I want to break free . malia

Parfois, il suffit simplement de lâcher prise, de ne plus penser à rien, de laisser le corps prendre les commandes et d’envoyer l’esprit au repos. En tant qu’épicurienne, j’étais particulièrement friande de ces instants là, suspendus, sans conséquences. Il n’y en avait pas tant que ça, au final, quand on faisait les comptes. Mon cœur semblait pulser dans ma poitrine, en rythme avec la musique que crachaient les baffles. Au milieu de la piste, je me libérais totalement, je ne dansais ni pour séduire, ni pour faire une quelconque démonstration. Je dansais pour moi, pour me défouler, pour profiter du moment. Cela faisait très longtemps que n’avais pas évacué comme ça. Cela faisait un bien fou ! Le travail, en ce moment, était plutôt prenant, entre mes cours de littérature au lycée et l’expo que je préparais, j’avais rarement une minute à moi. Même si la peinture, en soi, me réservait des moments privilégiés que je passais seule avec moi-même, en tête à tête avec mon art, j’avais aussi besoin de me détacher un peu. Besoin de souffler. Pour ça, je savais que je pouvais compter sur Malia, elle n’était jamais la dernière quand il était question de s’amuser. Ma gorge commençait à s’asséchait, j’attrapai la main de mon amie et les conduisis jusqu’au bar.
— Tu prends quoi ? C’est ma tournée ! offris-je, On va s’asseoir un peu après ? J’ai besoin de récupérer un peu…

Malia aussi avait besoin de se changer les idées et il n’y avait rien de telle qu’une petite virée entre copines pour ça. J’étais contente qu’elle ait accepté tout de suite acceptée de se joindre à moi pour la soirée. Premièrement parce qu’elle ne rechignait jamais à aller sur la piste de danse et ensuite parce que cela faisait quelque temps que nous n’avions pas papoter toutes les deux, nos horaires de boulots respectifs étant un peu compliqué à gérer. Je souris en entendant son choix de boisson, j’aurais dû m’en douter ! Je me penchai vers un barman drôlement mignon pour passer commande.
— Un mojito et un whisky, écossais, le meilleur que vous avez, s’il vous plait !
Je vivais parfois un peu au dessus de mes moyens mais j’aimais les choses de qualités, ce qui impliquait, dans certains cas, d’y mettre le prix. Je n’avais jamais galéré pour remplir mon frigo sur les fins de mois, c’était ce qui comptait non ? Je payai la note et attrapai les boissons, avant de suivre mon amie sur un canapé libre. Je m’y avachis et trinquai.
— Ma vie ? Mise à part cette expo du tonnerre pour laquelle je suis en train de m’arracher les cheveux, et mes élèves qui n’en ont rien à a faire des livres que je leur donne à lire…pas grand chose. Et toi ?

J’avais encore du mal à réaliser ce qui m’arrivait, j’étais sur un petit nuage malgré la montagne de travail qui m’attendait. Neuf toiles, ce n’était pas une mince affaire. Le sujet, bien que passionnant, n’était par ailleurs pas simple. Eros et Thanatos. J’avais d’ores et déjà quelques idées pour l’adapter à ma peinture semi-abstraites mais j’allais devoir aller puiser au plus profond de mon art pour pondre quelque chose qui sortait un peu de l’ordinaire et me démarquer. C’était à la fois terrifiant et excitant. Au fond…totalement dans le thème. Je remerciai mon amie d’un signe de tête, trinquai fièrement avec elle et bus une gorgée de mon whisky. Je captai le regard du barman et levai mon pouce en l’air pour lui signifier que la boisson était à mon goût. Avec le sourire, je me concentrai à nouveau sur Malia qui évoqua son frère. Portant moi aussi, encore, le deuil de mon père, je savais qu’on ne guérissait jamais vraiment de cette peine. Pour lui témoigner ma compassion, je pressai gentiment sa main.
— Non, on ne guérit pas, mais tu vois…mon père m’a fait promettre de vivre à fond. Je ne dis pas que c’est facile tous les jours, évidemment pas, mais je crois qu’il savait que c’était un bon remède. Un baume plutôt, pour atténuer la douleur.
Mon père avait vécu plusieurs mois en sachant qu’il était condamné et il avait tout fait pour que sa maladie ne soit jamais un poids pour moi, il avait souhaité la même chose pour sa mort. Je ne l’oublierai jamais, c’était certain, mais il m’avait fait promettre d’avancer. Pour Malia, toutefois, c’était un peu différent.
— Mais si t’as besoin de vider ton sac un bon coup, tu sais que je suis là.
Je lui offris un nouveau sourire, avant de prendre une nouvelle gorgée de mon alcool. Je ris à sa remarque sur les hommes.
— N’est-ce pas toujours un drame avec eux ?

