I will be your guardian when all is crumbling (annushka)

Il y avait longtemps que Woody n’avait pas vu Annushka, à présent. Suite à ce baiser qu’ils s’étaient échangés, ce baiser qui avait tout et rien changé à la fois, leurs rencontres s’étaient distancées, eux aussi, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus besoin de sa guidance pour se remettre sur pieds. Elle était bien capable de s’occuper par elle-même de sa réadaptation, maintenant, si elle gardait le cap et ne perdait pas sa motivation et surtout, son espoir. Woody ne pouvait injustement la garder comme cliente rien que pour avoir un prétexte de passer du temps avec elle, ce n’était pas professionnellement correct, et surtout ce serait irrespectueux envers la jeune femme. Pourtant, elle manquait à Woody, Annushka, et même s’ils s’étaient dits à de nombreuses reprises qu’ils se considéraient comme bien plus que comme une simple relation physiothérapeute-client, il n’avait jamais trouvé la manière d’aborder une prochaine rencontre entre eux, hors du contexte dans lequel ils avaient évolués ensemble. Surtout après ce qu’il s’était passé lorsque Woody avait franchi les limites de la jeune femme. Il ne voulait pas que ce soit mal interprété, il ne voulait pas qu’elle pense qu’il s’acharnait. Annushka ne l’aurait sans doute pas pensé, elle était douce dans son innocence, et elle ne pensait que le meilleur de lui. La belle erreur. Peu importe maintenant toutefois puisque, contre toute attente, c’est Annushka qui lui téléphona, un jour, quand Woody ne s’y attendait absolument pas. Elle l’avait invité chez elle, pour prendre des nouvelles, pour partager un repas, et évidemment Woody n’avait pas hésité à accepter l’invitation. Sa vie avait énormément évoluée dans les dernières semaines, et il était maintenant à peu près officiellement en couple avec Freja – du moins, ils se donnaient la chance d’essayer de l’être. Il n’en tenait qu’à eux de ne pas se laisser tomber. Il espérait, au fond de lui, qu’Annushka avait elle aussi réussi à trouver le chemin jusqu’au bonheur, avec Xavier. L’aîné des Rutkowski se rendit donc chez la jeune femme à l’heure convenue, le jour prévu, et toqua à sa porte. Il avait apporté une bouteille de vin et un dessert, après en avoir convenu ainsi avec son hôtesse.

Cela commençait à faire longtemps qu'Annushka n'avait pas vu Woody, et pourtant, malgré leurs idées divergentes, malgré le fait qu'il ait voulu l'embrasser, la jeune femme le considérait comme un ami. Elle tenait à lui, mais elle avait pourtant laisser passer du temps avant de l'appeler et de l'inviter. Peut-être que c'était à cause du temps qu'elle avait mis à avouer le baiser échangé à Xavier, le temps qu'elle avait mis à comprendre que ce n'était pas de sa faute. Le temps qu'elle avait mis à pardonner à Woody de ne pas comprendre ses convictions. Ce jour-là, elle avait été profondément blessée, parce qu'il était son ami et qu'il ne la soutenait pas. Mais c'était passé, Annushka n'y pensait plus. Elle pensait seulement qu'il lui manquait.

On toqua à la porte et Annushka vint ouvrir, un grand sourire sur les lèvres. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour faire la bise à Woody avant de le laisser entrer.

-Bonsoir ! Je suis contente de te voir.

Elle le débarrassa de la bouteille et du dessert qu'elle posa sur la table. Elle tira une chaise, voulant inviter Woody à s'asseoir mais elle était déjà occuper par sa chatte. Elle prit donc l'animal dans ses bras pour laisser la place à son invité.

-Désolée, elle adore se mettre là où il ne faut pas.

S'asseyant à son tour, le bleu de Russie sur ses genoux, elle leva le regard vers Woody, un large sourire sur les lèvres.

-J'espère qu'en grand sportif, tu ne seras pas outré d'un repas végétarien.

