Broken wings + Sarah

La nuit, tous les chats sont gris.
Il était pas loin de trois heure du matin lorsque Samuel quitta la boîte de nuit. Ce n’était pas sa première fois dans ce club, il y avait presque pris ses habitudes même, fréquentant les fêtards comme lui, même plus jeunes, même plus insouciants, il les frôlait telle une ombre, il s’ennivrait de leur jeunesse qu’ils pensaient éternelle, il dansait, jusqu’à en avoir le tourni, qu’il avait déjà grâce à l’alcool qui coulait dans ses veines. Il sortait souvent, presque tous les soirs, c’était déjà son habitude à Londres, là-bas il en profitait pour rejoindre des amis, pour se montrer, pour profiter de sa renommée. Ici, à Bowen il n’était personne, du moins pas l’écrivain reconnu, ici il pouvait être qui il voulait même si, pour l’heure et depuis le départ il n’était qu’un homme pommé, incapable de trouver sa place, raison de plus pour se saouler de la fête, de la nuit et de l’alcool. Certaines soirées se finissaient au petit matin, parce qu’il avait rencontré des gens sympas, d’autres étaient écourtées, parce qu’il n’avait pas réussi à se laisser transporter ou parce que le rhum lui avait donné des idées trop sombres et qu’elles avient gâché son entrain. Ce soir il avait profité, sans trop d’excès, la fin de semaine se faisait sentir, les abus des soirs passés et il ressentait la lassitude qui lui faisait comprendre qu’il avait besoin de sommeil, celui-ci s’annonçait lourd, sans rêves, réparateur pour mieux repatir. Il sorti par la petite porte qui donnait sur une contre-allée, celle qu’empruntaient la plupart des fumeurs qui voulaient s’en griller une tranquille. Et c’est ce qu’il avait fait, il avait sortit son paquet et allumé une cigarette, l’extrémité ardente trancha dans la nuit noire et les volutes de fumée venaient caresser son visage. Au loin il entendit un bruit, des murmurs d’hommes, des paroles étouffées, il n’y pretta pas vraiment attention, ça ne le regardait pas. Il allait se mettre en marche pour regagner son hôtel quand il heurta quelqu’un, ou bien c’était cette personne qui l’avait heurté, il n’aurait sû le dire. La ruelle était sombre, presque déserte, un lampadaire éclairait la rue, au loin, mais pas assez pour qu’il distingue le visage de celle qu’il avait bousculé. Celle, oui, parce que c’était une femme, petite, il ne distiguait que son ombre, mais il savait reconnaître un parfum féminin. Et bien ma jolie, il faut regarder où on marche ! Il s’était gentiment moqué, en écho il entendi des ricanements au loin, étaient-ce les mêmes hommes que tout à l’heure qui répondaient à sa sortie il n’en savait rien. Ce qui finit par le frapper et le mettre soudain mal à l’aise c’était ces deux grands yeux, brillants, perçants dans la pénombre, qui le fixaient, effrayés. Qu’arrivait-il à cette fille ?

Trois heures du matin. Sarah avait enfin terminé son service au bar. La soirée organisée par le propriétaire avait traîné et il avait fallu ensuite ranger le bar afin de laisser la place propre pour les collègues qui ouvriront le lendemain. Ce n'était pas gênant en soit, il n'y avait plus personne qui l'attendait chez elle, désormais. Si Andrew savait ce qu'elle faisait. S'il savait qu'elle était encore dehors à trois heures du matin, il en serait malade. Bien sûr, il lui était arrivé de faire des veillées, mais c'était souvent en rapport avec la ferme, pour surveiller une vache prête à donner la vie, par exemple. C'était bien loin de la vie qu'elle menait à présent. Emmitouflée dans son gilet, elle filait tête baissée, sans prêter attention à ce qu'il se passait autour d'elle. Mais quand elle passa à proximité de la boîte de nuit, elle se fit accoster par une bande d'hommes visiblement ivres. Elle releva rapidement la tête et fit comprendre qu'elle n'était pas intéressée par leur requête, qu'elle n'avait aucunement envie de boire un verre avec eux. Elle ne comprenait pas cette société où les gens ne comprenaient pas que l'on dise non. Elle ne comprenait pas grand chose, de toute façon. Sarah s'arrêta quand l'un d'eux se posa à ses côtés, tentant une nouvelle fois de l'amener dans ses filets. La jeune femme secoua la tête, en lui demandant de la laisser tranquille. La menaçant de sa silhouette imposante, l'homme lui barra le chemin, ce qui la poussa à faire demi-tour, le pas pressé. Elle entendit les rires des hommes, ce qui la poussa à accélérer encore, tête baissée. Elle marcha si vite qu'elle ne vit pas l'homme qui débarquait sur sa gauche et le percuta de plein fouet. Une exclamation de surprise s'échappa de ses lèvres. Et dans un sursaut, elle se plaqua sur le côté du mur, rétorquant en réponse à ses mots : "Vous n'aviez qu'à pas vous mettre au milieu aussi !" Inspirant un bon coup pour se remettre de ses émotions, elle secoua la tête en se rendant compte qu'elle exagérait. On lui avait souvent répété qu'il fallait se maîtriser, rester calme et ne pas laisser ses émotions prendre le dessus. Elle ne l'avait pas encore assimilé, vraisemblablement. Elle finit par relever la tête et par observer la silhouette sombre de cet homme qu'elle avait percuté : "Je... enfin... excusez-moi. Je ne vous avais pas vu." Elle croisa de nouveau les bras contre sa poitrine, s'emmitouflant encore plus dans son gilet, comme si cela agissait comme un rempart. Ses yeux quittèrent l'homme pour regarder derrière elle, là où les éclats de voix se faisaient encore entendre.  La peur émanait d'elle, palpable à souhait. C'était comme si elle était un oiseau tombé du nid.

