i'm a fucking waste of space ▽ (lys)

i'm a fucking waste of space

Depuis son retour à Bowen, la jeune anglaise aimait retrouver ses anciens endroits fétiches, y passant une bonne partie de son temps libres. Ces endroits étant ceux situés hors du centre-ville, à l'écart de tous ces gens communs semblant suivre un but précis et une vie planifiée, sans angoisse ni vide. Avant le vieux terrain abandonné, parsemé de mauvaises herbes et de carrosseries rouillées, venait la falaise, comme endroit favori dans la petite ville australienne. Effy avait prit son courage à deux mains avant d'entamer la marche qui la mènerait au sommet. Elle avait moins d'énergie qu'autrefois, son corps mince était maintenant réellement maigre, de part les drogues, le manque de sommeil et d'appétit. Mais elle avait tout de même confiance en ses capacités. Et de toute manière, quand elle voulait quelque chose, rien ne l'arrêtait, jusqu'à ce qu'elle l'obtienne.

Une fois au sommet, le soleil heurta de plein fouet le regard d'un bleu incroyable de la jeune femme. Elle eut le souffle coupé, la vue se révélant à elle comme la première fois. Elle en avait oublié sa beauté, la puissance de ce spectacle qui vous saisissait à la gorge et accélérait votre pouls. C'était en tout cas l'effet que faisait cet endroit à Effy, l'océan s'étendant aux pieds de la falaise comme aux pieds du monde. De son monde. Elle, tout au-dessus, surplombant cet horizon qui disparaissait entre le ciel et la mer, à perte de vue, sous un million de rayons de soleil. Elle s'était approchée du bord, sans se soucier des violentes bourrasques qui balayant ses mèches brunes, la bouche entrouverte, ébahie. Se rappelant tous les moments qu'elle avait passé ici, retrouvant les sensations que lui procurait ce lieu particulier. C'était devenu rare qu'elle ressente quelque chose avec autant de force, et elle se délectait de cette sensation.

Me connecter à la Terre était primordiale pour mon art. J’avais depuis longtemps compris que de passer du temps en pleine nature me nourrissait autant qu’un bon repas, m’inspirait autant que les centaines d’illustrations ou de peintures que je pouvais regarder et m’était tout aussi nécessaire que l’air qui entrait dans mes poumons. Vital. C’était presque ça. La pratique de la médiation m’avait, par ailleurs, beaucoup aidée après la mort de mon père, en particulier grâce à ce lien que j’avais avec la nature. J’adorais la ville et les opportunités qu’elle pouvait m’apporter. A Bowen, on pouvait trouver un endroit pour tout à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, mais sa proximité avec les grands espaces était aussi un fort avantage pour moi qui aimait le grand air. Nul besoin de parcourir des kilomètres pour me ressourcer, Mère Nature était presque littéralement à mes pieds.

Je ne travaillais pas au lycée ce jour là, et avait décidé de m’offrir une petite parenthèse en dehors du Monde, ou plutôt en harmonie avec lui, s’il fallait être exacte. Bien que je préférais de loin la peinture à l’huile, pour sa texture, son odeur et son rendu inimitable, j’emportais avec moi une petite palette d’aquarelle ainsi que du papier adapté. Ash, mon husky, courant devant moi, je grimpai jusqu’aux falaises où la vue était imprenable. Je m’installai, inspirai longuement l’air frais et me mis à peindre sans réfléchir.

J’étais assise là depuis un peu plus d’une heure, avait entamé plusieurs dessins quand une silhouette fit son apparition. Une jeune femme, maigrichonne, pour ne pas dire presque cadavérique, qui, avait, elle aussi, sans nuls doutes besoin d’un moment hors du temps s’encadra dans le paysage. Je restais silencieuse un moment, pour ne pas la brusquer, puis au moment où, par curiosité, Ash vint à la rencontre de l’inconnue en reniflant ses chaussures, je décidai de m’avancer.

— C’est magnifique n’est-ce pas ? dis-je à propos de la vue.

