am I just a shadow you drew ? (charlie)

Un long soupire s’échappa d’entre les lèvres de Lennox alors qu’il apercevait le grand sapin du marché de Noël, au loin, pour la énième fois de ce mois de décembre. Il avait jusqu’à maintenant décidé d’éviter cet endroit où fourmillaient des centaines de personnes qui soit vendaient aux gens à s’accrochant à qui risquait de croiser leurs regards, soit achetaient compulsivement des babioles dont la possession n’était justifiée que lors du temps des fêtes. N’importe quoi pour faire plaisir aux êtres chers. Vraiment, n’importe quoi. C’était un peu la raison pour laquelle Lennox avait du mal avec Noël – ça et de nombreuses autres raisons. Il avait toujours beaucoup de difficulté à trouver le cadeau parfait pour ceux qu’il aimait, parce qu’il se remettait constamment en question. Était-ce utile, nécessaire ? Était-ce lui qui aimait le présent, ou pensait-il réellement à l’autre en l’achetant ? Et surtout, il créait toujours d’incommensurables malaises parce que lui avait bien trop d’argent dû à des années de solitude économiques. Il offrait des cadeaux trop dispendieux comparativement à ce qu’on lui offrait à lui. Il s’en fichait bien, Lennox, de ça, mais visiblement ce n’était pas le cas de tous. Andreas et lui avaient pris l’habitude de s’offrir plutôt des activités, des gestes significatifs, des cadeaux qui voulaient réellement dire quelque chose entre eux, mais le trentenaire devait avouer que là, il avait épuisé ses idées romantiques. Il n’avait pas envie qu’année après année, ses surprises se fanent pour ne devenir qu’une routine traditionnelle. Il avait donc pris le risque de se rendre au marché de Noël malgré que c’était noir de monde en retard – comme lui -, en ce vingt-trois décembre. C’était légèrement anxiogène, pour lui, de devoir se frayer un chemin parmi tout ce monde, mais il n’avait plus vraiment le choix, à deux jours de Noël. C’était le jour de la dernière chance. Il s’arrêta à quelques kiosques avant de s’arrêter à un comptoir de vieux bouquins recyclés, dont certains qu’il feuilletait distraitement sous le grand sapin, davantage pour son propre intérêt que pour celui d’Andreas. Puis, il releva les yeux furtivement lorsqu’il se sentit observé, pour constater qu’il n’avait pas eu tort de se fier à son instinct défensif : on venait de le photographier. Il détourna rapidement le regard, avant d’être à nouveau photographié, du moins c’était l’impression qu’il avait, l’objectif étant définitivement orienté vers lui. Il posa le livre et se dirigea vers la demoiselle. « Excusez-moi, est-ce que … est-ce que vous me preniez en photo ? » Demanda-t-il. « Parce que si c’est le cas, j’aimerais … j’aimerais que vous effaciez. » Ajouta-t-il avec très peu d’autorité et de confiance dans la voix.

Les Meers étaient venus en famille au marché de Noël, Charlie ayant sauté partout pendant des jours, tannant tout le monde pour y aller le plus vite possible, totalement insupportable. Et comme attendu, elle avait gagné la bataille car ils étaient maintenant au milieu des chalets et des guirlandes lumineuses. Pas que c'était réellement une bataille, ils comptaient de toute façon y aller, mais la brunette elle-même devait reconnaître qu'elle avait été particulièrement soûlante ces derniers jours, encore pire qu'un enfant de sept ans qui attend les cadeaux du Père Noël. Mais Charlie était bien trop excitée que pour s'en excuser et maintenant qu'elle était enfin à l'endroit qu'elle voulait, elle sautillait partout, un immense sourire authentique illuminant ses traits, ses yeux plissés en une joie qui semblait éternelle. Elle discutait avec Opale et Collin, son appareil photo dans les mains, tout en progressant dans la foule de gens qui se pressait aux diverses échoppes. Eux prenaient leur temps, Charlie avait beau être excitée, elle ne faisait pas partie de ces personnes qui avaient juste le temps de faire leurs achats et voulaient être les premiers dans la file. Non, elle était ici pour profiter, pour avoir des étoiles dans les yeux. Elle flânait dans les allées, et finit par abandonner son frère et la fiancée de ce dernier, à force de s'arrêter à l'un ou l'autre stand pour jeter un coup d’œil curieux et parfois discuter joyeusement avec les commerçants. En chemin, elle prenait aussi des photos sur le vif, ou parfois, se posait un peu plus longtemps pour exploiter un angle ou une personne qu'elle trouvait particulièrement esthétique. Elle transpirait le bonheur à des kilomètres et avait l'impression d'éparpiller sa joie de vivre derrière elle, comme le Petit Poucet et ses cailloux. Enfin, elle n'était plus très sûre que c'était ça l'histoire du Petit Poucet, mais sans doute que oui.

La jolie brune s'arrêta près d'une échoppe avec des bouquins, se calant dans un petit coin, entre une table haute où discutaient des gens et un petit sapin vert qui faisait sa taille. Elle prit son appareil photo à hauteur de son œil, ayant repéré un tirage prometteur, un homme feuilletant doucement les bouquins devant lui. La lumière douce et chaleureuse de l'échoppe se reflétait sur ses traits et dans son regard un peu perdu, comme ailleurs. Il devait d'ailleurs avoir un sixième sens car une fois l'appareil enclenché, il tourna la tête vers Charlie, qui afficha un petit sourire amusé. L'homme détourna tout aussi vite le regard, et la jeune femme en profita pour prendre une deuxième photo. Son sourire se fana un peu quand l'inconnu se tourna à nouveau vers elle, mais cette fois, pour marcher dans sa direction. Oups. Un bref sentiment d'enfant pris sur le fait gagna la brune, mais s'évapora ensuite quand il lui demanda si elle venait de le prendre en photo. En cette période de fêtes, l'esprit espiègle et énergique de Charlie était au rendez-vous. « Non, je chassais un renne. » affirma-elle avec un sourire joyeux, avec un naturel implacable, plongeant son regard pétillant dans celui de son interlocuteur. L'humour à la Meers, mesdames et messieurs. L'homme aux boucles brunes ajouta que si elle l'avait bien pris en photo, il préférait qu'elle la supprime. En temps normal, Charlie aurait sûrement été un peu embarrassée et aurait obtempéré, mais aujourd'hui, rien ne pouvait entraver sa bonne humeur et elle la voulait communicative. « Pourquoi, vous ne vous trouvez pas photogénique ? » continua-t-elle de plaisanter sans se départir de son sourire frais et rayonnant. Sans savoir pourquoi, elle trouvait ce type très attachant et ne parvenait pas à définir ce qui lui procurait cette impression. Ou bien c'était juste elle qui voyait tout le monde comme un gros bisounours en cette période, c'était fort possible aussi.