Il était certes tard et on ne pouvait pas dire que Samuel était sobre. Mais il était encore capable de mettre un pied devant l’autre et de faire attention où il marchait. Cependant il faisait sombre et on croisait peu de monde dans les rues silencieuses. Alors était-ce pour ça qu’il n’avait pas été assez vigilant, ou bien n’était-ce simplement pas de sa faute, s’il avait heurté cette fille, au fond il n’aurait su le dire. Et en vérité ça n’avait pas grand intérêt. Mais l’inconnue semblait effrayée, à tel point qu’elle s’était jetée sur le mur derrière elle, comme si le grand blond était une menace. Il ne m’est pas interdit de marcher dans la rue, que je sache. Samuel n’était pas méchant, loin de là, il ne ferait jamais de mal à une femme d’ailleurs, mais il n’aimait pas qu’on l’embête et il n’avait pas sa langue dans sa poche. alors si la jeune femme voulait la jouer agressive, il n’allait pas se laisser faire. Pourtant elle finit par se radoucir, il remarqua ses yeux brillants qui le fixaient dans la nuit. Il devait paraître impressionnant, à une heure pareille, au beau milieu des rues désertes, avec sa stature imposante, pourtant elle n’avait pas à avoir peur de lui, mais ça, évidemment, elle l’ignorait. Il aurait pu simplement passer son chemin et continuer sa route, rentrer s’allonger dans son lit sans repenser à ce petit incident, après tout ce n’était rien de grave, ça pouvait arriver de bousculer quelqu’un. Mais c’était peut-être à cause de cette heure avancée ou l’atmosphère de cette nuit, peut-être le regard perdu qu’elle posait sur lui, toujours est-il que Pohl restait là, à observer cette inconnue qui se cachait derrière son grand gilet. Mouais, c’est rien, vous étiez distraite par vos ptits copains… De la point du menton, il désignait le fond de l’allée, ces hommes encore dans la pénombre, comme s’il insinuait que la jeune femme était avec eux, sans forcément la juger, pourtant il n’avait pu empêcher sa voix d’être un tantinet moqueuse.