Le grand sourire aux lèvres d’Annushka soulagea Woody. S’il avait eu une pointe de nervosité à l’idée de revoir la jeune femme après tout ce temps, en ne sachant pas tellement à quoi s’attendre de la suite de leur amitié, revoir son visage fut comme une vague d’apaisement. Il n’avait jamais eu quoi que ce soit à craindre, avec Annushka. Probablement était-ce d’ailleurs la raison pour laquelle il s’était trop laissé devenir confortable en sa présence. Jusqu’au point de la rendre, elle, inconfortable. Il s’en était voulu, mais ce soir, il n’avait pas envie de ressasser cet épisode raté entre eux. Ils allaient de l’avant. Alors qu’elle se hissait sur la pointe des pieds pour l’atteindre, lui se pencha pour la rejoindre, lui faisant la bise avec un sourire sur les lèvres. « Je suis content de te voir aussi. Ça m’a vraiment fait plaisir que tu m’appelles. » Et il aurait lui-même dû le faire avant, mais il n’en dit rien, ne voulant pas qu’un ou l’autre se sente coupable. Ça viendrait, tôt ou tard, sans doute. Ce n’était que le début de la soirée, il désirait maintenir la bonne atmosphère du nouveau départ. Annushka lui prit le dessert et la bouteille de vin des mains, pour aller les poser sur la table. Woody la suivit jusqu’à la salle à manger. Il découvrait l’endroit pour la toute première fois, et la chatte posée sur la chaise tirée aussi. « C’est chez elle, c’est moi qui se met où il ne faut pas, pour elle. » Il rit doucement en flattant la tête de la chatte blottie contre l’ancienne danseuse. Il prit finalement place sur la chaise désormais libre, en face d’Annushka. « En autant que j’aie mes protéines. » Blagua Woody au questionnement de la jeune femme. Il secoua doucement la tête. « Je mange relativement souvent végétarien, contrairement à ce que penses. » Il esquissa un sourire. Il n’avait pas le choix de manger de manière équilibrée, en raison de sa maladie, et bien vite des recettes végétariennes s’étaient taillées une place de choix dans son alimentation. De toute manière, peu importe qu’il ait été un grand carnivore ou non, il savait que ce n’était pas le cas de son hôtesse, et il ne s’attendait certainement pas à ce qu’elle fasse exception pour lui. « Comment ça se passe, ta jambe ? » Comme s’il était incapable de se sortir de cette relation, comme s’il ne savait plus comment agir autrement. En même temps, il était vrai que la réponse l’intéressait. Et c’était aussi plus facile que d’aborder d’autres sujets.

Un nouveau sourire illumina le visage de la jeune femme alors qu'il lui avouait être content qu'elle l'appelle. Elle était heureuse que Woody ne se soit pas forcé à venir, qu'il soit content de la voir.
Annushka se mit à rire avec Woody alors qu'il lui faisait remarquer que c'était lui qui n'était pas où il fallait pour sa chatoune. Elle hocha doucement la tête, gratouillant l'animal.

-Je lui ai acheté plein d'endroits où faire sa sieste, elle exagère un peu.

Installée sur la chaise avec Anastasya sur les genoux, elle fut complètement ravie de découvrir qu'il arrivait à Woody de manger végétarien. Elle passait aux yeux de certains pour une extrémiste, ou alors juste quelqu'un d'un peu spécial, alors qu'elle n'avait jamais essayer de convaincre personne d'adopter le même régime qu'elle.

-C'est vrai ? Comme quoi, il faudrait que je te prenne comme exemple à ceux qui me disent qu'être végétarien ne peut pas correspondre aux sportifs.

Glissant une mèche de cheveux derrière son oreille, elle reprit.

-Parce que j'en connais beaucoup qui ne considèrent pas la danse comme un vrai sport.

Il y avait beaucoup de gens avec un certain nombre de clichés en tête, et assez peu de réflexion. Cela faisait des années qu'Annushka s'y confrontait, mais elle n'était jamais dans l'affrontement. Elle ne voulait pas s'énerver, se mettre en colère, alors généralement elle les laissait dire, tant pis. Elle savait que ses principes différaient beaucoup de ceux des autres, et Woody lui avait déjà fait comprendre sur un certain point d'ailleurs, mais elle n'avait pas prévu de changer, peu importe le jugement d'autrui.

-Oh, ma jambe, ça va vraiment mieux, grâce à toi.

Un sourire illumina son visage alors que, par réflexe, elle faisait des ronds avec sa cheville, cherchant sans doute à lui prouver que tout allait bien.