Elle était absente, insensible à n'importe quel bruit ou mouvement parasite, se perdant dans la contemplation du spectacle et de son pouls qui battait au rythme du vent sauvage. Il lui fouettait délicieusement le visage, lui rappelant qu'elle était là, bien en vie, dans cet endroit qu'elle affectionnait tout particulièrement et qui l'enveloppait d'une sensation indescriptible. Elle ne savait dire combien de temps elle resta ainsi, debout, les bras le long du corps, à se perdre dans l'océan et le ciel qui s'étendaient à l'infini. Hors du temps. Jusqu'à ce que finalement, un mouvement à ses pieds ne l'arrache à son moment privilégié, la distrayant de la vue pour qu'elle baisse les yeux vers un chien qui tournait autour de ses jambes, curieux. Interloquée, Effy ne broncha pas et regarda autour d'elle pour voir d'où sortait ce chien qui s'intéressait tant à sa personne. Une jeune femme apparut à ce moment dans son champ de vision, alors qu'elle ne l'avait absolument pas remarquée quelques minutes plus tôt. Sans doute qu'elle s'était postée un peu plus loin, et que dans sa redécouverte de l'incroyable vue qu'offrait la falaise, Effy n'y avait pas prêté attention, toute absorbée sur les sentiments que faisaient renaître cet endroit en elle. « Ça faisait longtemps que je n'étais plus venue. J'avais oublié à quel point c'était... » La jolie brune laissa sa phrase en suspens, incapable de trouver un mot approprié, son regard d'un azur perçant rencontrant à nouveau les rayons du soleil qui se reflétaient sur l'immense étendue d'eau à leurs pieds.

J’étais toujours fascinée par le sixième sens des animaux, celui de mon chien en particulier. Il était capable de percevoir des choses qui allaient bien au delà des apparences, qui n’étaient pas palpable et encore moins détectable pour un simple humain. Leur instinct surdéveloppé leur conférait une empathie tout aussi incroyable. Si Ash s’était approché doucement de la jeune fille, sans agressivité, ça n’était pas pour rien. Cette dernière avait petite mine, cela sautait aux yeux. Mon chien avait sans doute cru bien faire en se manifestant de la sorte, probablement avait-il voulu signifier à l’inconnue qu’elle n’était pas seule. Chaque jour, ce canidé, qui avait pourtant subit un manque cruel de compassion de la part de ses anciens maitres qui l’avait lâchement abandonné sur le bord d’une route, m’épatait toujours un peu plus. Il était d’une gentillesse rare et, aujourd’hui, cela me remplissait de fierté. Un sourire accroché au coin des lèvres, je refermai mon carnet de croquis et levai le nez vers la jeune femme.
— Magique ? hasardai-je pour compléter sa phrase.
C’était le mot qui me venait instinctivement en tête lorsque je cherchais à qualifié la vue qui s’étendait sous nos yeux. Il était impossible de ne pas y être sensible tant c’était stupéfiant de beauté. Je laissai mes outils de dessins à côté de moi, dans l’herbe puis me redressai sur mes jambes pour aller à la rencontre de la brune.
— Ca me coupe le souffle à chaque fois que je viens ici, continuai-je. On se sent toute petite, pas vrai ?

Un sourire mince flottait sur les lèvres de la jolie brune, amenant un peu de couleur et de vie à son teint pâle et gris. Elle pencha la tête sur le côté, pas totalement convaincue par le mot employé par la jeune femme à ses côtés. Pour tout dire, elle n’était pas certaine qu’il existe un mot de vocabulaire pour décrire exactement ce que cet endroit lui faisait comme effet, ni son ampleur. « Indescriptible. » souffla-t-elle à la suite de la brune, une lueur apaisée et malicieuse dans le regard lorsqu’elle croisa celui de son interlocutrice, avant de le reposer sur l’horizon qui s’étendait devant leurs yeux. Effy remarqua le matériel que l’inconnue rangea avant de se lever et de se rapprocher. Sans doute était-elle venue ici pour dessiner ce paysage époustouflant, dans cette quiétude qu’on ne particulière qu’on ne pouvait retrouver qu’ici. Elle hocha la tête, approuvant les dires de la brune. Effectivement, l’insignifiance de son existence prenait un certain sens quand elle venait ici. Elle porta son attention sur le chien, qui s’était assis à côté de sa maîtresse, mais observait Effy avec attention, l’air enjoué. Elle venait ici pour se retrouver seule avec elle-même, pour laisser l’ambiance de cet endroit la remplir, combler ses vides. Mais étrangement, ça ne la dérangeait pas autant qu’elle l’aurait cru de tomber sur quelqu’un. Tout dépendait bien sûr d’avec qui elle se trouvait, mais sociable n’était pas le mot qu’on utilisait pour qualifier la journaliste. « T’arrives à rendre justice à cet endroit dans tes dessins ? » fit-elle en désignant le carnet de croquis de la jeune fille. Elle doutait que n’importe quelle œuvre d’art dans le monde puisse recréer ce qui émanait de ce point de vue. Mais elle était tout de même curieuse de voir comment la brune se représentait ce lieu.