HJ:

Cette désinvolture désarmante, Lennox ne l’avait certainement pas vue venir, en abordant cette jeune femme aux clichés indiscrets. Il se sentit déconcerté alors que c’était elle qui aurait dû l’être, elle qui avait été prise en flagrant délit, elle qui avait volé le visage d’un homme qu’elle ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève. Pourtant, elle riait, d’un rire cristallin et léger, le regard aucunement fuyant. À sa place, Lennox se serait couvert de honte et confondu en excuses jusqu’à ce qu’il se transforme lui-même en coupable. Il serait parti du marché sans se retourner, ne serait jamais retourné sur les lieux du crime de peur de croiser à nouveau ce regard désapprobateur qu’il était en train d’offrir à la demoiselle. Cette dernière ne flanchait pourtant pas. Lennox en balbutiait alors qu’il était en train de lui demander de supprimer la photographie, malgré sa réplique humoristique concernant les rennes. Elle se moquait de lui, et ça augmentait davantage le malaise en lui. « Ce n’est pas … Ce n’est pas que ça. Je n’aime pas vraiment savoir que mon visage est à jamais inscrit à quelque part. Que quelqu’un que je ne connais pas puisse me regarder … » Expliqua-t-il, incertain. « Je trouve ça … intime, et … et je ne m’ouvre pas aux gens comme ça, alors quand on me force à le faire à mon insu je n’apprécie pas. » Continua-t-il, d’un ton plutôt sérieux malgré la tendresse dans les traits fatigués de son visage. C’était Noël, Lennox ne cherchait pas la bisbille, mais il voulait faire comprendre à cette jeune femme aux allures enfantines qu’elle venait de violer sa vie privée, celle qui était tellement chère aux yeux de cet homme mystérieux, secret, refermé sur le monde. « Et puis j’ai bien mon droit à l’image, non ? » Renchérit-il, tout d’un coup de retour dans ses souliers de juriste, comme pour lui faire peur. Ce n’était peut-être qu’une photographie, à ses yeux à elle, mais aux yeux de Lennox, c’était une ouverture sur son regard, sur son monde, celui que lui-même n’arrivait pas à aimer à sa juste valeur. Si la demoiselle prenait le temps d’observer son cliché, plus elle en constaterait les détails, plus elle lirait en Lennox la tristesse, la douleur, la fatigue et le mal-être. Il n’avait pas envie que cette image de lui-même puisse survivre.

Un lourd silence s’installa entre eux, alors qu’elle le regardait, visiblement déconcertée, même si bien moins perturbée que lui pouvait l’être actuellement – ou en permanence. Lennox regarda autour de lui, mal à l’aise, se demandant si c’était le moment de lâcher le morceau et de s’éclipser sans en dire davantage. Disparaître. C’était ce qu’il faisait de mieux, après tout. Pourtant, il soutenait le regard de la jeune femme, jusqu’à ce qu’elle s’excuse et se justifie. Les traits de Lennox semblèrent s’apaiser, tout comme ses épaules qui tout d’un coup ne furent plus aussi raides. Sans doute était-ce la toute douce voix de la demoiselle qui était comme une berceuse pour ses démons. Jamais totalement endormis, mais emportés par la mélodie. « Je sais. Ne vous en faites pas. Je sais que je réagis plus fort que d’autres, pour un rien, mais j’ai mes raisons. » Sa peur de lui-même. Son estime inexistante. Sa crainte qu’on puisse le voir tel qu’il était réellement. Lennox tenta de s’expliquer comme il le pouvait, sans trop en dire, sans trop en faire de cas, avant de boucler la boucle avec une réplique sur la défensive. Argument que la jeune femme tassa du revers de la main avec intelligence et justesse. Lennox pris à son propre jeu. Il inclina légèrement la tête, interloqué. « Vous êtes avocate ? » Demanda-t-il. Il ne niait pas que des gens hors du domaine du droit pouvaient connaître leurs droits, mais avec autant de détails et de précisions, il en doutait. Pourtant, il pensait connaître la plupart des juristes des environs et à ses yeux, elle était une complète inconnue. Une complète inconnue qui avait pourtant une photographie de lui sur laquelle elle pourrait imaginer et inventer une myriade d’histoires à propos de cet homme brisé. « Pourquoi dommage? » Demanda le notaire. Elle lui montra alors l’écran de son appareil photo, sur laquelle on voyait Lennox, le regard rivé sur les mots du roman qu’il feuilletait et pourtant il n’avait rien retenu de ses lignes. Il savait son esprit ailleurs, et on pouvait aussi le deviner sur cette photographie. Il détourna le regard, gêné d’avoir à se regarder ainsi. Il n’apparaissait que rarement sur des clichés, Lennox. Il se cachait, des autres et de lui-même. Effacer toute trace de son existence. Ce serait alors encore plus facile de disparaître, complètement. Et de ne manquer à personne. Son visage s’effacerait dans les mémoires des autres et bientôt, il ne serait plus qu’un lointain souvenir égaré. « Je ne la veux pas, je vous remercie. Et j’aimerais vraiment, vraiment que vous la supprimiez. S’il-vous-plaît. Et de vous demander une telle chose, c’est de vous prouver à quel point je suis inconfortable avec ce cliché. » Parce que Lennox, il ne s’imposait jamais à qui que ce soit, sauf quand on franchissait ses limites.

