it will run you down, so you can't crawl no more (aaron)

Ce matin, tes enfants étaient surexcités. Déjà parce que leur grand-mère leur avait préparé des gaufres pour le petit-déjeuner mais surtout, surtout, parce qu’Aaron allait passer une bonne partie de la journée à la maison, avec Cosima qui était en visite à Bowen. À chaque fois que Cosima était en ville, Miro et Lowanna devenaient complètement fous à l’idée de revoir celles qu’ils considéraient comme leur cousine alors qu'ils savaient fort bien qu’ils n’avaient aucun lien de parenté. Aaron et toi, ça vous faisait surtout plaisir à voir, et pour toi la différence n’était pas bien grande puisque tu considérais Aaron comme le frère que t’avais jamais eu. Enfin, que t’avais jamais eu jusqu’à ce que tu rencontres ton demi-frère Léo mais ça, c’était une histoire complètement différente et ce n’était pas le moment d’y songer. Tu savais qu’Aaron avait eu des derniers mois assez mouvementés, aucunement pour le meilleur d’ailleurs, alors tu lui avais proposé de passer faire un tour chez toi pour que vous puissiez passer du temps ensemble. Le prétexte parfait avait été la présence de Cosima, parce que tu savais qu’elle manquait énormément à Miro et Lowa. Pour une fois que vous vous verriez dans un autre contexte qu’autour d’une bière, Aaron et toi, tu en profiterais certainement pour le faire parler un peu. Tu savais qu’il n’était pas du genre à s’épandre sur ses problèmes mais tu savais également que s’il ne le faisait pas, un jour ou l’autre, il allait exploser. Et un Aaron qui explose, franchement, tu ne le souhaitais à personne. Toi-même tu n’arriverais sans doute pas à le contenir, à le gérer, toi qui le connaissais mieux que tellement de gens autour de vous. Il était ton meilleur ami après tout et ce, depuis qu’il avait débarqué dans ta vie avec son gros moteur de moto et son amour pour la bière. La sonnette retentit enfin à l’entrée et un sourire se dessina sur ton visage quand tu vis tes enfants se lever en sautant et en criant avant d’aller ouvrir la porte. Tu n’étais pas bien loin derrière, accueillant Aaron et Cosima au second plan. « Salut vous deux ! Rentrez, et ne vous gênez pas pour les pousser, ils vont pas se tasser. » Lâchas-tu dans un rire en constatant que tes deux enfants, tellement animés par leur joie mal contenue, bloquaient carrément le passage vers le petit hall d’entrée de votre maison centenaire.

T’étais allé le voir presqu’à tous les jours, Aaron, à l’hôpital. Parfois pendant une bonne heure à lui raconter tout ce qui te passait par la tête, parfois juste en coup de vent pour lui montrer que t’étais là, que tu pensais toujours à lui, et surtout que tu ne lâchais pas. T’avais parfois subtilement amené une bière avec toi, pour trinquer avec lui et en te disant, avec humour, que l’odeur allait peut-être le motiver à revenir. À vous revenir. Vous, oui, parce que t’étais venu avec Miro et Lowanna à quelques reprises aussi, parce qu’ils insistaient pour voir leur oncle Aaron. T’aurais voulu les préserver de cette image-là, de cet homme assoupi et branché à bien trop de fils, mais tu savais aussi que si tu voulais que tes enfants soient forts, ils devaient être prêts à affronter de telles situations. Alors tu t’étais montré le plus honnête avec eux concernant le rétablissement de ton meilleur ami, et pour ton plus grand bonheur, il ne t’avait pas obligé à leur annoncer son départ de ce monde. Ça les aurait brisés, mais toi encore plus. Tu savais que le réveil d’Aaron n’avait pas été facile, et les semaines qui avaient suivi encore moins, alors tu t’efforçais d’être là pour lui, autant pour lui changer les idées que pour l’écouter. C’était surtout la première option qui s’était présentée jusqu’à présent, mais t’avais l’impression que ton meilleur ami exploserait tôt ou tard, s’il ne laissait pas un peu de la pression sortir de lui. Ce soir, donc, pendant que Cosima s’amuserait avec Miro et Lowa, tu comptais bien le sortir de sa torpeur en lui faisant réaliser qu’il n’avancerait pas s’il continuait à tourner en rond. La vie lui avait donné une seconde chance ; qu’il ne la balance pas par-dessus bord. Pendant que tu réfléchissais à tout ça, on sonna à la porte, et tes deux enfants accoururent pour accueillir Aaron et Cosima. Tu ris en voyant ton ami attraper Miro pour l’écarter du chemin, hautement perché par-dessus son épaule. Tu ébouriffas les cheveux de ton garçon lorsqu’il retrouva contact avec le sol, avant de te pencher vers Cosima pour lui faire la bise. Tu tapas à ton tour – amicalement, toujours ! – l’épaule