Je savais reconnaître une âme brisée quand j’en voyais une. Ou pour le moins, je savais reconnaître une âme perdue, car j’avais l’intime conviction qu’une âme ne se brisait jamais vraiment. C’était mon côté optimiste. Malgré tout, observer la jeune femme était comme observer un oiseau tombé du nid, rien ne disait qu’il ne pourrait plus jamais voler, pour autant, le cheminement pour qu’il ouvre à nouveau ses ailes en toute confiance apparaissait compliqué et semé d’embûches. Pas insurmontable, cela dit. Je ne la connaissais pas et pourtant, j’avais envie de l’aider, sans avoir aucune idée, non plus, de ce qui la rendait si grise. Au minimum, j’avais envie de lui apporter un peu de réconfort, même un cours instant. Ce désir se réveilla, presque mystérieusement, comme à chaque fois qu’un être humain me touchait au cœur. Je n’aurais si dire si c’était le son de sa voix, l’ombre sur son visage, sa posture ou si une énergie spéciale émanait d’elle, mais elle m’intriguait. Mon père, de son vivant, avait tendance à dire que j’étais beaucoup trop empathique, au point que, parfois, les gens me prenaient pour une folle. Je m’en fichais. Encourir le risque de passer pour une timbrée ne me faisait rien ou peu de chose. Je me fichai pas mal de l’opinion que les autres pouvaient avoir sur moi. Ceux qui m’étaient chers savaient qui j’étais réellement, cela me suffisait amplement. Pour le reste, j’agissais à l’instinct. J’avais aussi confiance en celui de mon chien, si Ash s’était approché de la jeune femme, cela n’avait rien d’anodin. Perdue dans ma réflexion, je me tus un moment, avant de me rendre compte que la jeune femme me parlait de dessin. Je ne compris pas immédiatement, avant de me souvenir du carnet de croquis que j’avais à la main.
— Ah ! euh…oui. Non. En fait, je ne reproduis pas exactement ce que j’ai sous les yeux. Je m’en inspire, me gorge de la beauté qui m’entoure et…enfin, c’est bizarre à expliquer mais…disons que le processus créatif est différent à chaque fois…je me laisse porter et puis je vois ce qui me viens. C’est souvent très abstrait et dénué de toute logique, c’est ce que j’aime dans l’art. Ce côté instinctif, presque primaire. Aujourd’hui, par exemple, je suis partie d’une couleur. Il y avait ce violet magnifique tout à l’heure. Je me suis laissée étreindre, j’ai pris mes palettes, mon pinceau et…
Je m’interrompis soudain, puis pouffai avant de me portée ma main à mon visage, confuse.
— Pardon, je…parle beaucoup…trop.
Je grimaçai.
— Quand il est question d’art, c’est plus fort que moi. Mais euh…
Gênée, je ne sus quoi faire d’autres que de lui tendre mon carnet.
— Tu veux voir ?
Sur mon aquarelle du jour, on pouvait voir une tâche violacée, un nuage au départ, qui se transformait en bras. Un bras d’homme sans doute. On distinguait un peu le corps, fondu dans une couleur plus orangé. Ca n’était pas très clair. Je ne savais pas moi même ce que j’avais voulu reproduire ; c’était là toute la beauté de la chose.