Il était une bête de cirque, Lennox. Un cas de psychanalyse à en faire rêver et à en faire baver les adeptes de Freud. Il était un être désarticulé, ses mouvements ne s’accordant pas toujours à ses pensées, et ses pensées ne s’harmonisant jamais avec son cœur. Il était un dilemme indéchiffrable, il était un duel interminable, il était de ceux qu’on tente de comprendre mais qui finissent toujours par nous décevoir. Il décevait, Lennox, oui, parce que les gens autour de lui désiraient désespérément le sortir de sa tourmente mais personne n’y arrivait, jamais totalement du moins. Et à force de se démener pour le voir sourire ne serait-ce qu’une seconde, les gens se lassaient, les gens l’abandonnaient. Il avait l’habitude, Lennox, qu’on s’épuise à l’aimer. Il se savait difficile à vivre – il avait lui-même de la difficulté à simplement être. Il avait encore plus de mal à exister lorsque des regards comme celui de la jeune femme le scrutaient. Il se sentait vidé de tout sens, violé dans sa souffrance. Qu’on le laisse tranquille dans son mal-être ! Et c’était exactement ce que cette photographie faisait naître en lui : un dégoût de lui-même, un besoin de fuite, d’évitement. Il ne voulait pas qu’on se souvienne de lui, pas même seulement de cette enveloppe corporelle qui laissait trop facilement se déverser ses émotions les plus noires. Son regard n’avait aucun filtre, contrairement à ses lèvres qui ne laissaient que trop rarement sortir la vérité, celle qui fait mal, celle qui rend triste. Plutôt que de s’épandre sur ce qui aurait pu faire comprendre à la jeune femme son point de vue, il préférait prendre la première porte de sortie qu’on lui désignait, par exemple en lui demandant si elle était avocate. Pour le coup, la réponse l’intéressait réellement. Les explications juridiques détaillées de la brunette avaient su éveiller la curiosité de Lennox, pris au dépourvu dans son propre domaine. De quoi l’enfoncer à coup de pelles sur le crâne. De quoi renforcer son infériorité. Le pire était qu’elle n’était pas juriste, elle était, plus impressionnant encore, interne en chirurgie. Elle était juste … brillante. Brillante, talentueuse, belle. Et le tout, d’un naturel désarmant. « Si seulement je pouvais avoir d’aussi bons souvenirs de mes cours complémentaires. » Lâcha-t-il simplement, avec un faible sourire au visage. En même temps, lui avait passé la trentaine, et elle avait encore le visage de la jeunesse. La mémoire n’était pas la même. Et la mémoire de Lennox avait de toute façon cette fâcheuse tendance à effacer le beau pour ne garder que ce qui pourrait le torturer lorsqu’il chercherait les rêves. Cet épisode de sa journée entrerait très probablement dans la chaîne imagée de moments désagréables à ressasser pour s’humilier dans le noir de sa chambre. Il dû réitérer son désir qu’elle efface le cliché, même si ça le faisait passer pour le plus étrange des hommes. Ce n’était pas un titre mensonger, à son égard. Dans un dernier cri d’espoir, la jeune femme lui proposa plutôt un marché des plus surprenants. Passer un moment ensemble. C’aurait été la dernière solution à laquelle il aurait songé, s’il avait été à sa place. Si Lennox pouvait parfois se montrer de bonne compagnie, ce n’était certainement pas l’impression qu’il avait pu projeter aujourd’hui. D’abord hésitant, sa tête roulant à cent miles à l’heure afin de trouver une sortie d’urgence, cherchant parmi mille et une excuses prémâchées une manière de s’en sortir, il capitula. Il avait suffisamment fait un fou de sa personne. « D’accord. Ça me permettra de comprendre votre point de vue … Je serais bien mal placé pour ne pas accepter de me mettre dans votre peau, j’ai toujours dit qu’on ne pouvait que difficilement comprendre une autre personne avant d’avoir vécu ce qu’elle a vécu … » Se confia-t-il en prenant l’appareil photo que la jeune femme lui tendit. Mais si lui se prêtait au jeu, elle le pourrait difficilement. Elle pourrait difficilement tenter de mieux comprendre les motifs, puisqu’il ne l’autoriserait sans doute pas à ne serait-ce qu’entrevoir sa douleur invisible. « Je m’appelle Lennox, en passant. » Ajouta-t-il en commençant à marcher, cherchant à immortaliser un moment, sans savoir lequel. Il se sentait intrus dans le monde des autres, et lui qui n’avait jamais eu l’impression d’appartenir à quelque monde que ce soit, ne se sentait pas autorisé à se retrouver dans celui d’une autre personne.

L'esquisse d'un sourire un peu gêné prit place sur le visage de Charlie lorsque son interlocuteur au visage si fermé souligna qu'elle se souvenait particulièrement bien d'un cours qui n'était pourtant que complémentaire, et non une matière principale. Elle se mordit la lèvre avec cette impression de passer pour la première de classe qui insupporte tout le monde. Image qu'elle avait toujours évité avec adresse, alors qu'elle était pourtant bien cette première de classe. Elle ne parlait jamais de son QI, qu'elle savait spécial, mais qui pour elle ne voulait rien dire et ne prétendait à aucune supériorité sur le cerveau et le travail de qui que ce soit. Elle était même plutôt embêtée par le fait d'avoir cette facilité. Sans doute était-ce pour ça qu'elle en avait un peu voulu à Collin de ne pas l'avoir laissée partir aux States, dans une école spécialisée, là où elle se serait sentie normale et non avantagée, au milieu de tous les autres élèves. Cette décision de son aîné et tuteur, elle l'avait toujours un peu en travers de la gorge, mais elle n'avait jamais pu réellement lui en vouloir. Elle savait qu'il avait fait ça justement pour qu'elle aie une vie comme les autres, qu'elle ne se sente pas spéciale, à part, ou qu'elle ressente quoi que ce soit de ce genre. Il avait pris une décision pleine de bonnes intentions, même si Charlie le soupçonnait d'avoir également refusé de signer ce fameux papier pour ne pas qu'elle s'envole à l'autre bout du monde, principale raison de sa colère, au début, noyau de ses reproches. Mais il l'avait fait pour elle, au final, même si ce n'était pas la bonne façon de s'y prendre avec la brunette, qui préférait avoir son mot à dire.