Elle avait une telle facilité à le faire sourire à son tour, rien qu’en souriant d’elle-même. Annushka avait cette légèreté, cette lumière qui émanait d’elle. Woody ne croyait pas aux auras ou aux trucs du genre mais si quelqu’un se rapprochait de l’image qu’il se ferait d’un ange, c’était bien elle. C’était peut-être ce qui expliquait cette dualité dans les sentiments de Woody à son égard, ses mixed feelings, entre l’idée d’être le premier à goûter au plaisir de la danseuse, et celle de la préserver de ce monde impur. Ce n’était toutefois plus à l’ordre du jour maintenant que Woody était en couple et, de toute façon, qu’il ne l’ait pas été n’aurait rien changé à la situation. Annushka lui avait bien fait miroiter ses limites, la dernière fois. Et il la respectait trop pour tenter de briser les barrières. Il se contenta de sourire lorsqu’elle mentionna que sa chatte avait plein d’autres endroits pour faire la sieste mais qu’elle choisissait quand même d’être dans les jambes. Il fut content de voir les yeux de la demoiselle briller alors qu’il lui parler de sa flexibilité alimentaire. « Donne-leur mon numéro de téléphone, je me ferai un plaisir de déconstruire cette pensée débile. La nutrition sportive végétarienne, et même végétalienne, est de plus en plus populaire, en plus. » Puis, à propos de la danse, il ajouta : « Et toi, tu les mettras au défi de faire ce que tu fais. J’parie que la majorité d’entre eux seront incapables de te suivre. Moi en tout cas, j’n’y arriverais pas. » Et il était pourtant un grand sportif, Woody. Mais la danse demandait une force du corps bien unique en son genre, ainsi qu’une grande flexibilité et un énorme contrôle. La danse était à la fois un art et un sport. À ce propos, Woody s’informa sur l’état de sa jambe, elle qui avait rêvé de pouvoir danser comme avant. Il avait fait de son mieux pour la remettre sur pieds, mais il savait qu’elle n’aurait sans doute plus jamais la facilité d’autrefois. « Grâce à toi, surtout. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi déterminée et assidue. » Il espérait le demeurer autant qu’elle, lorsque le temps viendrait de se battre encore plus pour son propre corps. Il chassa cet éclair de noirceur traversant son regard, et demanda : « Alors, je l’ouvre, cette bouteille ? », en référence au vin rouge.  

Elle sourit alors que Woody lui disait qu'il était prêt à détruire le cliché du régime carniste chez les sportifs. Il était rare qu'elle puisse avoir ce genre de conversation avec quelqu'un, enfin, avec quelqu'un qui pense la même chose qu'elle en tout cas.

-Oui, certains m'ont déjà dit que c'était "une mode". Comme s'il s'agissait de la forme d'un pantalon ou d'une robe qui ne reste que pour une saison... Plus ce genre de régime devient populaire, et plus ceux qui ne le pratiquent pas se braquent. Comme si ça touchait leur ego...

Annushka avait du mal à comprendre pourquoi certaines personnes étaient aussi obtus. Elle comprenait qu'on ne veuille pas ou qu'on n'arrive pas à adopter ce genre de régime, mais qu'on le dénigre ? L'inconnu faisait toujours peur à l'espèce humaine, visiblement. Elle se mit à rire alors qu'il fit remarquer que si elle mettait au défi les autres de faire ce qu'elle fait, ils se rendraient compte que ce n'était pas si facile.

-Quand on a aucune vision technique des choses, il est difficile pour certains de faire la différence entre une pointe et une demi-pointe alors... Pour beaucoup, la danse n'est pas aussi impressionnant que le VTT.

Elle savait que ce n'était pas ce que pensait Woody, mais les néophytes, les non sportifs, les gens de mauvaise foi étaient parfois assez impressionnant dans la bêtise.
Elle eut un sourire tendre alors qu'il lui disait qu'elle avait été très déterminée. Annushka avait fait de son mieux, il s'agissait de sa vie entière après tout.

-Avec plaisir !

La brune se leva alors, sortant les verres à vin, avant d'apporter sur la table quelques gâteaux apéritifs.

-Tout se passe bien dans ta vie ?