Son interlocutrice sembla se perdre un moment dans ses pensées, comme absorbée par un flux d’émotions qu’il était impossible d’identifier en regardant son visage. Effy n’avait rien de quelqu’un d’impatient, toutefois. Elle était plutôt taciturne, discrète, elle n’avait pas besoin d’alimenter une conversation sans arrêt. Pour elle, le silence n’était pas synonyme de malaise, contrairement à ce que pas mal de gens ressentaient. Ou bien était-ce simplement sa présence à elle qui mettait mal à l’aise, ce qui n’était pas improbable. La brune aux courbes fragiles n’y prêtait cependant pas attention. Elle se retrouvait dans ces silences un peu lourds, un peu perturbés. Elle se fondait dedans tel un fantôme, imperturbable, les regardant passer sans s’en soucier. Alors elle se contenta d’attendre une réaction de la brune, décontractée, reposant son regard sur l’horizon, sans aucun empressement. La jeune femme finit par reprendre la parole, un peu perdue, débitant un nombre de paroles impressionnant à la seconde. Ce qui arracha un sourire en coin à la journaliste, indéchiffrable, son regard d’un bleu envoûtant plongé dans celui de son interlocutrice. « Je vois. C’est beau, comme façon de procéder. » commenta Effy sur un ton posé. Elle était plus ou moins certaine que si elle avait fait la même chose, si elle s’était gorgée de ce qui l’entourait pour coucher ça sur papier, le résultat n’aurait été que noirceur et pessimisme. Elle avait ce don de transformer les choses en ruines, en particules toxiques, à recevoir la beauté de plein fouet comme si elle était percutée par un train, pour la renvoyer brisée en mille morceaux. Tout le contraire de ce que devait produire la belle brune face à elle. Effy secoua la tête quand cette dernière s’excusa de parler beaucoup, signifiant que ce n’était rien. D’ordinaire, c’était un comportement qui agaçait quelque peu la jeune femme, surtout quand elle rencontrait la personne et ne connaissait encore rien d’elle. Les gens qui parlaient trop, ça ne lui donnait pas envie d’en apprendre plus sur eux. Leur flot incessant de paroles avait l’effet du bruit d’un bulldozer sur elle, emplissant sa tête, l’oppressant. Trop de bruit, trop d’informations, trop de paroles futiles. Mais certains esprits se démarquaient, dégageaient une aura spéciale autour d’eux, que la brunette captait et qui l’intriguait, allumant une étincelle curieuse dans ses iris azur. Certaines personnes ne parlaient pas pour ne rien dire. « Bien sûr. » fit la journaliste en hochant la tête, prenant le carnet que lui tendait la brune. Son regard perçant parcourut l’aquarelle de la jeune fille avec attention, se perdant dans ces dégradés de couleurs et ces traits qui se mélangeaient en donnant l’impression de ne pas avoir de sens. « C’est chouette. » commenta-t-elle au bout de quelques secondes. Ça pouvait paraître pauvre comme remarque, mais on sentait dans le ton de la jeunette qu’il en était tout autrement. Encore une fois, c’était un constat, et les mots employés dégageaient la force qu’on leur enlevait souvent. Le fait qu’elle soit absorbée par le dessin de la jeune fille suffisait à le faire comprendre.

Ma façon de peindre n’était pas vraiment consciente, du moins pas totalement. Il y avait une part de lâcher prise, d’inconnu total, mais j’adorais ça. Rien ne m’excitait d’avantage qu’une toile vierge. Je ne savais pas toujours à l’avance quelles couleurs j’allais utiliser, quelles techniques et encore moins le rendu final de mes tableaux. La création avait quelque chose de commun avec la magie pour moi. Je magnais mes crayons, mes pinceaux ou mes couteaux comme autant de baguettes magiques et insufflai la vie à une œuvre, comme si j’avais simplement murmurer une quelconque incantation. Je la voyais s’éveiller sous mes yeux, à mesure que j’appliquai mes pigments, prendre de la texture, du corps. Quand je peignais, j’étais totalement connecté avec ce que je faisais, presque dans un état second. Le monde s’écroulait pour ne laisser place qu’au beau. Le champ des possibles complètement ouverts, avec l’imagination pour seules limites. L’émotions, parfois, me submergeait quand je créer. Il m’était déjà arrivé d’essuyer des larmes que je n’avais même pas sentis couler après la réalisation d’une peinture. Cela pouvait paraître complètement fou pour certains et je ne savais d’ailleurs pas vraiment l’expliquer. Il n’y avait rien de comparable, en réalité. Je souris à la jeune femme quand elle commenta mon gribouillage du jour. Il était vrai que l’aquarelle n’était pas ma technique favorite, trop lisse à mon goût, comparée à l’huile qui permettait plus de reliefs, mais j’étais satisfaite de mon dessin du jour. Je repris mon carnet, et le rageai dans mon sac à dos, par terre devant moi, puis me tournai à nouveau vers la jolie brune.
— Je m’appelle Lys, au fait, me présentai-je enfin, et voici Ash...qui t’aime bien, je crois.
Mon chien, discrètement, tournait autour de l’inconnue depuis le début de notre conversation, tâchant d’attirer son attention. Ash n’était pas un chien trop intrusif, au contraire, il laissait en général les gens venir à lui, plutôt que s’imposer à eux.
— Et toi ?