« Disons que quand quelque chose m'intéresse vraiment, ma mémoire fait des miracles. Et j'aime beaucoup creuser, aller au fond des choses. » répondit l'étudiante en rougissant légèrement. Elle n'avait pas envie qu'il décèle quoi que ce soit qui puisse le mettre sur la piste. Personne dans son entourage ne connaissait son QI à haut potentiel, ou presque, et elle n'aimait pas du tout l'ébruiter, même si ça pouvait expliquer bien des choses. Et puis, de toute manière, elle avait travaillé dur pour en arriver là. Tout n'était pas dû à son cerveau magique de naissance, mais à ses efforts aussi, et elle tâchait de ne pas l'oublier, sinon elle se sentait comme une tricheuse. Au final, elle mettait ses capacités au profit de quelque chose de grand, d'utile, de transcendant, même. Elle utilisait tout ce qui était en son pouvoir pour faire quelque chose de beau dans ce monde, pour sauver des vies, en voir apparaître, rendre des sourires sur les lèvres. Elle s'en serait trop voulu de ne pas utiliser la chance supplémentaire qu'elle avait reçue génétiquement pour faire quelque chose d'exceptionnel pour les autres. C'était pourquoi elle ressentait ce besoin irrépressible, depuis toujours, au fond de son être de se rendre utile aux autres, d'une manière ou d'une autre. On ne parle pas de son QI, mais on a intérêt à en faire bon usage, ne pas jeter cette opportunité à la poubelle comme une vieille chaussette par égoïsme. Sans doute de là que venait sa vocation de devenir médecin, et au-delà, chirurgien.

À sa plus grande surprise, l'homme qui lui faisait face accepta son marché. Charlie ouvrit des yeux tout ronds, perplexe durant une seconde, avant que tout son visage ne s'illumine de joie et de chaleur, tel un sapin de Noël aux traits fins. Elle tendit sans plus attendre son appareil photo au brun, tentant de contenir son excitation et sa nervosité. Elle se rendait compte que c'était vraiment une drôle de proposition dans un drôle de contexte, alors qu'elle n'y avait absolument pas réfléchi lorsque les mots avaient franchi ses lèvres. Typique Charlie. Elle était toujours partante pour plein de choses, elle voulait vivre des tonnes d'aventures et lançait des idées à tout hasard, haut et fort, tel un bulldozer heureux d'exister. Et quelques réflexions plus tard, quelque fois, elle se rendait compte qu'elle avait tendance à passer pour une idiote, ou une folle. Mais au final, était-ce important ? « Oh super, trop bien ! Merci merci merci ! » s'écria la brunette avec un large sourire, toujours sous le coup de cette réponse inattendue. Elle s'exhorta au calme, prenant une grande inspiration en fermant les yeux, avant de les rouvrir, son visage exprimant tout ce qu'elle contenait du mieux possible en elle - à savoir une explosion de joie. Son regard azur pouvait lire dans celui du jeune homme que tout cela ne l'enchantait pas autant que la jolie étudiante, et elle se doutait que cela lui coûtait sûrement un effort d'accepter le deal. Il ne le savait pas, mais elle le remerciait intérieurement de faire preuve d'autant de bonne volonté et de patience, plutôt que de l'envoyer bouler d'un revers de la main et de reprendre sa vie comme si Charlie n'était pas venue s'y incruster comme une boule de neige balancée sur une vitre. Rien n'obligeait cet homme à se montrer conciliant, il ne devait rien à Charlie. Et pourtant, il acceptait de rentrer dans son jeu, même si n'importe qui pouvait deviner à ses traits que tout son cœur n'y était pas. « Moi, c'est Charlie. » répondit la jeune femme pour se présenter à son tour, de sa voix pétillante et débordante de joie. Elle emboîta ensuite le pas à Lennox, le laissant s'habituer à ce nouvel appareil qu'il avait dans les mains, pour le laisser l'apprivoiser et en faire ce qu'il voulait. Charlie oublia vite l'inconfort qu'elle ressentait quand ce n'était pas elle qui se trouvait derrière l'objectif. Il pouvait photographier ce qu'il voulait et qui il voulait, et pendant ce temps, elle comptait profiter de son marché de Noël comme si c'était une situation courante que de se balader avec un inconnu de qui on ne veut pas effacer la photo.

Vagabondant aux côtés de Lennox, elle le laissait faire, s'arrêtant parfois à un stand pour parcourir les articles, discuter avec un commerçant, pour rattraper sa rencontre du jour ensuite. Ou bien elle partait un peu devant, quand elle repérait quelque chose d'intéressant ou qu'elle reconnaissait un visage au loin. Elle préférait ne pas accabler le jeune homme avec des paroles tout de suite, le laissant se faire à ce nouveau super-pouvoir qu'il avait entre les mains, sans prendre le risque de le perturber dans son processus d'adaptation et de découverte. Elle avait l'impression d'élever un poussin. Elle avait peur de l'étouffer, de le briser, de rater quelque chose et de faire une erreur. Pour tout dire, elle aimait bien la présence de Lennox. Elle ne se sentait pas encore tout à fait à l'aise avec ce type, mais elle percevait quelque chose en lui qui la touchait et qu'elle ne connaissait pas. Ça l'intriguait et elle ne voulait pas risquer de le faire partir si vite. « Vous voulez quelque chose à boire ? » demanda Charlie par-dessus son épaule après s'être arrêtée à un stand de champagne, interrogeant l'homme se trouvant quelques pas plus loin du regard. Elle ne connaissait pas ses goûts, mais elle, elle n'allait pas se priver d'une petite douceur alcoolisée durant les fêtes. Elle ne s'en privait d'ailleurs jamais, mais le champagne, c'était pas tous les jours qu'elle allait s'en payer une coupe.

