partenaire féminine. Tu n'avais pas attendu ne serait-ce qu'une seconde afin d'appeler cet homme pour lui proposer tes services pour un duo. C'était l'occasion pour toi de te remettre en selle et de montrer que tu n'étais pas qu'une femme d'affaire sans coeur. Que tu avais ta part de sensibilité au fond de toi. C'était ce soir, que tu rencontrais le jeune homme avec qui tu allais danser. Tu rentrais dans les locaux et tu prenais chemin vers le studio de danse. En passant à peine la porte, ton partenaire de danse t'acceuilla avec un sourire. « Bonsoir Conchobáhr » répondis-tu poliment au jeune homme qui venait de te saluer. Tu ris légèrement lorsqu'il te dit qu'il n'avait jamais dansé comme ça de façon si officielle. « Ne t'inquiète pas, ce n'est pas si compliqué, et puis, on va y arriver, à nous deux » dis-tu avant de hausser les épaules et de sourire à ton partenaire. Il était stressé, c'était charmant. Pour toi, c'était normal, tu avais fais ça quasiment toute ta vie. Lorsqu'il te proposa de danser et chorégraphies à froid, comme ça, tu hochais la tête positivement pour répondre à ton interlocuteur. Sans jugement et sans barrière. C'est surtout ça que tu étais venue chercher dans ces locaux. Aucuns jugements sur ton paraître ni sur ton métier. Le jeune homme sortit une bouteille d'alcool et tu éclatas de rire. « Tu as bien raison, ça permet de bien briser la glace » ajoutas-tu avec un clin d'oeil. Il était charmant, et il te donnait envie d'apprendre à le connaître. Non pas que physiquement bel homme, il semblait l'être mentalement aussi. « Je vois... Mais c'est bien de se dire des trucs, c'est mieux que de ne penser à rien ! » ajoutas-tu avec un sourire.

De tous les candidats qui pouvaient se présenter aux alentours, je n’étais probablement pas le partenaire parfait. Loin d’être un idéal de la danse avec mes mouvements parfois trop libérés, exemptés de technique, avec mon indiscipline face aux bases les plus fondamentales de cet art, je ne savais pas si j’arriverais à me faire à un style aussi particulier que la danse contemporaine. Sauf que, comme on dit, qui ne tente rien n’a rien. J’avais une histoire à raconter, des émotions à libérer et à partager, un coeur à mettre sur la scène. Je n’avais jamais les bons mots pour m’exprimer mais j’avais l’infime espoir que de par mes levés et mes portés, le non-verbal triompherait même sur le plus beau des poèmes. Je visais haut, mais à voir l’allure de ma future partenaire qui venait de pénétrer dans Head Ahead, je me disais que je pourrais la porter loin. J’avais envie de le faire. La seule barrière, pour le moment, était ma timidité, et Harmonie n’aidait en rien de par son physique intimidant - une beauté désarmante. Toutefois, dès qu’elle répondit à mes remarques désorganisées, je me sentis davantage à l’aise. Au fond, nous étions les mêmes ; deux êtres humains s’apprêtant à se mettre complètement à nus. En toute confidence, en toute vulnérabilité. J’avais prévu à cet effet l’élixir de la vérité, pour nous délier les langues, pour faire fondre toute glace qui aurait pu demeurer entre nous. Harmonie sembla apprécier l’effort. « Suis-moi, j’vais te montrer un peu l’endroit avant qu’on s’installe. » Je lui fis visiter les bureaux, soit le mien et ceux des autres bénévoles, ainsi que les salles plus cosy quand les jeunes ne répétaient pas dans les salles de danse. Et, finalement, je lui montrai la salle aux miroirs, celle que j’avais quittée quelques minutes plus tôt, celle où j’installai en plein centre une petite table pliante et deux chaises l’une en face de l’autre. Une parfaite symétrie entre les deux colonnes sans lesquelles le toit s’effondrerait sur nos corps. Je posai la bouteille de fort au milieu de la petite table de bois carrée. Je m’assis ; l’invitai à s’asseoir. « Sans filtre. Je veux t’apprendre sur le bout de mes doigts. Et pas forcément les banalités, je veux connaître qui tu es, vraiment, toi. » C’était, à mes yeux, la meilleure façon de gagner en intimité, en proximité, en complicité, pour que celles-ci se transmettent à travers nos chorégraphies, nos gestes, nos regards. « Ou alors je commence et je brise la glace. Mais il faudra peut-être en ramasser les morceaux après ... » Blaguais-je. Parce que m’ouvrir sur ce qui faisait mal, ça ne m’arrivait que très peu. J’ouvris la bouteille et j’en versai le contenu dans deux verres que je posai un devant elle, un devant moi.