Après avoir longuement suivi chaque détail de l’œuvre de son interlocutrice, Effy l'observa ranger son carnet, un peu écorné, un peu négligé, témoignant de son vécu et des trésors qu'il renfermait à l'intérieur. Le genre d'objet qui avait du sens, ou c'était du moins l'effet que cela produisait sur la jeune anglaise. Elle avait très peu d'attachements matériels, ne conférant que peu d'importance aux objets, mais elle aimait analyser ceux des autres et y entrevoir un bout de leur vie, de leurs rêves, de ce qui leur donnait envie de vivre. Tout ce qu'elle n'avait pas. Pour elle, ce qui importait, c'était sa came. Et les multiples façon dont elle pouvait mutiler son corps, aussi. En-dehors de ça, elle n'était que du vide. Voir cette jeune femme pleine de passion et même de dévotion envers l'art et la beauté des choses lui arrachait un léger sourire, difficile à déchiffrer, parce qu'il décrivait trop d'émotions inextricables et difficiles à décortiquer. Une part de mélancolie en même temps qu'un certain rejet, une pointe d'admiration et d'émerveillement qui se heurtaient au miroir qu'elle représentait, renvoyant une image bien plus sombre, ternie, brisée. La seule chose qu'Eff' aimait produire de ses mains, c'était des collages. De façon assez inexplicable, ça l'apaisait. Mais à nouveau, tout ce que représentaient ces assemblements n'étaient qu'images tristes, grises, la rejoignant dans son mal-être et dans sa peur de la vie et des autres. Lys se présenta, la ramenant à la réalité et lui rappelant par la même occasion l'existence de la boule de poils qui lui tournait autour depuis tout à l'heure. « Je prends ça comme un compliment de sa part, j'ai pas énormément d'affinités avec les animaux, d'habitude. » Ni avec les humains, d'ailleurs, ajouta-t-elle mentalement. Sans doute parce que les animaux pouvaient sentir rapidement qu'elle n'était pas quelqu'un de bien, de sain d'esprit ou de sain pour son entourage. Conclusion que certaines personnes tiraient parfois trop tard après avoir été à son contact. Braves bêtes, plus intelligents et moins audacieux que leur maître, à repérer le danger bien plus vite et à s'en tenir à distance. Ils avaient bien raison. Aussi, l'intérêt de ce chien pour sa personne était plutôt inhabituel, et Effy s'abaissa pour présenter ses doigts délicats à la truffe curieuse. Elle s'attendait déjà à le voir grogner, ça ne l'aurait pas choquée. Mais il se contenta de renifler doucement sa main, et un faible sourire éclaira le visage de la journaliste. Après tout, même les animaux pouvaient se tromper. « Effy. » se présenta à son tour la brunette en se relevant, son regard animé d'une lueur mystérieuse rencontrant à nouveau ceux de la jeune fille.

— Ravie de faire ta connaissance, Effy.
La jeune femme semblait étonnée de l’intérêt que lui portait mon chien, m’expliquant le caractère inhabituel de la chose Le pessimiste à souvent l’habitude de noircir excessivement le tableau. Je l’avais remarqué au lycée où je travaillais, notamment. Les élèves à qui on avait distribué des mauvaises notes durant toute une scolarité, affirmaient souvent d’eux-même qu’ils étaient nuls et qu’on ne pouvait rien tirer d’eux. La plupart du temps, ils en étaient profondément convaincus, cela n’avait rien d’une provocation. Pourquoi penser autrement, c’était ce qu’on leur avait répété toute leur vie. De ce fait, ils devenaient le générateur de leur propre chute, incapable d’avoir une pensée positive pour eux-même et ils finissaient complètement écrasés par les images qu’on leur avait renvoyées toute leur vie. En psychologie, on appelait ça l’effet Pygmalion. Au même titre que l’on peut ancré de bonnes vibrations dans un sujet, en lui répétant qu’il avait tout pour réussir, l’inverse se vérifiait également. Et dans ce cas là, c’était souvent dévastateur. Ainsi, Effy était persuadée au plus profond d’elle-même qu’elle ne pouvait pas susciter l’intérêt d’un être vivant. Peut-être pensait-elle, même, qu’elle ne le méritait pas.
Que les animaux ne l’apprécient pas était sans doute vrai dans la plupart des cas, si elle se refermait complètement et que son désamour pour sa propre personne agissait comme un répulsif. Comment pouvait-on aimé une personne qui ne s’aime pas soi-même ? Les chiens, et les animaux en général, percevaient cela, bien plus que les humains lambdas. Aujourd’hui, la jeune femme que j’avais en face de moi était venue sur les falaises pour trouver une certaine paix, du moins c’était ce que je présumais, elle avait abaissé les barrières, ce qui avait probablement incité Ash à s’aventurer auprès d’elle. Moi aussi, je ressentais une énergie vibrante en cette jeune femme, quelque chose de beau et de terrible à la fois. Quelque chose de puissant qui laissait presqu’un goût sur ma langue. Cela m’inspirait.
— Je vais te paraître bizarre, Effy, et dis-le moi surtout si je te mets mal à l’aise mais…j’ai très envie de te peindre. Est-ce que…tu me laisserais faire ? Ca ne prendrait pas beaucoup de temps et…il y a cette énergie en toi, magnifique, tu n’en as pas conscience je crois. J’aimerais que tu la voies.
C’était soudain. Probablement mal venu, et étrange sans nul doute. Mais je n’expliquai pas ce désir brusque. J’avais besoin de poser ces couleurs sur le papier, j’avais besoin de lui montrer à quel point elle était belle, qu’elle n’était pas si pourrie qu’elle le pensait. Je ne la connaissais pas, je ne savais rien d’elle en réalité, mais ce n’était pas l’important. J’avais pour habitude de ne m’embarrasser que du moment présent, et sous mes yeux, à ce moment particulier, j’avais une fille sublime sous les yeux, et je trouvais dommage qu’elle n’en ait pas conscience.