Il était pareil, Lennox, lorsqu’il aimait quelque chose. Il n’avait peut-être pas un QI aussi élevé que celui de son interlocutrice, mais il avait certainement ce même intérêt décuplé lorsqu’il était question de sujets l’interpellant. Si on comptait le nombre d’arrêts jurisprudentiels que Lennox avait pu lire au cours de ses études, par simple curiosité, on aurait pu s’en demander pourquoi il n’avait pas choisi d’être avocat plutôt que de se tourner vers une branche du droit qui ne requérait pas autant de connaissances dans les précédents. « Je comprends ça. » Il hocha doucement la tête avec un mince sourire. Il ne se serait pas douté une seconde se tenir face à un génie, pas parce qu’elle ne respirait pas la brillance, mais surtout parce que ce n’est pas forcément la première chose à laquelle on songe en rencontrant quelqu’un pour la première fois. Lennox ne pensait jamais assez loin pour ça. Il s’intéressait aux autres, mais il avait du mal à le traduire en gestes et en mots. Lennox faisait cependant des efforts, souvent, pour paraître un peu plus sociable. Pour ne pas constamment retourner dans sa carapace qui était davantage une cachette qu’une protection. Son acceptation de la proposition de la jeune femme était d’ailleurs la preuve qu’il était prêt à faire un effort pour cette femme lumineuse qui ne pouvait que lui inspirer confiance malgré le premier faux-pas de l’avoir pris en photographie à son insu. Sa réaction réussit à le convaincre qu’il avait bien fait de ne pas plutôt tourner les talons et de s’en aller, comme il l’aurait habituellement fait. Malgré sa propre défaillance face à la vie, Lennox préférait largement lire la joie dans le regard des autres plutôt que d’avoir l’impression de ne voir que son reflet de tristesse. Elle lui tendit son appareil photo alors qu’ils se présentaient, comme on aurait donné une poignée de main. Charlie. Mais elle était l’un des anges, dans l’histoire actuelle. Lennox esquissa un sourire avant de reporter son attention sur l’appareil, l’ouvrant d’abord, et découvrant rapidement les fonctions sans même les tester. Il n’était pas un grand connaisseur, il prendrait des clichés furtifs, sans prolonger le moment de peur de se faire prendre à chercher le cadre parfait. Charlie, de son côté, vagabondait à droite et à gauche, discutant avec l’un, marchandant avec l’autre. Lennox s’attarda d’abord à des détails inertes, des objets qui ne lui reprocheraient pas son intrusion. Il photographiait les guirlandes au-dessus de leurs têtes, l’étoile au bout du sapin de Noël, les jouets de bois parfaitement alignés sur une table. Puis, alors qu’il jetait un rapide coup d’œil à Charlie pour ne pas la perdre de vue alors qu’il tenait entre ses mains l’un de ses avoirs sans doute les plus précieux, il la vit rire en compagnie d’un vieil artisan. Elle était d’une beauté désarmante, à cet instant précis, et Lennox eut le réflexe de la mettre directement dans l’objectif, immortalisant cette rencontre entre deux générations. Il regarda la photographie sur le petit écran de la caméra. Elle avait un regard brillant, et sa joie était si contagieuse qu’on lisait un sourire dans chacune des rides du vieillard. S’il ne comprenait pas encore comment on aurait pu voir quoi que ce soit de beau dans un cliché de lui-même, Lennox commençait à comprendre que tout était relatif. Que c’était une question de perceptions. Charlie revint alors vers lui, l’accostant alors qu’ils se trouvaient tout près d’un stand de champagne. Elle lui demanda s’il désirait boire quelque chose. Il secoua négativement la tête. « Je ne peux pas boire. J’veux dire … j ne veux pas boire. » Non, tout compte fait, la première formulation était la bonne. Elle était seulement moins acceptable. Lennox aurait bien voulu partager une flûte de champagne avec la jeune femme, mais il ne le pouvait pas. Ce serait un trop grand risque à prendre pour un homme qui n’avait rien bu depuis plus d’une année. Pour un homme à qui l’alcool avait déjà bien trop enlevé. « Mais allez-y, je vous en prie … Ça ne me dérange pas du tout. » Il n’avait jamais aimé que les autres se retiennent en sa compagnie. Andreas le faisait, et c’était largement suffisant de gâcher le plaisir d’une seule personne.  

La joie étreignait la peau de la jeune femme avec chaleur et elle en venait à se demander s’il était possible qu’elle soit contagieuse, quand elle plaça son appareil photo dans les mains de Lennox. Les traits de ce dernier s’étaient presque imperceptiblement détendus depuis tout à l’heure, ce qui rendait le regard de Charlie plus brillant. Elle ne voulait pas le mettre mal à l’aise ni l’importuner, mais elle avait ce besoin irrépressible de voir un sourire sur le visage de son interlocuteur. Elle pouvait sentir qu’il y avait quelque chose de spécial à propos de cet homme, comme si c’était une information qui émanait de lui, une aura qui semblait vouloir vous échapper, vous glisser entre les doigts. Et la jolie brune avait cette envie indomptable de toucher cette aura du bout des doigts. Ce n’était pas son but absolu de faire naître un sourire sur le visage de Lennox. Bien sûr, elle avait envie que tout le monde soit heureux, parce qu’il y avait mille et une raisons de l’être chaque jour, mais ce n’était pas pour autant qu’elle faisait des personnes malheureuses sa mission humanitaire. Elle pouvait comprendre que pour certains, le réconfort se trouvait dans l’ombre et la solitude. Qu’ils vivaient avec leur mal-être au jour et le jour et l’acceptaient, l’embrassaient. Encore une fois, elle y voyait de manière très spéciale, une sorte de beauté, qu’elle détaillait avec fascination.