Rencontrer Conchobáhr ce soir, te faisait légèrement stresser. Ta soirée s'annonçait pourtant merveilleuse et remplie de confidences. Une envie de reprendre la danse t'avait prit lorsque tu avais vu l'annonce du jeune homme sur un panneau d'affichage dans les rues de la ville. Tu savais très bien danser, tu avais plus de faciliter à danser qu'à parler même des fois. C'était un sport que tu pratiquais depuis ta plus tendre enfance, tu en avais fais de toute sorte. Classique, moderne, hip-hop. Rien ne te faisait peur. Alors tu avais accouru et tu avais appelé le brun au plus vite avant que la place ne soit prise. Une fois dans les locaux de l'association, le danseur voulait apprendre un peu plus à te connaître. C'était une bonne idée, de pouvoir se connaître avant de former un duo. Alors tu suivais le brun. « Je te suis » dis-tu simplement en lui emboîtant le pas. Mais tu observais tout autour de toi, les bureaux, les salles de danse. C'était magnifique. Ca se voyait qu'ici, dans cet établissement, les gens s'y sentaient bien. Ensuite, vous rentriez dans une salle remplie de miroir avec en son sein une table avec deux chaises l'une en face de l'autre. Alors vous prirent place l'un en face de l'autre et le brun posa la bouteille sur la table avec deux verres un pour chacun. « Wouah, tu es motivé ! Mais en échange, je veux savoir ces mêmes choses sur toi, tout sur tout » répondis-tu simplement en acquiesçant. Il en voulait pas de filtre, alors tu prenais les choses en main. Tu ouvrais la bouteille et tu remplissais les deux verres de ce liquide. « Alors commences, je suis toute ouïe. En plus d'être une bonne danseuse, je suis une bonne épaule sur laquelle pleurer » répondis-tu avec un clin d'oeil au garçon en face de toi. Tu étais aussi intimidée par ce qui allait se passer, jamais tu ne t'étais mise à nue de cette façon en face de quelqu'un que tu connaissais à peine. Mais le jeu en valait la chandelle. De plus d'être agréable et drôle, cet homme attirait quelque chose en toi, secrètement. Tu étais prête à te livrer mais nerveuse de commencer, tu lui laissas l'honneur de débuter cette série de confidence que vous alliez vous faire.

C’était plus facile de laisser les gestes traduire une émotion. Plus facile de laisser l’autre entrevoir notre âme à travers un regard. Plus facile de se montrer vulnérable en ne tournant plus le dos à ceux qui tendent une main. Mais se raconter à travers des paroles, ça avait quelque chose de confrontant, parce que tout devenait bien moins propice à l’interprétation. Ça devenait plus concret, plus vrai. Et ma propre vérité, je l’avais bien trop souvent fuie, parce que ce passé qui menaçait sans cesse de me rattraper pouvait trop bien être ma fin. Ce soir, devant Harmonie, je prenais le plus grand des risques. J’avais d’ailleurs peur comme rarement j’avais été effrayé. Il n’était plus question d’un monstre en-dessous de mon lit, il était question d’un démon qui se trouvait en-dedans de moi. Lui donner trop d’attention, c’était lui permettre de prendre le contrôle. Mon contrôle, je l’adulais. J’en dépendais. Une fois assis devant elle, je la laissai nous servir du fort dans chacun de nos verres. Plus vite je laissais le poison m’étourdir, moins je risquais de faire marche-arrière. En la laissant franchir le seuil de la porte de Head Ahead, nous nous étions déjà rendus trop loin pour reculer. « Promis. J’veux pas qu’on ne soit que des corps qui s’exécutent. J’veux qu’on soit vus, mais aussi entendus. Pour ça, il faut qu’on s’entende l’un et l’autre avant. » Qu’on s’écoute. Qu’on se comprenne. Qu’on se pleure, peut-être. J’ignorais quel était le background d’Harmonie, mais je savais le mien dur. Souvent impénétrable. Et nous nous apprêtions à en détruire les murs. Elle me laissa d’ailleurs l’honneur de me lancer dans le vide en premier. Je ris nerveusement. « Par où commencer … » Je pris le verre et en bu une longue gorgée. « C’est déjà un bon début, ça. » Je continuai de rire, gêné, avant de prendre une grande inspiration, et de tout relâcher. Tout relâcher. « Le plus facile serait de commencer avec le moins dur, mais je pense que y aller chronologiquement serait plus judicieux. Même si ça fera plus mal dès le début. » Je relevai enfin les yeux vers elle. Si je désirais qu’elle puisse me connaître comme personne ne le pouvait, il fallait que je lui autorise l’accès. « Ma mère était mère monoparentale. Mon père n’a jamais vraiment été dans le portrait. Il sait que j’existe, je sais qu’il est là, pas très loin d’ailleurs, mais il n’a jamais eu le désir que je sois dans sa vie. Alors ma mère et moi, on était seuls contre le monde. Et le monde a été un peu trop lourd pour elle, par moments, et moi pas assez fort pour en soutenir le poids … » Je grimaçai tout légèrement, sentant mes joues s’enflammer, sentant mon cœur s’accélérer, et ma gorge se nouer. Je n’en parlais que trop rarement à haute voix, de ma mère. Elle était un fantôme qui me suivait partout où j’allais, mais en silence. « J’avais l’habitude de revenir de l’école et de la trouver passed out sur le divan. De recevoir des appels de ses patrons qui la viraient encore une fois, parce qu’elle ne se présentait qu’une fois sur deux. De payer les comptes d’électricité en retard, avant qu’on nous coupe tout. Ma mère, elle n’était pas une mauvaise personne, tu sais … mais la vie ne l’a pas épargnée, et ça a laissé des marques qu’elle n’arrivait pas à effacer … » Et je n’avais jamais suffit à compenser pour tout ce que la vie lui avait infligée. Même que, parfois, je me disais que je n’étais qu’un poids de plus pour elle. Que c’était parce qu’elle n’arrivait pas à être à la hauteur, qu’elle n’arrivait pas à se gérer elle-même et encore moins un enfant, qu’elle avait décidé de partir de ce monde.