Woody leva les yeux au ciel lorsqu’Annushka mentionna ces gens qui affirmaient que le véganisme était une mode. Couper toute source animale de son alimentation et ce, rien que pour faire comme tout le monde, ça prenait vraiment un troupeau de moutons. Woody avait espoir qu’il y avait bien plus derrière ce mouvement qu’une simple tendance éphémère. Lui, n’ayant pas une conscience environnementale encore assez affutée, tendait vers ce mode de vie surtout pour des questions de santé, de sa santé bien particulière, mais il ne niait pas tous les autres bienfaits que ça pouvait avoir sur le monde en général. Les gens étaient juste trop bornés pour comprendre. « J’vois pas pourquoi ils se sentent autant attaqués. Peut-être parce qu’au fond ils savent qu’ils ont tort. » Il haussa les épaules. Woody ne faisait qu’émettre des hypothèses, il ne prétendrait certainement pas comprendre quoi que ce soit aux réactions des autres. Il ne cherchait pas à comprendre, non plus. Lui préférait y aller de la manière forte, en mettant ces gens devant le fait accompli, un peu comme il proposait à Annushka de faire la prochaine fois qu’on l’insulterait en disant que la danse n’était pas un sport. Qu’ils essaient, juste pour voir. « J’suis pas certain que j’saurais faire la différence mais au moins, j’suis prêt à admettre que l’un ou l’autre prend une sacrée technique, discipline et force, comme n’importe quel sport. Alors que … le VTT, hein, je vais m’abstenir de tout commentaire. » Il eut un léger rire moqueur. Il avait toujours détesté, lors de ses compétitions de vélo de montagne, qu’il y ait des catégories de courses de VTT dans le même événement. Ils empruntaient peut-être des pistes similaires, mais l’effort n’était définitivement pas le même. Après avoir finalement pris des nouvelles de la jambe de la danseuse, en bon professionnel qu’il était, il proposa d’ouvrir la bouteille – en bon ami qu’il était. Lorsqu’elle acquiesça, il se leva en même temps qu’elle pour ouvrir ladite bouteille, avant de les servir dans les deux coupes de vin posées sur la table par la jeune femme. Il se rassit et, à sa question, un léger sourire se dessina au coin de ses lèvres alors qu’il se servait dans les gâteaux apéritifs. « Well … » Commença-t-il, ne sachant pas par où débuter, en fait. Annushka était une des premières personnes de son entourage à qui il parlerait de son évolution de relation. « Ça va assez bien. Tu trouveras peut-être ça difficile à croire, maintenant que tu me connais assez, mais … J’suis en couple. » Elle ne l’avait jamais connu avec Sara, Annushka, alors pour elle, c’était bien la première fois que Woody se liait à une autre.  

Annushka acquiesça d'un signe de tête. C'était également la seule raison qu'elle avait réussi à trouver lorsqu'elle s'était interrogée sur la chose. Sinon, pourquoi se sentir autant attaqué dans leur liberté de manger de la viande, si ce n'est parce qu'ils prenaient conscience qu'ils ne devaient pas le faire ? Les pensées humaines étaient parfois difficiles à saisir pour la jeune femme.

-C'est ce que je me dis aussi... C'est pour ça que c'est un sujet toujours assez difficile à aborder, enfin, il faut le faire avec subtilité pour ne pas brusquer les gens, je crois.

Elle se mit à rire alors que Woody disait préféré s'abstenir de tout commentaire sur le VTT. Il ne semblait pas particulièrement affectionner ce sport, et ça lui arrachait un sourire, tout comme ses compliments. Pour elle, Woody n'était pas un beau parleur, il ne cherchait pas à lui faire plaisir, il était juste sincère avec elle, ce qui la touchait d'autant plus. Il était une des rares personnes à n'avoir jamais méprisé son état, que ce soit sa dépression qu'elle essayait de cacher ou bien son métier, ses rêves brisés.

-Qu'est-ce que tu as contre le VTT ?

La jeune femme était curieuse. Elle aimait beaucoup découvrir l'univers de Woody, ses compétitions de vélos et le reste. En apprendre un peu plus lui ferait de toute évidence plaisir.
Elle commença à sentir le vin dans la coupe qui lui avait servi, le faisant doucement tourner dans le verre. Ça faisait un petit moment qu'elle n'en avait pas pu. Xavier ne buvait pas, et elle ne voulait pas risquer de boire devant lui. Et boire seule... C'était un peu triste. Elle aurait l'impression d'être une alcoolique. Avant qu'elle n'ait finalement trempé les lèvres dans son lèvres, elle releva le visage vers Woody. Elle fut un peu surprise, mais un large sourire vint rapidement ravir son visage.

-C'est vrai ? C'est super, je suis contente pour toi. Je te souhaite plein de bonheur. C'est quoi son nom ?

Elle était curieuse la brunette, elle espérait que ça ne mettrait pas mal à l'aise Woody de lui parler de sa relation. Finalement, elle bu sa première gorgée de vin après avoir trinqué avec son invité, entamant les gâteaux apéritifs.

