empty (talisa)

C’était terminé, entre Freja et Woody, peut-être pour de bon cette fois. C’était la première fois que ça ne se terminait pas en pleurs et en cris, la première fois qu’ils ne se criaient pas des horreurs avant de fermer la porte, la première fois qu’ils ne mettaient pas des mots sur ce qu’ils étaient en train de terminer. Peut-être était-ce là le plus effrayant dans cette rupture. Qu’elle ait autant un arrière-goût d’adieu. Et si Woody avait fait la promesse à la norvégienne de prendre soin de lui, et s’il avait voulu essayer d’être quelqu’un de meilleur cette fois, la réalité le rattrapa bien vite. Bien trop vite. Il avait passé les dernières journées à se torturer en pensant à l’enfant qu’ils avaient perdu, au futur tellement différent qu’ils auraient pu avoir si Freja avait mené sa grossesse à terme. Quand ils l’auraient appris, qu’elle était enceinte, c’aurait été difficile, mais Woody ne pouvait s’empêcher de croire qu’à quelque part, ça les aurait sauvés. Au lieu de ça, ils avaient appris l’existence de leur bébé au moment même où ils le perdaient. C’était injuste. Et c’est cette injustice qui avait finalement convaincu Woody que peu importe les efforts qu’il pouvait faire, la vie ne lui rendrait jamais les choses faciles. C’était bien clair à présent. Il s’était donc rendu dans une boîte de nuit, endroit qu’il ne fréquentait pourtant plus depuis des lustres, et il avait laissé son esprit se taire sous le poids de la musique trop forte. Il avait laissé ses idées s’embrouiller sous l’effet de l’alcool ingurgité trop rapidement et en trop grande quantité. Dangereux mélange avec les médicaments qu’il prenait pour sa maladie, Woody perdit un peu la carte, ce soir-là. Alors quand il tourna d’un peu trop près autour de la copine d’un mec, la bagarre fut déclenchée. Il avait l’habitude que ses poings frappent, désormais. C’était presque chose du quotidien. Mais il avait tellement peu d’équilibre et de contrôle que bien vite c’est lui qui se retrouva en position d’infériorité, son visage transformé en bain de sang alors qu’il recevait les coups de l’autre. Bien vite, on les sépara et on les jeta chacun de leur côté de la boîte de nuit, l’autre à l’avant, lui dans la ruelle arrière, parmi les déchets, parce que c’était bien ce qu’il était.

Chancelant, Woody fit à peine quelques pas dans la ruelle avant de se laisser s’écraser au sol. Il n’avait même pas cherché à se retenir. Il n’avait même pas voulu tenter de rester debout. Ses genoux furent son premier contact avec le ciment, ce qui laisserait inévitablement des ecchymoses sur sa peau, puis il se laissa tomber sur le côté, le monde tout autour de lui tournant bien trop vite pour qu’il puisse s’accrocher à quoi que ce soit. Les images ne faisaient plus aucun sens, le sang coulait sur ses paupières et brouillait davantage sa vue, et son esprit s’embrumait d’un attrayant sommeil dans lequel il aurait voulu s’oublier. Malheureusement, il y aurait toujours quelqu’un pour secouer les épaules, lui sommer de se réveiller, même quand il n’avait plus personne, la vie trouvait toujours le moyen de le garder ici pour le faire souffrir encore un peu plus longtemps. Une voix féminine lui demanda s’il l’entendait, le secouant du même coup. Un simple gémissement de douleur traversa ses lèvres au moment où elle posait deux doigts sur son cou. Était-il mal en point jusqu’à s’en demander s’il respirait toujours ? S’il vivait toujours ? « J’ai pas b’soin d’aide ! » Se défendit Woody, la fluidité de ses mots mise à l’épreuve par la quantité d’alcool ingérée et tous les coups reçus à la tête. Il tenta de repousser la jeune femme agenouillée auprès de lui, mais son bras n’arriva même pas à l’effleurer. Il avait juste la main tendue vers le vide. « J’ai b’soin de personne. » Souffla-t-il, les sourcils froncés en raison de la douleur. « Laisse-moi. » Woody essaya de se relever par lui-même, ses étourdissements reprenant de plus belle une fois légèrement redressé sur ses coudes. Il tenta de rouvrir les yeux, posant ceux-ci sur la jeune femme à ses côtés. Il arrivait à peine à discerner son visage à travers ce voile de brouillard.