Cette idée de partager nos souvenirs, nos envies, nos peurs et nos histoires passées te plaisait bien. Mais cela faisait surtout peur. De raconter, à quelqu'un qui t'es quasiment inconnu toutes les histoires qui font forgés, celles qui ont fait la personne que tu es dorénavant. Et tu avais peur, de cette personne. Alors en parler comme ça, librement, t'effrayais encore plus. Alors tu avais accepté la proposition de Conchobàhr, celle de se livrer l'un à l'autre et de se raconter toutes les histoires de vos passés. Tu savais comment aller se passer cette soirée, vous alliez vous lamenter sur vos histoires tout en buvant, ce qui allait rendre la chose encore plus triste. « Je suis d'accord, je trouve ça mieux qu'on se comprenne psychologiquement avant de se comprendre en dansant » répondis-tu avec un sourire avant de porter le liquide alcoolisé à tes lèvres. Une gorgée, deux, et le moral revint assez vite. Tu proposais alors à ton interlocuteur de commencer, ses histoires passées. Surement de peur de commencer par ta misérable vie : je ne connais pas mon père, je me suis faites violé par un policier, ... Même si la sienne avait l'air d'être dur, par ce que j'entendais. La vie n'avait pas été facile pour cet homme. Sa mère semblait être quelqu'un de bien, même si elle avait fini par déraper. Tu ne peux que comprendre, la vie n'avait pas du être facile pour cette pauvre dame, qui avait fini par se faire quitter par son homme, et elle devait élever son fils seul. Sagement, tu écoutais jusqu'à la fin de son histoire, qui n'était pas très joyeuse mais qui faisait parti de lui. Tu entendais dans ses paroles, dans sa voix, que c'était dur pour lui d'en parler. La gorge serrée, le coeur lourd, tu entendais tout ça dans chaque ponctuation de phrase. Tu avais de la peine pour lui, c'est vrai. Mais chacun son lot de difficulté dans la vie, malheureusement. « Ça n'a pas du être facile pour toi... Mais je comprends, cela n'a jamais été facile de mon côté avec ma mère pour moi aussi. La famille monoparentale, je connais bien, je ne peux que comprendre » répondis-tu avec un faible sourire. Alors tu reportais ton verre à tes lèvres, qui était quasiment vide. Mais l'alcool te permettrait de parler plus librement au jeune homme en face de toi, alors tu t'enivrait simplement pour que tes paroles soient plus simples.

Ça avait quelque chose de triste, c’est vrai. De noyer notre peine dans l’alcool en se parlant dans le blanc des yeux de ce qui nous avait le plus fait souffrir, de ce qui nous torturait encore l’esprit aujourd’hui. Mais ça avait aussi quelque chose de beau, à mon sens, de s’ouvrir ainsi à un parfait étranger, sans se critiquer, sans se juger. En s’appréciant à sa juste valeur, sans essayer de se cacher derrière de faux-semblants. Trop longtemps j’avais essayé d’être quelqu’un que je n’étais pas, qui ne me correspondait pas, et même si aujourd’hui j’avais appris à me montrer sous mon vrai jour, je n’avais jamais osé me rendre jusqu’aux confidences. Celles qui font mal, celles qui replongent dans les mains des fantômes. Comme un saut dans une foule, dans un spectacle de rock, mais cette foule vous aspire et vous enlace de sa nostalgie accablante. Se noyer entre les doigts du passé. Je me lançai le premier, et étonnamment, je ne me sentis pas m’écraser après la chute, je semblai en suspens, et le temps aussi. « Ta mère aussi t’a élevée seule ? Tu avais des frères ou des sœurs ? » Demandais-je. Je ne m’attendais pas à ce que nos histoires s’entrecroisent, je ne m’attendais pas à ce que la lignée de mon histoire prenne des détours et rencontre celle d’Harmonie mais au fond, il était vrai qu’on pouvait parfois s’identifier ou se retrouver à travers les expériences des autres. C’était alors encore plus beau. Ce ne serait plus que des tirades, les miennes et les siennes. Ce serait un échange, un partage. Une réunion de deux vies un peu plus brisées que ce qu’on aurait voulu laisser croire aux autres. Mais pas à nous. Pas entre nous. « Anyway, après un certain temps, elle s’est tuée. Je l’ai trouvée comme d’habitude allongée sur le divan, en revenant de l’école, mais cette fois-là … y’avait quelque chose de différent. Le silence dans la maison n’était pas le même. » Je pris une gorgée. Celle pour faire disparaître les images qui me revenaient en tête. « J’me suis ramassé sans savoir où aller, parce que même là, même au fond du trou, mon père n’a pas voulu d’moi. Pas même le temps que les choses se replacent. J’suis tombé entre les craques et on m’a … laissé tomber. » Admis-je, moi qui n’avais jamais voulu me victimiser, moi qui n’avais jamais voulu m’apitoyer sur mon sort. « Mais la mère de ma meilleure amie m’a pris sous son aile … Elle m’a accueilli chez elle, m’a aidé à m’en sortir. J’remercie Dieu à tous les jours pour cette femme, qui elle aussi est maintenant là-haut. » J’hochai lentement la tête, réalisant que la mort me suivait un peu plus que ce que je le pensais. Je remplis nos verres même s’il restait encore quelques gorgées. La peur du vide.