C’était tout naturel pour moi de soutenir mon amie si elle en avait besoin, elle n’avait même pas besoin de me le demander en réalité. Souvent, je percevais ce genre de chose, mon père me le disait souvent autrefois. Il pensait que j’avais un sixième sens, un genre d’empathie exacerbé, ou je ne sais quoi. Une sensibilité accrue, bref, quand quelqu’un pleurait, je pleurais aussi. Souvent. Ca marchait à l’inverse aussi. Il n’était pas difficile de me faire rire. J’écoutai Malia raconter son histoire, un sourire sur les lèvres, la tête posée dans ma main que j’avais accoudé au dossier du canapé. Je m’esclaffai quand elle termina sa phrase.
— On ne peut pas s’en passer, dis-je en connaissance de cause, c’est bien ça le problème.
Comme Malia, je ne cachai pas mon intérêt pour les hommes, ni celui que j’avais pour le célibat. J’étais tombée amoureuse, une fois, cela m’avait vacciné. Je n’étais pas contre l’Amour, c’était merveilleux, l’Amour, le vrai, je pensais juste qu’il n’était pas encore fait pour moi. Pas au sens que la plupart des gens l’entendaient. Par contre, je ne me privais pas des plaisirs que la vie avait à offrir et multipliait les amants, certains étaient plus sérieux que d’autres. Les hommes étaient irrésistibles, comment étais-je censée leur résister ?
— Et malheureusement quand les sentiments s’emmêlent, on est foutues.

J’adorais Malia et son parlé « cash ». Peu de gens savaient, comme elle, exprimer si clairement et sans honte le fond de leurs pensées. Evoquer de cette manière des sentiments enfouis n’était pas chose aisée. Ce sentiment d’abandon, pour ma part, je le refoulai même si, comme pour mon amie, il était présent et encore davantage depuis la mort de mon père. Le manque d’intérêt que ma mère avait toujours eu pour moi ne m’avait jamais vraiment blessée, je ne laissais pas cette femme me toucher et ne souhaitais rien à voir à faire avec elle mais cela dit, j’imaginai que cela y participait aussi.
— Ouais, non…sans mecs, c’est pas possible. On serait trop malheureuses ! plaisantai-je. C’est sûr, les sentiments ça fait chier et j’aimerais te dire qu’on peut facilement s’en passer mais c’est pas vrai. On a forcément quelques petites émotions qui se trimbalent, nos cœurs ne sont pas en pierre…
Moi-même, même si je me gardais bien de le dire à voix haute, je nourrissais un sentiment proche de l’Amour pour Azriel et ce depuis que nous avions commencé à nous fréquenter près de huit ans plus tôt. Mais nous fonctionnions parfaitement bien ainsi, avec de l’affection mais sans attache. Ceci dit, je savais pertinemment que cela ne pouvait durer éternellement. Songeuse, je portai mon verre à mes lèvres, avant de constater que j’avais bu ma dernière gorgée de whisky.
— Mince…je vais devoir aller solliciter ce charmant barman pour qu’il apaise ma soif, fis-je avec un clin d’œil à Malia. Il est pas mal, qu’est-ce que t’en dis ?