d’Aaron. « Content de t’revoir aussi, bro’. Tu reprends des forces, ça paraît. » Après tout, après autant de temps dans le coma, il était normal qu’il ait eu du mal à reprendre le dessus sur son corps trop longtemps léthargique. Aaron te demanda alors ce qu’il avait raté pendant sa sieste. « Yo. J’ai eu le temps de changer trois fois de boulot. T’es parti trop longtemps, mec. » Tu souris, mais ton sourire s’estompa assez vite parce que tu savais qu’Aaron pensait à ce qui s’était passé pendant son coma, de son côté à lui. Tu savais qu’il avait perdu celle qu’il considérait comme une sœur, une sœur de cœur, mais aussi que ce n’était pas le seul abandon qu’il avait sur le cœur. Tu lui fis signe de te suivre quand il te demanda si t’avais de la bière. « Tu me prends pour qui ? » Tu ouvris ton frigo pour en sortir deux bières fortes, et tu les posas sur le comptoir pour les ouvrir. T’en tendis une à ton ami, avant de cogner ta bouteille contre la sienne. « Je sais que t’as subi de gros coups ces derniers temps, Aaron. Mais tu vas t’en remettre. De tout. » Avec une fille aimante et exceptionnelle comme Cosima, avec tes enfants qui l’aimaient comme un membre de leur famille, avec toi qui ne le lâcherais jamais, et tous ses autres amis, Aaron était au moins bien entouré pour affronter les épreuves que la vie lui jetait en pleine gueule.

Le regard brillant comme à ton habitude, tu ris alors qu’Aaron se frappa le torse comme Tarzan pour te prouver qu’il était en pleine forme. C’était pourtant toi, qui avais des allures de Tarzan. « C’était peut-être juste le repos qu’il te fallait après toutes ces nuits à te coucher trop tard parce que t’étais avec moi en train de boire de la bière. J’vais te ménager, maintenant, j’ai plus le choix. » Dis-tu en riant en sachant fort bien que tu ne respecterais pas ce pacte-là. Aaron et toi, ça faisait partie de vos rituels, de sortir parfois les soirs de semaine pour décompresser après le boulot, avant que tu ne rentres retrouver les enfants. Heureusement qu’Althea et ta mère étaient là d’ailleurs, pour passer du temps avec Miro et Lowanna quand tu décidais de jouer aux irresponsables avec Aaron. En même temps, vous aviez bien le droit de décrocher un peu de ce monde qui n’était pas toujours facile sur vous. Ta mère et ta baby-sitter le comprenaient, ça. Tu offris finalement une bière à ton pote et t’en pris une pour toi, aussi, te souciant bien peu de l’heure qu’il était. S’il était passé midi, c’était legit. En prenant place sur une chaise, en diagonal d’Aaron, tu posas la bouteille brune sur la surface de la table et plantas ton regard sérieux dans celui de ton ami. Avec ta cicatrice qui te traversait le sourcil, ça te donne l’air encore plus convaincant alors que tu lui disais qu’il allait s’en remettre. De tout ce qu’il avait enduré. T’avais besoin qu’Aaron y croit, t’avais besoin de le voir regagner espoir. Pourtant, tu sentais à son regard rond et vide, que t’étais peut-être en train de le perdre, ton meilleur ami. À peine retrouvé et déjà tu le sentais glisser. « T’avais beau être préparé, Aaron, j’suis bien placé pour savoir que ça fait mal. » Tu marquas une pause, regardant tes deux enfants que tu désignas d’un coup de menton. D’une voix un peu plus basse, tu dis : « J’le voyais bien venir, que leur mère était sur le point de partir, y’a six ans. J’la sentais se distancer non seulement de moi, mais d’eux aussi. Alors quand elle fait ses valises, j’aurais dû ne pas être surpris, j’aurais dû ne pas avoir mal puisque j’m’y étais préparé. Et pourtant je pense que j’ai jamais eu aussi mal de toute ma vie. » Pour toi aussi, les femmes venaient avec leurs lots de problèmes. T’avais plus tout à fait confiance non plus, la preuve, t’avais jamais laissé une femme rentrer dans ton cœur depuis que ton ex-conjointe t’avait quitté. Puis, voulant changer de sujet encore une fois, Aaron te parla de conventions sur les motos ou d’excursions en bande de motards, ce genre d’activités auxquelles vous vous adonniez par pur plaisir et passion. « J’crois qu’à la mi-juin, ouais, y’a un groupe qui s’tape la A1 de Rockhampton à Cairns. On n’aurait qu’à embarquer avec eux quand ils passeront à Bowen. Ça te tente ? » Ce serait peut-être compliqué pour toi, ça signifiait prendre trois jours de congé peut-être, et aussi de demander à ta mère de garder les enfants pour tout ce temps, mais t’avais l’impression que ça ferait un grand bien à Aaron. Et puis, le retour aux sources, avec la bière, la moto, la route, tu pouvais pas dire que ça ne t’enchantait pas, toi aussi.