L'anglaise hocha la tête, son regard brillant et étrangement envoûtant plongé dans celui de Lys suffisant à constituer une réponse en soi. Certes, c'était une rencontre imprévue et un peu déroutante, mais étonnamment pas du tout agaçante. Son interlocutrice n'en avait sans doute pas conscience, mais rien que ça était un exploit. Effy aurait sans doute rebroussé chemin si elle avait aperçu la brunette et son chien un peu plus tôt. Déguerpissant, fuyant la compagnie comme si c'était une maladie sexuellement transmissible. Et encore, elle en avait sûrement moins peur. Cette falaise, ce point de vue, c'était sacré pour elle, et il était difficile d'entrer dans sa bulle sans s'attirer un regard foudroyant. Mais Lys semblait être parvenue à y pénétrer avec une facilité déconcertante. Aucun roulement de yeux, aucun soupir exaspéré, non, la jeune anglaise avait juste accepté la présence de cette fille et de son compagnon à quatre pattes. Elle s'impressionnait elle-même, pour le coup. Y avait peut-être des ondes bizarres par ici, qui brouillait les comportements normaux, genre ceux d'Ash, par exemple. Eff' avait l'habitude de renvoyer une image sombre et inquiétante, en même temps qu'elle exerçait une attraction inexplicable et à laquelle elle ne pouvait rien sur les autres. Elle était comme ça, tout simplement. Rien de traumatisant ne lui était arrivé dans son enfance pour expliquer ses pensées tordues et ses comportements marginaux. Pas de grave perte dans l'enfance, pas de maltraitance, une famille un peu fucked up à la limite, mais rien qui change d'autres familles. Juste un peu trop de drogue, mais là encore, ça ne provenait que d'elle-même, non d'un facteur externe. Non, elle avait grandi dans une famille normale, dans une ville normale, dans une école normale avec des amis normaux, quoi qu'un peu cons. Elle était née comme ça. À l'envers ou de travers, elle ne savait pas trop. Depuis petite, elle avait quelque chose de différent. Sa mère pouvait le voir, même si elle n'en avait jamais parlé. Effy pouvait lire l'amour et une certaine fierté de cette différence dans son regard, quand elle était enfant. Mais il n'y avait rien à dire. Aucune explication, si ce n'est qu'elle était elle-même, avec ce sentiment de ne pas appartenir totalement à ce monde et d'avoir un cerveau qui ne fonctionnait pas comme les autres. Avec le temps, elle s'était habituée. Puis avait été témoin de son pouvoir destructeur, sur elle aussi bien que sur les autres. Au fil des expériences, même si elle se refusait à l'admettre, elle avait développé cette peur-panique de l'abandon. Parce qu'elle comprenait qu'on la laisse derrière. Ils avaient raison de se sauver eux-mêmes, de fuir sa toxicité. Très paradoxalement, quelque part, faire fuir les gens ne lui déplaisait pas. Tout au fond d'elle, la jolie brune était profondément altruiste. Elle avait tant d'amour à donner, mais un amour qui pouvait tout ravager sur son passage. Alors elle préférait qu'il ne s'échappe pas. Elle le conservait bien au fond des méandres de son être, ne le laissant quasiment jamais transparaître, parce que finalement, elle ne voulait pas blesser les autres. Se blesser elle-même, oui, c'en était devenu vivifiant. Mais pas les autres. Elle ne leur montrait pas, mais elle tenait à chacun d'eux et elle se détestait de les faire souffrir, de les abîmer avec toute sa noirceur. Les seules personnes avec qui elle n'avait pas ce problème, c'était les gens aussi barrés qu'elle. Ceux qui étaient au fond du trou, comme elle. Elle ne pouvait pas leur faire plus de mal que ce qu'ils s'infligeaient déjà à eux-mêmes, tout comme elle. Avec eux, elle pouvait se laisser aller à tous ses travers, libérer tous ses démons sans la moindre crainte. Elle pouvait n'en avoir rien à foutre de rien, parce que c'était pareil pour eux. Ils avaient passé le stade d'en avoir quelque chose à faire. La noirceur attire la noirceur.