Je ne pus m’empêcher de lever les yeux au ciel quand Malia évoqua The Writers. Ce blog à tendance diffamatoire, qui dégainait les scandales plus vite que Lucky Luke son colt, ne m’avait jamais vraiment intéressée. Je détestais les racontars. En fait, je n’y accordais aucun crédit, pour la bonne et simple raison qu’ils ne représentaient, pour moi, qu’un seul son de cloche, atrocement faux pas dessus le marché. En règles général, je me fiais toujours à mon propre avis lorsque je rencontrais une personne et préférais me forger moi-même une opinion plutôt que d’écouter les « on-dit ». Quant à ce qui pouvait bien se dire sur moi, cela ne m’avait jamais préoccupé durant ma scolarité, où les ragots étaient monnaie courante, et ça me préoccupait encore beaucoup moins aujourd’hui. Par ailleurs, je trouvais aberrant qu’une femme ne puisse vivre librement sa sexualité, ne pas s’encombrer d’attache sans que cela ne vienne alimenter des messes basses à son encontre. Nous étions en 2019, bordel ! Devait-on encore choisir entre les rôles de nonne, bonne mère ou catin ? Etait-ce à cela que nous étions réduit ? Malia, comme moi, aimait profiter de la vie, s’amuser et se perdre dans les bras de plusieurs hommes, et alors ? Je ne voyais aucun mal à cela. Nous disposions d’un corps pour ressentir les choses, appréhender diverses sensations, un cœur capable d’éprouver mille émotions et un esprit qui nous éveillait aux merveilles du monde ! À mon sens, il était contrenature de ne pas en profiter à fond. Riant à la remarque de Malia sur le barman que, visiblement, nous ne laissions pas indiffèrent, et la suivis au bar où elle passa commande. Mon deuxième whisky arriva et je trinquai pour la deuxième fois de la soirée avec mon amie. Après avoir une gorgé, je soupirai longuement.
— Tu sais, Malia, je crois que c’est de la connerie de te culpabiliser pour ça. T’as le droit de vivre, merde ! T’es canon, t’es jeune…si tu profites pas maintenant, quand le feras-tu ? Et puis tu n’as commis aucun crime que je sache, non ? Quand à tes sentiments, bah…si t’es pas sûre, te prononce pas. Laisse le temps faire son affaire, ça marchera si ça doit marcher, tu crois pas ?

Mettre ses sentiments de côté…je ne connaissais cela que trop bien. Les paroles de Malia résonnaient ainsi parfaitement en moi. Nous n’étions pas bien différente toutes les deux. Pour ma part, j’avais aimé une fois, une fois une seule. C’était du moins ce dont je tâchais de me convaincre. Je n’avais rien contre l’amour, c’était, à mon sens, l’un des plus beaux sentiments du Monde mais il pouvait aussi blesser avec la même violence qu’une lame, aussi préférais-je en user avec parcimonie. Je souris à Malia qui, en levant son verre, avait parfaitement résumé mon état d’esprit.
— Profitons de la vie ! ajoutai-je en claquant mon verre contre le sien pour la énième fois de la soirée.
Je bus mon whisky d’une traite, me brûlant la gorge, puis me levant brusquement.
— On danse ?

L’alcool commençait à se diffuser doucement dans mes veines, une sensation agréable qui me grisait. La danse, par ailleurs, aidait à créer cette euphorie qui prenait tout l’espace, qui m’enveloppait d’une sorte de bulle étanche. Je me sentais intouchable, comme si rien, hormis cette sensation de bonheur pur, ne pouvait m’atteindre. Une émotion certes éphémère mais ô combien douce. Sur l’instant, c’était tout ce dont j’avais besoin. D’insouciance, de lâcher-prise et d’une amie avec qui partager ça. Je me déhanchai en rythme avec la musique, ne pensant plus à rien d’autre qu’à m’amuser, qu’aux mouvements de mes bras et ceux de mes jambes qui se calquaient aux vibrations qui sortaient des baffles et qui enivrait les danseurs sur la piste, Malia et moi compris. Après avoir longuement danser, nous revînmes à notre place en riant. Les pulsations de mon cœur rivalisaient avec un solo de batterie à la Phil Collins, malgré tout, j’étais sur un parfait nuage.
— On bouge ? proposai-je à mon amie, si on passe en ville, je te montrerai la vitrine des la galerie dans laquelle je devrais exposer d’ici quelques mois.