La jeune femme approuva les paroles de Woody, et sa méthode pour aborder le sujet en question le fit sourire. « Oui et on sait tous que la subtilité et moi, c’est le mariage parfait. » Dit-il d’un ton de voix sarcastique. « Alors t’imagine bien ce que ça peut donner quand je me lance dans ce genre de débat. J’préfère éviter carrément le sujet, en fait. » Woody n’était pas de ces gens à se battre à voix haute pour des causes. Lorsque les autres n’étaient pas en accord avec sa façon de penser, il laissait aller, tout simplement. Il avait bien d’autres choses à faire que de débattre de politiques et de conscience sociale. Woody était un peu je-m’en-foutiste pour cet aspect-là. Par contre, lorsqu’il était question de sport, là, il voulait bien faire valoir son point de vue. À chacun son combat. Alors, quand Annushka lui demanda se qu’il avait contre le VTT, il s’en donna à cœur joie, surtout si c’était pour défendre son sport de prédilection du même fait. « C’est juste que j’ai bien du mal à accepter que ça, ça puisse se trouver sur la ligne entre le vrai sport et un simple loisir, tu vois ? Et quand j’faisais du vélo de montagnes, on s’retrouvait souvent sur les mêmes trails que des gens qui faisaient du VTT et qui se prenaient pour des rois alors que tout ce qu’ils foutent, c’est appuyer sur la pédale et laisser le moteur faire le travail. Au moins, en vélo de montagnes, tu gravis et tu descends les pentes avec ta force, autant physique que mentale. » Sa voix s’était montrée empressée et engagée, et lorsqu’il cessa de parler, il le réalisa en riant. « Je m’emporte, désolé. » Il prit sa coupe de vin et en bu une gorgée, toujours le sourire aux lèvres. Et ce sourire n’était rien comparativement à celui qui illumina son visage lorsqu’il annonça à Annushka la grande nouveauté de sa vie : sa relation amoureuse. « Merci, c’est gentil. Elle s’appelle Freja. » Il ne savait pas si Freja et Annushka se connaissaient, parfois il avait l’impression que Freja connaissait toute la ville de Bowen, alors qui sait. « Et toi, avec Xavier, comment ça se passe ? » Demanda-t-il avec un réel intérêt pour leur situation.

Annushka se mit à rire à son observation. Oui, elle s'était aperçue à plusieurs reprises qu'il n'était pas très doué dans tout ce qui touchait à la subtilité et au tact. Mais elle l'appréciait ainsi. Il avait son franc parler, et parfois c'était appréciable.

-Oui, j'imagine bien. Je suppose que c'est mieux pour les autres que t'évites le sujet.

Alors qu'ils abordaient le sujet du VTT, Annushka écouta attentivement toutes les explications de Woody. Elle aimait beaucoup apprendre, et ce que lui disait son ami était plutôt compréhensible. C'est vrai qu'elle n'avait jamais vraiment fait attention aux différences entre VTT et vélo de montagne. Il faut dire que le cyclisme n'était pas un sport qu'elle suivait particulièrement. Elle secoua la tête de gauche à droite, souriant, amusée, à ses excuses.

-Non je trouve ça très intéressant. Je n'avais jamais vraiment eu ce genre de réflexion. Mais c'est vrai que ce n'était pas du tout sur le même plan au niveau effort physique. Personnellement, j'ai déjà bien du mal à monter certaines côtes en vélo en ville, alors je n'imagine pas ce que ça doit être en montagnes...

Ils parlèrent de la nouvelle relation de Woody, et Annushka était réellement heureuse pour lui. Elle acquiesça seulement d'un signe de tête quand il lui révéla le nom de son amoureuse. Elle ne la connaissait pas, sans doute avait-elle lu quelques fois son nom dans les rumeurs de Bowen, mais elle ne leur accordait aucun crédit.

-Je ne la connais pas, mais je serais ravie de la rencontrer un jour.

Evidemment, elle n'était sans doute pas la première personne à qui Woody voulait présenter Freja, et elle ne lui demandait pas pour autant de faire ça prochainement. Elle ne savait même pas si ça mettrait ou non mal à l'aise son physiothérapeute.

Il finit par lui retourner la question, par politesse ou par réelle intérêt, ce qui fit détourner le regard à la jeune femme. C'est bête, mais elle n'avait pas prévu de parler de Xavier ce soir, disons qu'elle pensait que Woody pourrait lui changer les idées, mais il était évident que le sujet allait venir dans la discussion.

-Eh bien...

La jeune femme se leva, allant chercher le plat qu'elle avait préparé dans la cuisine pour le mettre sur la table.

-Je n'ai pas vraiment... envie d'en parler. J'espère que tu as faim !