Ce n'était pas les hommes qui effrayaient Sarah – quoique – mais c'était ce sentiment d'insécurité qui ne la quittait pas depuis qu'elle était venue vivre à Bowen. Avant, elle ne connaissait que sa communauté : ses parents, ses frères et sœurs, sa petite école au sein de Lancaster, puis son mari, quand elle eut 18 ans. Elle n'avait affronté le monde extérieur qu'une seule fois, lors de sa Rumspringa, ce mois où les jeunes Amish s'éloignaient de leur communauté pour goûter à une autre vie, plus normale, plus libre, plus ouverte. Mais Sarah avait vite fait son choix et opté pour la sérénité et la sécurité qu'elle avait toujours connue au sein des amish. Depuis, elle n'avait jamais mis le pied en-dehors de Lancaster. Et la voilà parachutée ici, dans un pays qu'elle ne connaissait pas, à trois heures du matin. Pas étonnant qu'elle soit effrayée face à tout cela. Cet inconnu, y compris. D'abord virulente, Sarah se radoucit d'autant plus quand l'homme lui répliqua. La jeune femme savait que c'était de sa faute. Elle ne regardait pas devant elle. Posant son regard sur lui, elle prit la peine de s'excuser, avec sincérité. Mais alors que la discussion aurait pu s'arrêter là, la jeune femme ne s'éloigna pas. Elle comptait attendre que la bande d'hommes, dont on entendait encore les rires, s'éloigne de cette ruelle où elle se trouvait. L'inconnu répondit à ses excuses, mais choisit une tournure qui intrigua Sarah : « Mes p'tits copains ? » Que sous-entendait il par là ? Elle tourna la tête vers la bande d'hommes et fit le rapprochement. Elle avait vu plusieurs fois, par ici, quelques femmes de joie qui traînaient dans le coin. Sarah s'empourpra aussitôt et secoua la tête : « Non, non, ce ne sont pas mes petits copains. Je ne les connais pas du tout. » Elle s'emmêlait encore plus les pinceaux, se rendant compte qu'elle s'enfonçait plus qu'autre chose. « Je voulais juste rentrer chez moi... » ajouta-t-elle, dépitée.

A Bowen depuis seulement quelques semaines, Samuel se demandait encore ce qu’il foutait là, quelle mouche l’avait piqué pour qu’il plaque tout de ses obligations à ses habitudes londoniennes pour venir se perdre au beau milieu de l’Australie. Ici, à l’autre bout du monde, il n’avait aucun repère, seul son frère à qui se raccrocher, un frère qu’il ne connaissait même pas et qui l’avait repoussé la seule fois qu’il avait osé l’aborder, depuis il attendait un appel qui ne viendrait peut-être jamais, un signe de sa part comme si cet homme pouvait être son sauveur. Les soirs il se couchait auprès d’Olivia, sa bouée, son phare, celle qui l’avait suivi ici aveuglément sans qu’aucun des deux ne sache ce qu’il adviendrait de leur relation, c’était un pari risqué, qui mettait notre homme sous pression, il n’avait pas le droit de se louper puisqu’il n’était plus seul dans cette folle aventure. Pourtant ils ne passaient pas leur vie ensemble, loin de là, chacun prenait ses repères ici à sa façon, ils étaient si différents l’un de l’autre et leur situation, en plus d’être atypique, était totalement bancale mais il semblait qu’ils s’y retrouvaient finalement, dans tout ce désordre, dans la dissonance de leur vie ils trouvaient une sorte d’équilibre.
En fin de compte, sans le savoir, Samuel était tout aussi perdu que la fille qui lui faisait face, c’était peut-être pour ça qu’il se perdait dans son regard, qu’il s’attardait devant cette rencontre providentielle comme s’il se retrouvait dans son attitude qui ne cachait rien de sa peur. Lui c’était un homme sûr de lui qui cachait bien ses difficultés, d’un tour de passe passe, d’un sourire ou d’une phrase bien placée il disparaissait derrière un écran de fumée ou bien il se faisait briller pour brouiller les pistes. L’homme blessé ou le gamin effrayé qui sommeillaient en lui ne transparaissaient jamais en public. Devant cette fille il jugeait encore trop vite, pourtant il aurait dû apprendre, depuis le temps, qu’il ne fallait jamais se fier aux apparences ni à ce que l’on croyait avoir vu, lui-même jouait de cette subtilité dans ses romans, mais dans sa vie personnelle il parlait avant et réfléchissait souvent trop tard aux conséquences de ses mots. Il tira sur sa cigarette alors qu’elle s’emmêlait dans ses explications. Fronçant les sourcils en l’observant il comprit enfin qu’elle était plutôt la victime de ces hommes. Vous devriez avoir une bombe de poivre dans votre sac. Ou bien le classique coup de genou bien placé ça marche toujours, mais il faut savoir courir vite… Enfin, j’dis ça comme si je parlais en connaissance de cause… Il la désigna du menton. Tu fumes ? Il lui tendit la cigarette au cas où elle voudrait partager pour peu que ça la détende un peu. Tu vis loin d’ici ? Une fille effrayée qui se faisait interrogé par un inconnu dans la pénombre, définitivement, Sam ne se rendait pas compte qu’elle pourrait être encore plus mal à l’aise. Pour peu qu’elle pense qu’il faisait parti de la bande qui l’avait agressé.