Bien évidemment que ce n’était pas vrai. T’avais justement vraiment hâte qu’Aaron soit complètement rétabli pour que vous puissiez recommencer à sortir quelques soirs par semaine. Ton meilleur ami t’offrait à chaque fois ces rares occasions de réellement te laisser aller, sans avoir à songer à tes enfants, à tes problèmes d’argent, à ces boulots que t’enchaînais à un rythme affolant parce que tu ne te plaisais nulle part. Avec Aaron, t’avais parfois l’impression d’avoir vingt ans à nouveau, à boire de la bière et à partir à moto sans but, laissant les paysages défiler jusqu’à ce que la route vous ramène à la maison. T’échangerais ça pour rien au monde, et tu remerciais la vie d’avoir mis cet homme sur ton chemin. Vous étiez faits pour former ce duo un peu étrange mais ô combien attachant. Toutefois, malgré vos conneries, vous étiez aussi très capables d’avoir un ton plus sérieux lorsqu’il le fallait. Et là, t’avais l’impression qu’il le fallait. Tu sentais qu’Aaron était perdu dans sa tête, peut-être même dans son cœur, et tu ne pus t’empêcher de lui partager ta propre expérience, même s’il la connaissait déjà. Parfois, de l’entendre sous un autre angle, ça pouvait peut-être l’aider. Mais Aaron changea de sujet aussi vite que possible, te parlant de moto, cette passion commune qui vous animait à chaque fois. Tu lui proposas cette randonnée le long de la A1 que t’avais vue passer comme annonce dans les groupes de motards. « Ouais ça va être top. » Tu souris. « Laisse-moi juste voir si ma mère et Althea peuvent s’alterner pour garder Lowa et Miro et j’te confirmerai le tout. Il devrait pas y’avoir de problème. » T’avais déjà hâte et t’espérais pouvoir te libérer de ton travail, aussi. Au pire, t’aurais qu’à le lâcher, ce ne serait pas la première fois. Il fallait juste que tu retrouves autre chose après et ça, c’était toujours un peu stressant comme période d’ajustement. Pendant ce temps, Aaron buvait de sa bière les yeux fermés, avant de réaliser quelque chose. Tu fronças les sourcils. « Quoi ? » Demandas-tu seulement. À lui d’en venir au but. Aaron avala de grosses gorgées de courage, avant de te parler de Tiffany. « Tu sais pas que c’est ça qui s’est passé, Aaron. Elle avait peut-être ses raisons de partir. » Tout comme la mère de tes enfants avaient eu ses raisons. Mais certes, le fait que Tiffany se soit barrée sans rien dire, ça, c’était plutôt difficile à encaisser. « Un vaccin contre l’amour ? » Demandas-tu avec un léger sourire amusé, les sourcils haussés, mais si tu savais qu’Aaron était vraiment dans le mal. « Come on, bro’. T’as pas été con. Tiffany était peut-être pas la bonne au bout du compte mais t’as pas été aveugle, au contraire, c’est vrai que cette fille avait tout pour plaire à des mecs comme nous. » Désolé de tourner le couteau dans la plaie. Tu souris lorsqu’Aaron affirma qu’il arrêterait définitivement de parler aux femmes. « Si tu le dis. » Alors tu levas ta bière. « À la bière, aux motos, à nous deux, et à l’absence de femmes dans nos vies ! » Lowanna et Cosima vous jetèrent des regards un peu dubitatifs.