Elle feint un sourire. En réalité elle essayait juste d'oublier, d'enfouir tout ça au fond d'elle. C'était bien plus facile que d'affronter les choses et de tourner la page

Woody se contenta d’hocher la tête avec un sourire. Ils s’entendaient sur le fait qu’il manquait de tact, et c’était rafraîchissant de se trouver face à quelqu’un qui ne le contredirait pas quant à ses défauts. Une amie, plutôt. Parce que bien des gens de qui il n’était pas proche se ferait un grand plaisir de lui rappeler tout ce qui faisait de lui une mauvaise personne. C’était peut-être pour cette raison que ses amis voulaient à ce point compenser. Bref, Woody aborda finalement le sujet du VTT, défendant du mieux qu’il le pouvait son propre sport qui s’y faisait parfois comparer en raison des mêmes parcours empruntés alors que ça n’avait pourtant rien à voir. « C’est un vrai thrill. » Déclara Woody, même si c’était effectivement difficile comme le soulevait Annushka. Un faible sourire aux lèvres, son regard se perdit un moment dans ce vide entre eux deux, avant qu’il ne déclare : « Ça me manque beaucoup. » Il avait un jour été champion mondial mais sa retraite avait été prise si tôt qu’on avait presque effacé son nom des mémoires. Les années étaient passées et sa gloire était bien loin derrière, à présent. Woody n’était plus rien, dans ce monde-là. Il soupira presque imperceptiblement. Heureusement que maintenant, il avait de quoi s’accrocher quand même à cette vie qu’il lui restait. À commencer par Freja. « Je te la présenterai avec plaisir. Je pense qu’elle t’apprécierait beaucoup. » Parce qu’Annushka était douce et gentille, à tel point que Freja ne saisirait sans doute pas comment elle pouvait être devenue l’amie de Woody, qui était tout le contraire. Puis, puisqu’ils étaient sur la question de leurs amours, le physiothérapeute demanda des nouvelles de sa relation avec Xavier. Il regretta assez rapidement d’avoir soulevé le sujet, en voyant la réaction de la brunette. Peut-être pour gagner du temps, Annushka s’était levée pour aller chercher le plat qu’elle avait préparé, ce qui lui servit également du parfait prétexte pour changer de sujet. « Je suis désolé, j’avais aucune idée que ça s’était … enfin, terminé, si je comprends bien. Je pensais que vous étiez sur la même longueur d’ondes, que vous vouliez les mêmes choses, tout ça … » Woody n’était jamais très en contrôle lorsque venait le temps de réconforter les autres, alors souvent il choisissait si mal ses mots qu’il remuait plutôt le couteau dans la plaie. « J’suis affamé, oui. » Si elle voulait changer de sujet, ce n’était pas lui qui la forcerait autrement. Il savait ce que c’était que de vouloir éviter certaines confrontations avec soi-même trop douloureuses.  

Annushka sentit son cœur se serrer quand Woody lui déclara que ça lui manquait. Elle se voyait, à sa place, parler de la danse, du fait que ça lui manquait, que les choses ne seraient plus jamais les mêmes. Elle semblait avoir réussi à passer à autre chose pendant un temps mais, comme si la douleur appelait la douleur, sa rupture avec Xavier n'avait que lui rappeler ces douloureux souvenirs, et à quel point elle ne trouvait pas sa place dans le monde.

-Tu... tu ne peux plus en faire, même en loisir ? Je... Je sais à quel point c'est différent, et que ça peut faire mal de se dire qu'on n'aura plus jamais le niveau qu'on avait avant, mais, parfois, ça rappelle aussi de bons souvenirs...

Elle parlait en toute connaissance de cause, Annushka. Elle savait que se remettre à un sport qu'on ne pouvait plus pratiquer de la même façon qu'avant pouvait être à la fois douloureux et réconfortant.
Elle sourit avec tendresse quand, parlant de son amoureuse, il lui promit de la présenter, précisant qu'elle l'apprécierait sûrement. Elle avait encore plus envie de la rencontrer à présent. Il faut dire qu'en plus, elle était un peu curieuse Annushka. Elle se demandait bien qui pouvait avoir ravi le cœur de Woody qui lui semblait pourtant si insaisissable.

-J'ai hâte alors.

Alors qu'il lui retourna la question, Annushka tenta d'éluder le sujet. Mais Woody ne semblait pas prêt à passer si rapidement à autre chose. Elle ne savait pas s'il manquait de tact, s'il essayait de se justifier, ou s'il se disait que ça lui ferait du bien de la faire parler. Mais quoiqu'il en soit, alors que la jeune femme découpait en part les lasagnes végétariennes qu'elle avait préparé, sa main tremblait légèrement. Elle n'avait encore parlé de sa fin de relation avec personne. Et visiblement, elle n'était pas encore prête à le faire.