Quand la jeune femme aux longues boucles brunes revint vers Lennox, qui s’était peu à peu enhardit dans l’utilisation de l’appareil photo, il lui répondit que malheureusement, il ne pouvait pas l’accompagner pour un verre de champagne. Charlie sentit l’embarras tendre ses muscles pendant qu’elle se faisait la réflexion qu’elle était vraiment une boulette. Il n’y avait qu’elle pour mettre les pieds dans le plat, sans même savoir de quel plat il s’agissait, dans toute son indélicatesse. Cependant, elle ne laissait rien transparaître de tout cela. C’était elle-même qui se gênait toute seule, pas Lennox ni son problème d’alcool, si elle avait bien compris le sens de sa phrase. Aussi répondit-elle sans attendre, sans se départir de son sourire. « Oh, je vois. Vu que ça ne vous dérange pas, je vais m’offrir cette coupe parce que j’en ai vraiment envie, après tout, c’est pas les fêtes tous les jours ! » L’étudiante fit une pause dans sa phrase, son regard pétillant soutenant celui de Lennox avec une flamme espiègle dansant dans ses iris azur, contrastant avec le visage peu expressif de son interlocuteur. Elle ne comptait pas laisser ce léger détail les empêcher de trinquer ensemble. « C’est quoi votre boisson préférée ? Non parce que je compte bien boire quelque chose avec vous quand même ! Et c’est pas le choix qui manque, par ici. » reprit la jeune femme brune en enveloppant le marché du regard. Il n’y avait pas que des boissons alcoolisées, mais une tonne d’autres possibilités. Charlie paya pour sa coupe de champagne quand ce fut son tour, revenant vers le jeune homme. Sans doute que s’il n’avait rien dit, elle aurait laissé tomber l’idée et n’aurait pas osé prendre sa boisson, ne voulant pas infliger un quelconque inconfort. Elle n’était pas très prévenante et délicate, mais pas à ce point, tout de même. Sauf qu’ici, il lui avait assuré que ce n’était pas un problème, et s’il le disait, elle le croyait sur parole. Pour la jeune interne, quand on proposait quelque chose de soi-même, c’était pour que la personne accepte. On lui avait souvent répété, petite, qu’il ne fallait pas accepter toutes les propositions, que la plupart étaient faites par politesse. Charlie avait toujours estimé que si on prenait l’initiative de dire quelque chose, c’était qu’on le pensait et qu’on voulait que la personne accepte, et accepter n’était en aucun cas impoli comme on le lui reprochait parfois. Si on ne voulait pas faire quelque chose, fallait pas proposer, ça paraissait logique à ses yeux. Et puis, tous les anciens alcooliques n’allaient pas se jeter sur un verre juste parce que quelqu’un en buvait un devant eux, chacun gérait à sa manière. La jeunette pensa à sa mère. Elle lui avait énormément reproché sa maladie. La rancœur l’habitait encore aujourd’hui. Mais ce n’était pas pour ça qu’elle se permettait de juger tous ceux ayant des problèmes d’addiction. Sa mère était sa mère, elle avait fait ses choix, et ce que Charlie lui reprochait, c’était d’avoir choisi la boisson au-delà de ses enfants. De ne pas avoir fait assez. D’avoir fini par laisser cette addiction la tuer. De l’avoir abandonnée. Un éclair de douleur traversa le regard de Charlie, perdue dans ces mauvais souvenirs. Elle ne faisait aucune guerre à l’alcool ou à quoi que ce soit juste parce que son vécu la rendait plus propice à ces réactions. Elle aurait pu, mais elle savait que ce n’était pas ainsi que fonctionnait l’alcoolisme. Que ce n’était pas volontaire. Que c’était dur, pour tout le monde. La seule raison pour laquelle elle se permettait d’être en colère contre sa défunte génitrice, c’était parce que justement, c’était sa génitrice et sa raison était largement influencée par ce lien, ainsi que par ses émotions.