Cette soirée n'allait pas être reine de joie, c'était certain. Et c'était bien parti pour que cela devienne les déboires de Conchobàhr et Harmonie. Attentivement, tu écoutais ton partenaire de danse déblatérer sur sa vie, et il y avait quelques ressemblances avec la tienne. une famille monoparentale, une mère pas très net, un père absent, des difficultés à vivre seule contre le monde entier. « Oui, avec ma grand-mère, avant qu'elle ne meurt, rest in peace*. Et je suis enfant unique, seule » répondis-tu un sourire triste sur les lèvres. Tu avalais le liquide alcoolisé d'une traite, avant de sombrer dans la tristesse qui commençait à s'emparer de toi. En arrivant ici, en répondant à l'offre de ton interlocuteur, tu ne pensais jamais que vos histoires étaient quasiment les mêmes, à quelques chapitres près. Comme quoi, parler de vos vies pourrait vous aider à mieux vous comprendre et à danser selon les histoires que vous aviez à raconter de manière artistique. « Oh lord*, c'est horrible » dis-tu en posant ta main sur ta bouche en entendant les paroles de Concho. il venait de te dire que sa mère était morte sur son canapé et que c'est son fils qui l'a trouvé. Ton histoire était moins bouleversante que la sienne, c'était sur. D'un geste sûr, tu attrapais la bouteille et tu remplissais vos deux verres, toujours une oreille tendu à ce que tu racontais le jeune homme. L'histoire du père qui ne voulait pas reconnaître son enfant, tu la connaissais bien. Tu avais essayé dans ton enfance, de retrouver ton père, de savoir qui il était, pourquoi il avait fait ça mais ça n'avait jamais donné grand chose. Et c'était triste, les hommes pouvaient être cruels quand ils le voulaient. La mort suivait ce garçon comme si c'était sa destinée, les femme qui prenaient soin de lui s'en allaient au fur et à mesure. « C'est une histoire si triste, mais heureusement que la maman de ton amie t'as recueilli » dis-tu simplement, car tu ne savais que dire suivant ces tristes paroles. Tu avalais une gorgée de ton verre et tu balayas tes idées noires. « De mon côté, ma mère m'a élevé seule, mais j'étais une enfant heureuse, entourée de gens qui m'aiment. Mais dans mon adolescence, je... j'étais une énorme fêtarde et j'ai fini en garde à vue. Ce n'était pas la première fois, mais c'était la fois de trop, celle qui m'a permise de me reprendre en main » avouas tu à ton tour, confiant tes plus profonds secrets. Ta gorge se serrait, tu le sentais mais tu allais montrer que tu étais forte et que cela ne t'arrêtais plus. Tu tapotais tes doigts contre ton verre nerveusement et tu repris ton discours. « Ce soir là, j'étais avec ma cousine, on avait un peu bu et on hurlait dans la rue comme des idiotes. Cet homme nous a arrêté, elle a été mise dans la voiture de police et moi de mon côté je me débattais, surement l'alcool qui me donnait des ailes. Mais j'ai très vite déchanté lorsque le policier a commencer à déboutonner mon pantalon » dis-tu d'un ton solennel, comme si c'était la dernière chose que tu allais prononcer ce soir. Le mot viol ne voulait pas sortir de ta bouche, mais il le fallait.