-Oui, je crois qu'on l'était mais...

Elle haussa les épaules, soupirant, essayant de cacher son trouble comme elle le pouvait.

-Il a décidé que je méritais mieux que lui, qu'il y a des choses qu'il aurait dû m'avouer il y a longtemps et... il ne m'a pas laissé décidé par moi-même si je devais lui en vouloir pour ça. Il est parti.

Les choses étaient décousues. Il y avait peu de chance que Woody comprenne réellement la chronologie des événements mais Annushka n'arrivait pas à ordonner les choses dans sa tête. Posant ses instruments de cuisine, elle essuya les larmes qui commençaient à couler au coin de ses yeux. Il lui manquait, beaucoup. Et elle lui en vouloir, énormément, de ne pas lui avoir laissé son libre arbitre. Mais elle ne voulait pas ressentir toute cette peine, elle voulait juste l'oublier, tout comme elle avait oublié la douleur de sa jambe au moment de cet accident. Mais les blessures mentales, elle le savait, étaient bien plus longues à guérir.

-Je suis désolée, j'ai pas encore réussi à... faire avec.

Woody secoua doucement la tête de gauche à droite lorsqu’Annushka lui demanda s’il ne pouvait pas continuer à en faire, même en loisir. Non, pour lui, le vélo, c’était terminé. Il en avait eu la preuve la dernière fois qu’il avait essayé de descendre en vitesse une pourtant si petite montagne proche de Bowen, il y avait deux années de cela. C’était sous le regard terrifié de sa sœur qu’il avait perdu le contrôle de son guidon et qu’il s’était écrasé au sol après un saut. C’est dans l’ambulance que son espoir s’était évanoui. Il ne pourrait plus jamais remonter comme avant et se croire en sécurité. Il ne le serait plus jamais, en raison de ce corps malade qui l’abandonnait à chaque instant. « C’est même plus une question de niveau … Je pourrais accepter de ne plus jamais avoir le même qu’avant, j’étais au top de ma forme, au top de ma carrière, je ne pourrais sans doute même pas retrouver cette capacité-là même si j’étais en parfaite santé. » Indice que tu ne l’étais pas, en parfaite santé. Que des détails discrets que tu révélais au compte-goutte, peut-être parce qu’avec Annushka, tu te sentais plutôt confortable et, surtout, parce que tu savais qu’elle te comprendrait sans doute mieux que quiconque. Elle était passée par-là, par un autre chemin et en provenance d’un différent endroit, mais la destination était la même : dire adieu à sa passion. Et pour lui, c’était même de dire adieu à toute une partie de sa vie, bientôt. Les deux amis convinrent de bientôt présenter Annushka à Freja, ce qui réjouissait étonnamment Woody, lui qui avait toujours fui toute forme trop sérieuse d’engagement. Il fallait croire que cette fois, c’était peut-être la bonne, s’il ne foutait pas tout en l’air. Puis, il fit l’erreur de mentionner Xavier, ce qui sembla plonger Annushka dans un profond état de tristesse. Malgré cela, le trentenaire posa encore quelques questions, ou plutôt, quelques commentaires l’incitant à parler. Le regard de l’homme se posa sur la main tremblante de la danseuse, tout en l’écoutant. « Wow … Il est juste … parti ? » Mais il ne pouvait pas juger Xavier, Woody, puisqu’au fond il avait fait la même chose à Freja, l’année dernière. Il avait tiré un trait sur eux sans lui demander son avis, sous prétexte qu’elle méritait mieux que lui. Mais pire que Xavier encore, Woody était resté à Bowen, un constant rappel pour Freja qu’ils avaient tout perdu. Heureusement, ils s’étaient retrouvés. Peut-être que si Xavier n’avait pas tout laissé derrière … Bref, en voyant la jeune femme verser quelques larmes, il se leva par réflexe et s’avança jusqu’à elle. « Hey … Viens là. » Il posa sa main sur le manche du couteau qu’il enleva des mains de la brunette pour le reposer sur le comptoir, avant d’enlacer Annushka dans ses bras. « Je suis vraiment désolé. Tu méritais pas ça. Je voulais tellement que ça fonctionne pour toi. » Elle méritait son petit bonheur, Annushka, celui qu’elle voulait vivre à son rythme, comme elle l’entendait.