Elle était imperturbable. Inébranlable. Lennox aurait aimé avoir une aussi grande force, un aussi grand équilibre face à tous les coups que la vie pouvait envoyer. Il avait beau lui sortir les plus beaux malaises qu’il soit, Charlie ne perdait ni son assurance, ni son sourire. Autant cela pouvait mettre Lennox à l’aise, autant ça lui rappelait à quel point il ne possédait pas cette capacité à vivre avec légèreté. Il aurait aimé, lui aussi, pouvoir répandre la joie d’un sourire, pouvoir apaiser ceux qui l’entouraient. Il avait tout l’effet contraire, Lennox, que ce soit sur lui-même ou sur les autres. « Je vous en prie ! » Renchérit le notaire lorsque Charlie s’autorisa à prendre cette coupe malgré son refus de partager ce moment avec elle. La demoiselle resta toutefois en suspens pendant un instant, le regard pétillant alors que celui de Lennox était perplexe. Comme s’il ne savait plus trop où se mettre. Déjà qu’il ne savait pas vraiment pourquoi il était là. À sa question, Lennox réfléchit. Depuis qu’il avait cessé de boire, l’homme avait dû réorienter ses goûts. S’il avait été un amoureux du vin rouge toute sa jeune vie d’adulte, il devait maintenant se contenter d’eau pétillante légèrement parfumée, ou de jus de fruits qui lui donnaient la triste impression de retomber dans une enfance qu’il n’avait pas envie de revivre. Il regarda autour de lui, question d’analyser tous les stands offrant autre chose que de l’alcool. « Je ne pourrais dire exactement, mais j’irai faire un tour à ce stand à mocktails, ça me donnera au moins l’impression de pouvoir trinquer avec vous. » Il esquissa un sourire et, alors que Charlie faisait la file pour sa coupe de champagne, lui alla se chercher ce fameux cocktail non-alcoolisé, une sorte de limonade à la lavande. L’appareil photo était maintenant autour de son cou, mais il gardait toujours une main sous l’objet, ne voulant pas faire une gaffe qui lui volerait toutes ses futures nuits de sommeil tellement il s’en voudrait. Il revint se positionner exactement là où il se trouvait deux minutes plus tôt, comme un robot aux pas trop bien calculés, et la jeune femme le retrouva quelques secondes plus tard, sa coupe à la main. Lennox chercha une idée d’un motif pour trinquer, quelque chose à célébrer ou à souligner, seulement parce que c’était ce que les gens faisaient généralement. Les gens normaux, ceux dont les mots venaient facilement, ceux qui ne mettaient pas cent ans à se décider sur une idée ou sur une formulation, de peur de dire ce qu’il ne fallait pas. Il aurait voulu trinquer à cette rencontre, Lennox, parce que la présence de Charlie était déjà un highlight de sa journée, mais il se savait être un mauvais quart d’heure pour cette jeune femme qui avait sans doute seulement voulu faire sa bonne action du jour. Il aurait voulu trinquer au Temps des Fêtes, aussi, mais la vérité était qu’à l’approche de Noël il n’avait pas trop le cœur à rire, et il avait peur que ça se ressente dans le timbre de sa voix. Au lieu de ça, il porta le verre à ses lèvres et trempa celles-ci dans le liquide sucré dont aucun des effets ne pourrait le détendre. « Vous faites de la photographie depuis longtemps ? » Demanda Lennox. Se sortir de ses pensées. Retourner toute l’attention sur elle. C’était sa seule manière de garder la tête hors de l’eau et de ne pas se perdre dans le tourbillon chaotique de son esprit tourmenté.

Charlie afficha un sourire satisfait – et quelque peu soulagé – lorsque son interlocuteur se dit potentiellement tenté par un mocktail. Au moins elle ne serait pas seule avec son verre de champagne, même si Lennox lui avait assuré que ce n’était pas un problème de la voir boire devant lui, elle préférait amplement trinquer avec lui et ne pas le regarder rester les mains vides pendant qu’elle profitait de sa boisson. « Bonne idée ! » approuva la jeune femme en illuminant ce qui l’entourait de son sourire. Elle était heureuse de voir apparaître l’ombre d’un sourire sur le visage de Lennox, qui donnait l’impression de subir ce moment joyeux de l’année plutôt que de s’en réjouir. Charlie avait envie de l’encourager à se détendre, à sourire, à se sentir bien. Il avait l’air mal à l’aise, de ne pas se sentir à sa place. La jeune interne comprenait parfaitement ce sentiment, même si elle donnait cette image de fille ultra sociable qui rayonnait de bonne humeur et de confiance en elle. Ce n’était pas le cas. Elle vivait souvent ce genre de moments, où elle avait l’impression de déranger, où elle sentait le regard des autres glisser sur elle en une caresse glacée et oppressante. Où elle avait peur de dire des conneries, de passer pour une boulette, de ne pas être assez bien, de se faire juger. Pourtant elle était à l’aise dans une foule, elle adorait rencontrer des gens et elle parlait sans arrêt. Façade qui lui permettait d’occulter son appréhension devant le regard des autres. À force de faire semblant d’être à l’aise et imperturbable, on finissait par y croire un peu. Mais en l’occurrence, il s’agissait des fêtes de Noël et c’était un moment où bien peu de choses pouvaient atteindre la brune. Elle se sentait tellement bien qu’elle profitait simplement du moment et avait envie de sauter partout pour exprimer sa joie de vivre au monde entier. Elle avait envie de transmettre cet état d’esprit à Lennox et qu’il garde un bon souvenir de cette rencontre inattendue. Parfois, il suffisait de peu pour mettre quelqu’un à l’aise et le jeune homme avait le don de la toucher profondément, certainement parce que quelque part, elle retrouvait en lui une part de sa personnalité, un reflet de ses angoisses profondes.
Charlie trinqua avec lui, avant de porter la coupe à ses lèvres, sans se départir de son éternel sourire joyeux. « Santé ! À cette rencontre… inattendue ? » s’exclama la brunette avec un sourire, ne sachant trop comment définir leurs échanges depuis qu’elle l’avait pris en photo de façon assez intrusive. Lennox lui demanda ensuite depuis combien de temps elle faisait de la photographie. Charlie n’avait pas la prétention de se penser douée dans le domaine, mais il fallait dire qu’elle s’était pas mal améliorée depuis qu’Opale avait commencé à lui donner des cours. De toute manière, elle faisait ça uniquement pour son plaisir personnel, c’était une activité qui avait le don de la détendre et de lui changer les idées. « Mon frère m’a offert cet appareil photo à mon anniversaire l’an dernier, et sa copine me donne des cours. Donc je ne suis clairement pas une pro, mais je fais des trucs pas trop moches, quoi ! » expliqua l’étudiante avec un petit haussement d’épaules avant de rire. « Et vous, qu’est-ce que vous aimez faire ? Genre, qu’est-ce qui vous détend ? » demanda-t-elle ensuite avec un intérêt authentique.