blabla* : les paroles en italique avec une astérisque sont en grecque, mais je sais pas parler cette langue

Je m’attendais à tout sauf à ça. À rencontrer une personne qui avait une histoire tellement similaire à la mienne, que je pouvais lire la même souffrance dans son regard que celle que je ressentais dans mon cœur depuis tellement d’années. Et si j’avais toujours eu du mal à mettre des mots sur ma douleur, celle que je voyais dans les yeux d’Harmonie résumait en tout point la mienne. Je m’attendais à être touché, ce soir, bien sûr. Parce que je savais que peu importe quelle serait son histoire, à cette inconnue, à cette artiste que je découvrais, je serais transporté par sa mélancolie. Jamais je n’aurais cru cependant m’envoler avec elle, dans les méandres d’un passé presque commun, et si différent à la fois. Nous avions perdu quelqu’un, tous les deux. Une figure maternelle. Une âme aimante. Un havre de réconfort malgré les tempêtes. Nous avions perdu le nord en perdant une partie de nous-mêmes. « Je suis désolé. » Dis-je en apprenant le départ éternel de sa grand-mère. Je devinais les mots prononcés dans une langue étrangère, sans pouvoir avoir la certitude de leur portée. Je ne connaissais pas le grec, même que je ne pus même pas exactement affirmer que c’en était. Je continuai mon histoire, et puis elle enchaîna avec la sienne. J’en profitai pour laisser davantage de liquide brûler ma gorge et panser mes plaies maintenant ouvertes. Ce n’était qu’un remède éphémère, mais au moins ce soir, je pourrais peut-être m’endormir sans que les fantômes ne viennent me voler mes souvenirs pour les transformer en cauchemar. Le brouillard provoqué par les effluves les égarerait. Je sentais Harmonie nerveuse, tout d’un coup. Ses doigts pianotaient contre son verre mais ça n’avait rien d’une mélodie heureuse. Je déglutis lorsqu’elle poursuivit son histoire, sans la terminer. Les images créées dans ma tête suffisaient, de toute façon. La scène s’arrêta sur les doigts de ce policier déboutonnant le pantalon d’Harmonie, adolescente et vulnérable. Je fermai les yeux, mais ça ne fit que renforcer l’image. Je les rouvris et les plantai dans les siens, déglutissant, la gorge nouée, le cœur serré. « C’est horrible. Qu’une personne qui aurait dû être là pour te protéger, pour assurer ta sécurité, a été celle qui a pris avantage de ta vulnérabilité … C’est horrible qu’une personne puisse faire ça à une autre, point. » Je secouai la tête, de droite à gauche, lentement. Je ne vivais pas dans un monde où tout est rose, je savais que les agressions sexuelles n’étaient pas chose obscure, elles arrivaient et bien trop souvent d’ailleurs. J’avançai ma main vers la sienne, d’abord hésitant, puis doux, comme si j’étais en train d’apprivoiser un animal mais ça n’était pas ça. Juste un homme qui désirait respecter les limites d’une femme qui avait vu ses barrières défoncées par un ignoble être sans respect. Je posai délicatement ma main par-dessus la sienne, l’entourant de mes doigts. « Comment vas-tu ? Est-ce que tu préfères qu’on s’arrête là ? » Demandais-je, attentif à la tristesse qui vibrait à travers tout son corps. Je n’allais pas bien mieux. J’avais le corps engourdi mais le cœur à l’agonie.

C'était surement que le destin qui vous avez fait vous rencontrer. Vos histoires étaient quasiment les mêmes à quelques chapitres près. Alors vous appreniez à vous connaître, et vous vous rendiez compte qu'au final vous n'étiez pas si différent. Vous n'étiez pas si différent. Et jamais tu n'aurais pensé ça en appelant Conchobhàhr suite à son offre. Danser c'était bien beau, mais il fallait comprendre son partenaire, et ce soir, vous vous compreniez. « Merci... J'apprends à vivre avec son décès, même si c'est elle qui m'a élevé » répondis-tu en baissant les yeux au sol. Ta grand-mère était quelqu'un d'exceptionnel, elle avait été là quand ta mère se démenait pour te rendre heureuse et ramener un peu d'argent à la maison. Tous les mois, tu allais sur sa tombe, pour lui parler, lui raconter ta vie et lui faire comprendre que si tu avais si bien réussi, c'était grâce à elle et à tout ce qu'elle t'a apprit. En prenant le verre dans tes mains, tu buvais quelques gorgées afin que la douleur de ton coeur disparaisse un peu plus vite. Mais ça faisait toujours aussi mal... Mais le plus dur était à venir. L'évènement le plus marquant de ta vie sera toujours le viol commis par un policier. Ce viol avait permis à ta décadence de te calmer, de te faire comprendre que tu étais allé trop loin. Mais c'était quand même une horreur, en y repensant. Toujours les doigts tapotant sur ton verre de façon nerveuse, tu te demandais comment tu allais formulé ça. Alors aux paroles du brun, tu acquiesças d'un signe de tête. Oui, c'était horrible de penser qu'une personne sensé assurer ta sécurité l'avait au contraire mise en danger et détruite. « Le pire, c'est que j'étais menotté, et que je ne pouvais rien faire, ma cousine était dans la voiture, et complètement saoul, elle ne doit pas s'en douter. Mais je n'ai rien dis, à personne. J'ai gardé ça pour moi. Toute ma vie je me souviendrais de son visage satisfait lorsqu'il est entré en moi, et son sourire machiavélique » avouas-tu en secouant la tête de droite à gauche, pour chasser se pensées néfastes de ton esprit. Délicatement, le jeune homme posa sa main sur la tienne, entourant de ses doigts cette dernière. Tu relevais ton regard vers lui, celui d'une femme perdue et anéantie. A l'entente de ses paroles, tu ne voulais pas répondre car la réponse était évidente. Mais tu arrêtais de pianoter sur ton verre pour te décontracter. « Je... je pense qu'on s'est pas mal ouvert ce soir, toi et moi. Et je t'avoue que j'ai réouvert des plaies qui me font encore mal aujourd'hui. Si cela ne t'embête pas, passons à quelque chose de plus joyeux, non ? » proposas-tu au jeune homme en te pinçant les lèvres car tu ne savais pas vraiment comment il allait prendre la proposition.