Annushka regardait Woody avec hésitation. Elle ne savait pas pourquoi il avait arrêté le vélo, elle avait simplement compris qu'il ne pouvait plus. Elle n'avait jamais posé plus de questions, sans doute parce qu'avec sa cheville qui la condamnait à arrêter la danse, elle n'avait pas encore eu tout à fait la tête à s'intéresser aux problèmes des autres. Et elle se sentait soudainement très égoïste.

-Qu'est-ce qui t'a fait arrêter ? Enfin, si tu ne veux pas m'en parler, je comprendrais.

Elle lui sourit, elle était bien placée pour savoir qu'il était difficile de s'ouvrir sur ce genre de sujet, et la moindre des choses était de respecter ça. Elle posa tendrement ses doigts sur la main de Woody, elle voulait seulement qu'il sache que s'il avait besoin d'en parler, elle serait là.

Ils finirent par aborder leurs amours, et inévitablement Xavier. Elle essayait de ne rien laisser paraître, Annushka. Mais elle n'y arrivait pas. Elle ne s'était encore confiée à personne et elle se sentait craquer. Elle n'opposa aucune résistance quand Woody s'approcha d'elle, lui laissant le couteau. Il essayait de la consoler, alors elle resta blottie contre lui, sanglotant silencieusement. Elle pensait tellement que ça marcherait, qu'ils se comprenaient. Mais visiblement Xavier n'était pas du même avis.

-C'est ce que je voulais aussi... Mais, il faut croire que ce n'était pas la bonne personne.

Annushka tentait d'essuyer ses larmes, mais elle avait du mal.

-Oui il est parti... Il est retourné en France, pour chercher sa fille. Mais je pense aussi que c'est parce que comme ça c'est... plus facile. Plus lâche.

Elle n'aurait jamais cru penser une telle chose de Xavier, et encore moins le dire, mais oui, c'était une réalité, il s'était montré lâche envers elle, elle qui l'aimait tant, elle qui pensait que tout irait bien, même si les choses avançaient lentement, à leur rythme. Elle finit par lever les yeux vers Woody, muette quelques secondes.

-Je sais que me morfondre ça ne changera rien, mais j'arrive pas à m'en empêcher...

Un simple sourire, à demi ébauché, apparu sur les lèvres de Woody alors qu’Annushka lui disait que s’il n’avait pas envie de parler des raisons qui l’avaient poussé à arrêter le vélo de montagne. Il était songeur, son regard pensif posé sur sa coupe de vin qu’il faisait légèrement tourner entre ses doigts, le liquide rouge roulant contre la paroi en menaçant parfois de laisser s’échapper quelques gouttes. Tout comme Woody menaçait de déverser le torrent de secrets qu’il gardait en lui depuis tellement longtemps. « Disons que, comme toi, j’ai une condition physique qui ne me le permettait plus. Enfin, pour le moment, j’serais toujours capable de monter à vélo. Mais de faire des compétitions, de pousser autant, ce serait pas prudent. » Il soupira légèrement en relevant le regard vers Annushka, avant de se défiler à nouveau vers sa coupe de vin qu’il porta à ses lèvres. Ce fut finalement au tour de la brunette de se défiler, alors qu’elle se levait pour aller couper les lasagnes entre deux tremblements, semblant vouloir éviter le sujet Xavier. Woody n’avait pas tardé à retrouver la jeune femme et de lui retirer le couteau des mains afin de la prendre dans bras. Elle avait raison, ce que Xavier avait fait, c’était lâche. C’est sans doute ce qu’il aurait fait lui aussi, ou quelque chose de similaire. Parce qu’il était tout aussi lâche. « T’as raison de le penser. C’est vrai qu’il a pris la sortie facile, pour lui, mais il a pas pensé à toi … » Tout comme lui n’avait pas pensé à Freja, à de trop nombreuses reprises. Et à tout ceux qui l’aimaient non plus. Les deux adultes se regardèrent un moment dans les yeux, en silence, avant qu’Annushka ne reprenne la parole. « J’pense que personne ne peut te reprocher de te morfondre dans une situation comme celle-là. Toi non plus, tu ne devrais pas. » Il déposa un baiser sur le dessus de sa tête, l’attirant une seconde fois vers lui pour la consoler un peu encore avant de se détacher d’elle et de lui sourire. « Je m’occupe de couper les lasagnes. Je m’occupe de toi ce soir. » Il lui fit un clin d’œil avant de prendre le couteau et de découper les carrés.