Si Lennox n’avait pas trouvé les bons mots, comme à son habitude d’ailleurs, Charlie ne se gêna pas pour sortir exactement ce à quoi ils se devaient de trinquer. Cette rencontre inattendue, inespérée, ce rayon de lumière qui venait d’illuminer cette journée vouée à l’échec du bonheur. « Tout à fait, à cette rencontre inattendue, mais … plus qu’agréable ! » Il sourit. Elle avait ouvert le bal, il pouvait au moins lui faire ce compliment. Elle avait parlé d’inattendu, ce qui n’était pas obligatoirement positif, mais Lennox pouvait voir dans le sourire de la jeune femme qu’elle ne se forçait pas à être aussi lumineuse. Il ne comprenait peut-être pas pourquoi, mais il pouvait au moins sentir que sa présence ne la dérangeait pas, au contraire peut-être, même. Elle était bien loin dans son esprit, maintenant, cette photographie de lui qui dormait encore derrière les quelques clichés qu’il avait lui-même pris avec l’appareil. À ce propos, Lennox questionna Charlie quant à son expérience dans le domaine. Il n’avait peut-être pas aimé voir son propre portrait, mais il pouvait au moins admettre qu’elle avait du talent, peu importe qui était le modèle. « Pas trop moches ? Je dirais que pour une seule année de pratique, vous apprenez bien vite. Je suis encore plus impressionné, maintenant. » Il sourit. Lui aurait sans doute besoin de bien plus de temps et de pratique pour arriver à un quelconque résultat. Mais il n’y mettrait jamais du cœur. Il n’arrivait pas à se trouver une passion, Lennox, alors quand Charlie lui demanda ce qu’il aimait faire, il haussa les épaules. « Je travaille beaucoup … Quand je reviens chez moi je n’ai pas forcément envie de faire quoi que ce soit, alors … » Il secoua doucement la tête. « Rien, à vrai dire. » Un léger rire gêné s’échappa d’entre ses lèvres. Comme il était inintéressant, c’en était affligeant ! « Enfin, j’aime lire, regarder des documentaires, des vieux films … mais je ne sais pas si ça compte vraiment. C’est la réponse facile. » Il ne pouvait pas appeler ça une passion, plutôt un passe-temps, et vraiment selon sa définition littéraire. Une activité pour passer ce temps souvent trop long, trop lourd à regarder défiler. Une manière de s’évader, aussi, dans les différentes lectures qu’il pouvait faire. Mais à chaque fois qu’il en refermait un après en avoir lu la toute dernière page, c’est le brutal retour à sa réalité, celle de laquelle il avait tant voulu fuir. « C’est drôle, vous êtes la deuxième personne en peu de temps à me faire réaliser que … que je n’ai pas vraiment de passion. Elle c’était le surf, vous la photographie, moi … je sais pas, je n’arrive pas à trouver quoi que ce soit qui puisse me plaire. » Son regard se perdit vers tous ces gens qui eux, avaient tous ce rêve auquel s’accrocher. Mais même les rêves fuyaient Lennox, parce qu’ils se savaient condamnés.

Charlie était heureuse de constater que le jeune homme semblait apprécier sa compagnie, trinquant avec elle et qualifiant cette rencontre d’agréable. Elle savait qu’elle pouvait être envahissante et soûlante comme personne, elle avait du mal à contenir sa joie et son enthousiasme, et toutes ses émotions en général en fait, préférant les exprimer haut et fort et les partager avec tout le monde. Mais Lennox, qui au départ semblait mal à l’aise, s’était quelque peu détenu, et rien n’aurait pu faire plus plaisir à la jeune interne. Rencontrer des gens par pur hasard et apprendre à les connaître un peu, sur un coup de tête, c’était quelque chose qu’elle adorait. Ça la mettait de bonne humeur, lui donnait l’impression d’avoir réussi sa journée et espérait avoir embelli celle de l’autre comme lui avait embelli la sienne. La brune sourit avec un léger rosissement des joues quand Lennox la complimenta sur ses clichés et son talent. Elle n’estimait pas être plus douée qu’un autre, elle avait un niveau correct, mais pour elle, ça n’allait pas plus loin. Mais bon, elle ne cherchait de toute manière pas à briller dans le domaine et être photographe pro, ses photos lui plaisaient à elle et elle aimait bien s’adonner à cette activité, c’était le plus important. « Merci, c’est vraiment gentil. J’ai un bon professeur, ça aide. » fit-elle humblement sans se départir de son sourire. Elle lui demanda ensuite ce qu’il aimait faire, et son interlocuteur expliqua qu’il n’y avait rien de particulier qui le passionnait, surtout qu’il travaillait beaucoup. « Oh, je comprends. Quand on rentre chez soi après une grosse journée, on a juste envie de se poser et rien faire ! » renchérit Charlie en riant. Pour sa part, elle était une boule d’énergie et il était rare qu’elle tienne en place bien longtemps, mais elle comprenait totalement le sentiment d’être exténué et d’avoir simplement envie de se poser devant une série. Puis, elle avait plein de centres d’intérêt dans tous les coins, passant de l’un à l’autre rapidement, se découvrant une nouvelle passion régulièrement. Mais ça, c’était juste elle et son caractère. « Bien sûr que ça compte ! Y a plein de gens passionnés de littérature et cinéma, qui ont beaucoup de culture à ce sujet, perso’, ça m’impressionne. J’ai l’impression d’être inculte à ce niveau, parfois. » reprit-elle avec enthousiasme, avant de laisser échapper un petit rire. Elle écouta Lennox dire qu’il n’avait pas spécialement de passion, presque gêné de sa réponse, et une expression empreinte de douceur prit place sur son visage. « C’est pas plus mal. Y a pas d’obligation à avoir une activité qui nous passionne, on peut très bien vivre sans. » répliqua la jeune fille avec un sourire, son regard fixé dans celui du jeune homme. « Bon, allez, on continue notre tour et tu vas me raconter les films que tu regardes et les livres que tu lis ! J’ai de la culture à rattraper ! » s’exclama-t-elle, reprenant son attitude énergique et enthousiaste, entraînant le jeune homme par le bras pour retourner se perdre entre les nombreux stands du marché. Son sourire était étincelant, et elle avait envie de retrouver le même sur le visage de Lennox. Parce que c’était lui qui l’avait mise de si bonne humeur. Et qui illuminait sa journée d’un soleil brillant, bien plus que celui de Bowen.

End.