De mon côté, je ne visitais que très rarement la tombe de ma mère. C’était trop douloureux. Ça ne m’empêchait pas de penser à elle à tous les jours, plusieurs fois par jour. Je ne ressentais toutefois pas le besoin de me rendre à cet endroit qui me replongeait dans un état que je ne tenais pas à revisiter. Et puis, pour moi, ma mère n’était pas plus proche lorsque je m’asseyais au-dessus de son cercueil. Ma mère, elle était dans mon cœur, alors peu importe où je me trouvais, elle était près de moi. Je pouvais lui parler dans le silence le plus complet, je savais que someway, somehow, elle m’entendait. Peu importait notre manière de poursuivre notre chemin sans ces êtres chers, au fond, l’important était que nous avions appris à vivre sans eux, malgré les défis que cela avait pu apporter à nos vies, et encore aujourd’hui, au quotidien. Je pris une énième gorgée du liquide transparent mais qui n’en perdait pas sa force. Je plissai les yeux, le goût commençant presque à m’écœurer. Sans doute avais-je le cœur trop fragile en raison de toutes ces confidences éprouvantes. La prochaine d’Harmonie fut le coup fatal, et je ne savais même pas quels mots employer pour la consoler. C’était une épreuve inconsolable. Rien que je puisse dire ou faire ne saurait apaiser ses tourments. Personne ne devrait vivre un tel enfer. « Ta cousine n’a jamais su ? » Demandais-je avec effroi. Elle n’avait donc jamais eu de soutien. Elle n’avait jamais eu d’épaule sur qui pleurer, elle n’avait jamais eu de personne pour l’accompagner, l’aider à porter plainte, peut-être, ou seulement à panser ses blessures. Si jeune, elle avait dû se sentir tellement seule. Je secouai moi aussi la tête de droit à gauche, son récit faisant naître des images que je ne voulais pas avoir en tête. Des images qui me donnaient envie de vomir, et de tout casser. Je m’assurai seulement que ces confidences ne venaient pas de l’anéantir complètement. J’en compris par sa réponse que nous avions atteint une limite, ce soir, et que même si on ne pouvait plus revenir en arrière, nous n’avions pas non plus à aller plus loin. « Absolument. Tu as tout à fait raison. Et puis dans les histoires les plus sombres, on peut toujours voir la lumière, c’est pas ça que Dumbledore disait ? » Essayais-je avec un demi-sourire. Je n’avais pas assez bonne mémoire pour citer parfaitement ce passage, mais l’intention était là. « Essayons de rallumer la lumière. » Continuais-je en me levant de ma chaise, tendant la main vers Harmonie pour l’inciter à se lever à son tour. Mon équilibre était plus ou moins de la partie, parce qu’à la vitesse à laquelle j’avais bu mes verres, mon corps n’était certainement plus prêt à se tenir debout. « Tu sais, plus je te regarde, plus tu me fais énormément penser à ma colocataire. Physiquement, j’pourrais facilement vous prendre pour des jumelles. » Réalisais-je en reconnaissant des traits pourtant si particuliers à Freja. J’arquai un sourcil en la regardant. « T’aurais pas un petit peu de norvégien en toi, par hasard ? » Demandais-je avec humour et légèreté.  

Se perdre dans les pensées négatives et les souvenirs honteux de ta vie te rendait un quelque peu nerveuse. En même temps, il y a de quoi. Commençons par la mort de ta grand-mère, il y a quelques années de cela maintenant. Certes, tu avais fais ton deuil mais tu allais de temps à autre pour parler, par te défouler ou bien pour pleurer. Tu en avais eu des peines depuis sa mort, mais rien n'était comparable à ça. C'était le sentiment le plus douloureux qu'il puisse exister au monde. Mais tu avais réussi, avec les années, à panser cette plaie qui se refermait petit à petit. Mais le deuxième souvenirs que tu avais évoquer au jeune homme n'était pas sans peine non plus. Ton viol, celui qui t'a calmé sur la fête, celui qui t'a donné un nouveau regard envers les forces de l'ordre. Depuis ce jour là, tu es dégouté de voir un policier, tu as peur de ces derniers et tu ne t'approches pas d'eux à moins d'un mètre. C'est si triste, d'en être arrivé là, après une simple soirée alcoolisé avec ta cousine. Mais il en était ainsi et tu ne pouvais pas faire marche arrière désormais. C'était impossible. Repenser à cette immondice t'avait fait perdre quelque peu tes moyens, et ça, Conchobàhr l'avait remarqué. « Elle ne sait rien, et elle ne saura jamais rien » répondis-tu simplement en baissant le regard. Jamais tu ne voudrais que Tahlia soit au courant de ce qu'il s'est passé ce soir là, ce soir où tu avais fermé ton esprit pour ne pas te souvenir toi-même de ce moment. Surement qu'elle ne se souvient pas, de cette soirée, de cet évènement. Et tu l'espères. Même si vous êtes en froid, même si vous ne vous parliez plus tant que ça, tu voulais la préserver de cette horreur qui t'était arrivé. Alors lorsque le brun te demanda si tu voulais continuer les confidences, tu avouas en avoir déjà beaucoup dis et être égalé légèrement chamboulé par ces dires. Il comprit tout de suite ton mal-être et posa sa main sur la tienne, en signe de compassion. Sa référence à Dumbledore te fit doucement rire, un sourire timide vint se poser sur ton visage. « Rallumons la lumière » répétas-tu en prenant la main du jeune homme pour te lever. L'alcool te montait immédiatement à la tête. Une fois debout, tu pouvais constater que tu avais surement abusé de ce spiritueux que tu adulais tant. Ne tenant pas droit, tu te tenais légèrement aux épaules du garçon en face de toi. A l'évocation de ta ressemblance physique avec une certaine norvégienne, tu riais aux éclats. « Non, je ne suis pas norvégienne, je suis grecque. Par contre, ma meilleure amie Freja l'est. Et on nous dis souvent que l'on se ressemble, comme des soeurs » répondis-tu avec un sourire en coin. C'est vrai, autant physiquement que mentalement, vous vous ressembliez beaucoup toutes les deux. C'était un peu la soeur que tu n'avais jamais eu.