Un éclair de surprise traversa le regard d'Effy, quand son interlocutrice lui fit part de sa requête. Elle pouvait voir venir beaucoup de choses, mais ça, elle ne s'y attendait vraiment pas. Le bleu perçant de ses yeux contempla un instant ceux de Lys, tandis qu'elle tergiversait, tentant de comprendre ce que la jeune femme voulait saisir en elle. Mais après tout, elle le savait sûrement mieux qu'Effy. « Pourquoi pas, si ça peut te faire plaisir. Mais je doute de parvenir à voir ce que toi tu vois. » répondit la brunette après un petit haussement d'épaules, avec un semblant de sourire ironique. Si Lys et son âme d'artiste pouvait voir quelque chose en elle, Effy ne serait pas celle qui la contredirait. Mais elle était plutôt certaine qu'elle, elle ne verrait rien.

J’avais eu peur qu’elle me prenne pour une folle, et peut-être était-ce le cas mais elle n’en dit rien, ce qui était bon signe, ou dans le pire des cas, au moins celui qu’elle était polie et qu’elle ne souhaitait pas me contrarier, ça m’allait aussi.
— Cool !
Un sourire timide sur les lèvres, je sortis à nouveau mes affaires de mon sac en bandoulière, à savoir du papier, un pinceau à réservoir – il n’était pas top au niveau de la précision et perdait ses poils mais comme pinceau de voyage, il faisait très bien l’affaire – et des aquarelles. Je m’installai par terre, dans l’herbe, en tailleur pour être plus à l’aise.
— Tu n’es pas obligée de rester debout, ni statique d’ailleurs, je ne fais pas ce genre de dessin, figé. J’aime quand ça vit au contraire, quand ça bouge. On peut discuter d’ailleurs, c’est même plutôt recommandé d’ailleurs.
Je plaçai mon carton à dessin en équilibre sur mes genoux, ouvrit ma petite palette. Elle était facilement transportable, mais sa taille ne me permettait pas d’avoir un panel immense de couleurs. Malgré tout, cela me suffisait, je préférai faire mes mélanges de toute façon plutôt que d’appliquer directement la teinte non transformée du godet. C’était cela, à mon sens, qui donnait toute son authenticité à une peinture. Je procédais de la même manière pour l’huile ou l’acrylique. Après un bref regard à la jeune femme, je posai mon pinceau sur le papier épais et commençai mon dessin à main levé. C’était ce que je préférais, laisser parler ma créativité, sans filet. J’apposai du bleu d’abord, vibrant, tirant sur l’azur, c’était la teinte qui m’était venue immédiatement en regardant la brune. Ash vint s’allonger près de moi, je le laissai faire sans trop lui porter attention.
— Tu dis que tu n’es pas venue ici depuis longtemps, tu es de Bowen ? demandai-je à Effy tout en continuant de peindre.