Elle avait dû se sentir si seule, oui, quand la pénombre l’avait enveloppée et qu’elle était demeurée prisonnière de sa solitude et de sa douleur, qui s’entremêlaient pour mieux l’étouffer. Je n’avais jamais souffert d’une telle tragédie, malgré que j’aie connu la tristesse, malgré que j’aie connu la perte, je n’avais jamais eu à faire le deuil de moi-même. Ou d’une partie de moi-même. Je n’osais même pas imaginer comment on pouvait se sentir après que quelqu’un nous vole, pas un vol d’un objet superflu, pas un vol de quelque chose de superficiel, non, le vol de soi. Je ne sais pas comment j’aurais réagi, à la place d’Harmonie, et je pense que personne ne pouvait le savoir avant de l’avoir vécu. Et on ne pouvait souhaiter à personne de le vivre, pas même pour être un peu mieux compris. L’aurais-je dit ? Me serais-je confié à la personne qui se trouvait si près de moi lorsque c’était arrivé ? Je n’en avais aucune idée. Mais je ne pouvais la juger de ne pas l’avoir fait. Parce que je ne pouvais pas comprendre. J’hochai simplement la tête, par respect pour cette décision qu’elle avait prise des années auparavant. J’ignorais que ladite cousine en question était elle aussi ma colocataire, et que je détenais maintenant un lourd secret pour Harmonie. Un secret que je devrais emmener avec moi dans ma tombe, au risque de la trahir. Trahir cette personne qui s’était ouverte à moi, et à qui je m’étais ouvert, sans qu’on attende quoi que ce soit en retour, de l’un ou de l’autre. Rien d’autre que l’acceptation et l’art. Nous décidâmes alors qu’était venue l’heure de rallumer la lumière, comme nous l’avions si bien dit – sans aucun mérite pour la formulation. Je l’invitai à se lever avec moi, délaissant nos verres et cette table autour de laquelle une bulle s’était alors formée. Un mur de confidences, et nous allions escalader ce mur pour nous en délivrer ce soir. De par nos pas maladroits. De par nos regards vagues. De par nos esprits brumeux. On s’élèverait. Mais avant, alors qu’Harmonie se tenait droite, les mains sur mes épaules, alors que je pris vraiment le temps de la regarder, la ressemblance me frappa. « Freja. C’est ça. » J’hochai la tête. « Elle est ma colocataire. Enfin, une de mes colocataires. C’est vrai que vous vous ressemblez comme des sœurs, c’en est … flippant. » Je ris. J’avais été trop perdu dans mon stress puis après dans nos confidences pour m’en rendre compte. Toutes les pièces s’aligneraient, maintenant, sans doute. Harmonie, Freja, Talhia, moi. Nous étions liés, elle et moi, s’en même nous en rendre compte. Nous ne nous étions jamais rencontrés de toute notre vie et pourtant le monde qui nous entourait tournait autour des mêmes points qui venaient seulement de s’enligner, de se rencontrer. Un big bang dont nous n’avions pas encore totalement conscience. « Pour avoir vue danser Freja, j’espère fortement que tu as davantage de skills qu’elle. » Me moquais-je, en parlant pourtant à travers mon chapeau. Je n’avais jamais vue Freja danser avec grand sérieux. Elle aurait pu tout autant me critiquer, alors que j’étais pourtant doué. Nos danses de salon n’avaient rien à voir avec ce qui se passait ici, entre ces murs, devant ces miroirs qui reflétaient une toute autre personne que celle que j’avais l’habitude de montrer.

De ton côté comme celui de l’australien, vous aviez ouvert des brèches. Celles qui te forgent et qui finissent pas te faire grandir. La mort de sa mère, sa toxicomanie et de ton côté la mort de grand mère et ton viol. C’était des choses à échelle différente, mais toujours aussi touchante. Mais pour toi, c’était quelque chose qui t’avait fait évolué dans la vie, apprendre les limites de la raison et avoir la réalité des choses. La vie n’est pas un compte de fée, et maintenant tu t’en rendais compte. Ce soir, vous aviez confié des choses que j’avais tu n’oserais dire. Même pas à Freja, même pas à ta mère, à personne en fait. Des secrets défenses. Tu ne doutais pas de fidélité de Conchobhàr à propos de tes secrets, qu’il garderait sceller jusqu’à la mort. Mais il était temps de rallumer la lumière, comme ton partenaire l’avait si bien dit. Cela t’avait fait sourire. Une pointe de légèreté volait dans la pièce, à l’instar de la peine et de la tristesse. Une fois debout, tu ne tenais plus très droit, alors tu te tenais au jeune homme pour ne pas tomber, c’en était drôle. Mais la chose qui te faisait le plus sourire, c’était le fait que le danseur avait remarqué la ressemblance frappante qu’il y avait entre toi et ta meilleure amie, Freja. Normal, c’était une de ses colocataires, comme ta cousine, Tahlia. « Je sais, on nous le dit souvent » répondis-tu au brun simplement. On vous prenait souvent pour des soeurs, pour des jumelles. Mais non, vous étiez justes des soeurs par le coeur et non pas par le sang. « Oui, j’ai cru comprendre que tu vivais aussi avec ma cousine, Tahlia Wates » répondis-tu en faiblissant ton sourire légèrement. Parler de Tahlia n’était pas toujours bien, parce que ça regorgeait de souvenirs, entre vous. Même si tu l’aimais toujours autant malgré vos différences. Et puis tu venais de te confier sur pas mal de choses à son sujet, il allait enfin pouvoir mettre un visage sur quelqu’un de ta famille. Et il allait encore plus lourdement garder le secret de ton aveu. « Elle n’aimerait pas trop que tu dises ça ! Mais oui, je me débrouille, j’ai fais beaucoup de danse étant enfant, ado et même adulte. J’adore ça » répondis-tu en baissant le regard vers le sol. Tu n’aimais pas te vanter et dire que tu étais la meilleure parce que c’était loin de là la vérité.

Comme de légères poussières d’étoile chassant la noirceur, le calme retomba entre nous deux, alors que nous nous levions pour sentir le poids de nos corps devenir pourtant si lourd à soutenir. Si nos confidences avaient levé un certain voile, l’alcool, lui, pesait sur nos épaules et faisait tourner nos têtes. Harmonie se tenait à moi, et je posai une main sur la table. Une chaîne de support. « J’arrive pas à croire que je ne remarque que maintenant. » Mentionnais-je en la regardant avec un sourire, détaillant tout d’un coup chaque détail de son visage, cherchant les différences, cherchant les ressemblances. C’en était déroutant. « Tahlia est ta cousine ? Dans le sens de … ta cousine ? » Celle de l’histoire ? Celle qui n’était qu’à quelques mètres à peine lorsqu’un homme avait volé son innocence et sa fierté à Harmonie ? Celle qui vivait dans l’ignorance depuis tout ce temps-là, vis-à-vis d’un secret que je devais désormais lui cacher ? Je me sentis tout d’un coup moins à l’aise avec ces confidences. Je me savais maladroit, je me savais parfois impulsif dans mes paroles. J’allais constamment risquer de tout briser, en vivant avec Tahlia. Je devais me faire la promesse de respecter Harmonie, de ne pas faire le faux-pas qui viendrait le trahir. « C’est fou comme le monde est petit, hein. Ce n’était qu’une petite annonce sur les réseaux sociaux. On aurait pu tomber sur n’importe qui. Et au final c’est à se demander comment on a pu passer autant de temps sans se rencontrer. » Harmonie était sans doute passée à l’appartement à maintes reprises, si elle était la meilleure amie de Freja, et la cousine de Tahlia. J’avais dû me trouver dans les mêmes fêtes qu’elle, quand mes colocataires me traînaient avec elle à leurs soirées. Pourtant, je ne l’avais jamais vue, j’en étais convaincu. « Elle n’aime jamais c’que je dis de toute façon alors … » J’haussai les épaules en riant. Freja et moi, c’était une relation de taquineries, de fausses insultes qui nous rapprochaient. Nous n’avions jamais eu une quelconque ambiguïté entre nous, et l’expression qui aime bien, châtie bien ne se limitait réellement qu’à de l’amitié. « Pareil de mon côté. Ça a toujours été ma façon de m’exprimer. » Et si je n’assumais pas ce côté de moi lors de mon adolescence, trop gêné par le regard des autres sur ma personne, je dansais aujourd’hui sans chercher à cacher mon talent. « Et si on faisait une petite improv’ ? » Je me reculai jusqu’au système stéréo dissimulé derrière les portes d’une armoire au coin de la pièce, je branchai mon téléphone, et lança au hasard une chanson d’une liste de lecture, Made of Stone, de Matt Corby. Je n’avais jamais fait d’improvisation à deux, ça ne ferait que nous montrer si nous étions un minimum sur la même longueur d’ondes, in synch, ou si notre maladresse nous demanderait encore bien du travail d’apprivoisement.