HJ:

Effy observa la jeune femme sortir son attirail, la suivant du regard tel un chat qui fixe un point rouge sur le mur. Le regard concentré, un peu froid, impassible. Pour être franche, l'anglaise ne comprenait pas l'engouement de cette fille pour sa personne, ou tout du moins la représentation qu'elle s'en faisait. Alors elle observait en silence, sans vraiment chercher à comprendre. Lys s'assit à terre, visiblement toute prête à peindre une quelconque représentation de la brunette. Eff' ne bronchait pas, se contentant d'assister à la scène comme si elle y était extérieure. Elle était tout de même un peu curieuse de ce qu'allait pondre la belle artiste, et arqua légèrement un sourcil. C'était bien là une chose qu'elle ne saisissait pas, une essence qui lui échappait, alors que cela semblait faire tout son sens pour son interlocutrice. Même le chien avait l'air de capter quelque chose à tout ça. Ses neurones à lui étaient sûrement plus fonctionnels que ceux d'Effy, abasourdis par la drogue et l'alcool, ceci dit. « Comme tu veux. » marmonna la jeune fille avec désinvolture, avant de sortir une cigarette de son paquet, la glissant entre ses lèvres pâles, et reportant son attention sur le paysage et le soleil chutant vers les flots au fur et à mesure que le temps passait. Taciturne de nature, plus observatrice que sociable, la journaliste garda le silence, détachant simplement son attention de Lys pour tenter de se perdre dans son moment à elle, comme s'il n'y avait personne aux alentours. Elle tira une longue bouffée de cigarette avant de laisser retomber le bras, ceux-ci le long de sa silhouette longiligne. La voix de la brune rompit le silence, lorsqu'elle lui demanda si elle venait d'ici. Un sourire cynique s'installa sur les traits de la jeune femme en même temps qu'un sourire en coin étirait ses lèvres, comme si elle s'amusait d'une blague qu'elle seule pouvait comprendre. Bowen. L'Australie. À l'autre bout du monde de son pays natal. Et aucune idée de si elle se sentait mieux ici que là-bas. À vrai dire, elle ne se sentait sûrement mieux nulle part sur cette planète et ferait mieux de la déserter. « Pas vraiment. » souffla Effy, conservant son expression. « Mais j'y ai été chez moi pendant un temps. Je crois. » Elle tira une nouvelle fois sur la clope, le regard toujours vrillé sur l'horizon, une légère brise agitant ses mèches brunes. « C'était dans une autre vie. » conclut-elle finalement en se tournant enfin vers Lys, son regard bleu transperçant le sien, un simple sourire au bout des lèvres.

L’eau colorée imbibait les fibres du papier, suivant le tracé de mon pinceau, lui même guidé par mon inspiration. Cette force créatrice qui jaillissait à travers mes doigts chaque fois que je me mettais à peindre et qui m’emplissait d’un bonheur incommensurable. Je plongeai la pointe dans ma réserve d’eau, laissant des volutes azur remonter jusqu’à la surface, puis je choisi dans ma palette un vert proche de l’émeraude, plus foncé peut-être, comme de la malachite et repris mon dessin. L’aquarelle ne me permettait pas la même créativité que l’huile ; ce n’était pas moins bien, mais simplement différent. Avec la peinture à l’huile, j’aimais l’ajout de matière, je sculptai presque la couleur, tandis que l’aquarelle demandait plus de délicatesse et un savoir faire qui demandait de savoir doser l’eau et la couleur. Trop d’eau pouvait abimé le papier, et donc la création, trop peu, en revanche ne permettrait pas à la peinture de révéler son plus bel éclat. Malgré tout, au bout de quelques courtes minutes, le portrait de la jeune femme commençait à prendre vie.
— Je te comprends, dis-je à Effy quand elle évoqua l’idée que Bowen avait un jour été ce qui se rapprochait d’un foyer pour elle, je suis née et j’ai grandi ici, et même si j’ai un peu voyagé après le décès de mon père, il n’y aucun endroit au monde où je me sente chez moi comme ici. Bowen a une énergie spéciale qu’on ne peut pas nier.
J’ajoutai les dernières couches de couleur avant de déposer mon carnet sur le côté, le temps de le laisser sécher. Je rangeai mon pinceau, ma palette et vidai l’eau dans l’herbe. Je me redressai et détachai finalement ma peinture pour venir l’offrir à l’inconnue.
— C’est pas grand chose, mais cela m’a fait plaisir de te peindre. En espérant que cela te réchauffe le cœur, ne serait-ce qu’un peu.
Ash qui avait compris que nous étions sur le point de reprendre la route et me tournait autour pour manifester son impatience. Je caressai doucement la tête de mon chien puis souris à la jeune femme.
— J’ai été ravie de te rencontrer, Effy. Prends soin de toi, surtout !
Je la saluai, enfin, puis tournai les talons, sifflant Ash pour qu’il me suive.

fin