Elle ricanait, ironique, et d’une voix dure et froide, elle lui balança qu’il avait de la chance qu’elle soit de bonne humeur. À son tour, Woody laissa un rire des plus sarcastiques s’échapper d’entre ses lèvres. Il aurait toujours la force pour se moquer, il aurait toujours la force pour rire des autres, de l’incohérence de l’Homme. « C’est ça que t’appelle être de bonne humeur ? J’aimerais pas te voir quand ce n’est pas le cas … » Fit-il remarquer. Peut-être qu’il serait dans un bien pire état, s’il était tombé sur une mauvaise journée de cette jeune femme. Après tout, elle était là, agenouillée à ses côtés, prête à l’aider alors qu’elle n’avait absolument aucune idée de qui elle était. Et lui l’envoyait chier à coup de rires, d’insultes et de froideur. Alors que Woody tenta de la repousser une bonne fois pour toute de sa main, cette dernière demeura plutôt pendue dans les airs, incapable de trouver sa victime. La jeune femme renversa les rôles en faisant de Woody la sienne, emprisonnant sa main entre ses doigts fins. « Tu devrais pas t’en mêler. T’aurais dû rester à l’intérieur … or wherever you came from. » Parce qu’elle était juste sortie de nulle part, un espoir dans sa détresse, une mince lumière dans la noirceur, mais il n’arrivait pas encore à le discerner, ça, Woody. Il avait le regard voilé par le sang, mais aussi par la honte et le chagrin. La jeune femme ne démordait pas, et passa même sa main libre dans son dos pour l’aider à se tenir droit, et éventuellement à sa relever. « M’dis pas des choses comme ça, ça va p’t’être juste me motiver à t’vomir dessus. » Preuve d’à quel point il était bas, Woody, à presque souhaiter qu’on l’achève pour qu’il en finisse enfin. La jeune femme lui ordonna de se tenir à elle pendant qu’elle l’aider à se lever. Il hocha la tête, parce qu’il avait l’impression qu’il n’avait pas trop le choix. Peut-être qu’une fois debout, elle le lâcherait, elle partirait. « Ok. J’suis prêt. » Et tous les deux en y mettant leur force, ils hissèrent le corps lourd et faible de Woody jusqu’à ce qu’il se tienne sur ses deux pieds, chancelant. « Merci. Tu peux y aller maintenant, c’est bon t’as fait ta bonne action, j’vais me trouver un taxi et aller à l’urgence. » Ou pas.

Il n’était pas en état de répliquer comme il l’aurait fait à son habitude, Woody, et pourtant il tentait tout de même de la repousser comme il savait si bien le faire : en étant un parfait connard. Son sens de la répartie n’était pas autant aiguisé que lorsqu’il avait toute sa tête, mais il était encore capable de raisonner assez pour savoir que cette femme, aussi gentille et généreuse de son temps soit elle, ne voudrait certainement pas le recroiser après ce soir. « J’n’y compte pas. » Répondit-il donc lorsque la brunette lui demanda s’il avait compris que lorsqu’ils se recroiseraient, elle sera bien moins douce. Woody lui-même ne savait pas comment interpréter ses propres paroles, à savoir s’il ne comptait pas la recroiser elle spécifiquement, ou n’importe qui en général. Cette seconde alternative était bien plus noire, bien plus triste, et pourtant elle rôdait tout autour des réflexions de l’homme, ces temps-ci. La jeune femme emprisonna finalement sa main dans la sienne, le réduisant à un état de détenu face à celle qui se présentait pourtant comme sa salvatrice. Lorsqu’elle lui demanda où était le mal, Woody plongea son regard sombre dans le sien, celui qu’il arrivait de mieux en mieux à discerner malgré ses étourdissements et malgré la pénombre. « Il est juste devant toi. » Le mal, c’était lui. « C’est pour ça que t’aurais dû garder tes distances. » Mais il semblait être trop tard, elle s’était rentrée dans la tête qu’elle l’aiderait et elle le fit. Elle l’aida à se relever, difficilement, lui qui titubait par manque d’équilibre à peine debout. La brunette ne le lâcha pas ; elle était cette béquille sans qui il se serait effondré au sol à nouveau. Pourtant, il s’entêtait à hurler qu’il n’avait besoin de personne, Woody. « Fine. Si c’est la seule manière de te faire taire … » Il était injuste, complètement injuste, avec l’une des seules personnes prête à lui tendre la main. Il la suivit donc vers la rue principale, où ils se hélèrent un taxi. Ou plutôt, c’est elle qui se chargea d’en accoster un. « Allons chez moi. J’sais pas si t’habites avec des gens ou d’quoi mais moi je suis seul, et j’préfère ne pas avoir à croiser qui que ce soit d’autre … » J’ai déjà bien assez de toi, pensa-t-il.

Woody haussa les épaules, nonchalamment. Si elle était exaspérée, lui, il était juste habitué. « T’es ni la première ni la dernière personne à me dire ça. » Souffla-t-il, je-m’en-foutiste. Au point où il en était, il n’en avait que faire des comportements que les gens adoptaient à son égard. Il avait la moitié de la ville à dos, alors une personne de plus ou de moins, franchement, ça ne changerait plus rien. Woody se laissait juste couler, doucement sombrer, et moins il avait de mains tendues vers lui pour tenter de le sauver de lui-même, plus vite il se noierait dans la noirceur. Peut-être était-ce ce qu’il cherchait vraiment, au fond. Se laisser submerger par le mal qui faisait écho en lui, par ces démons qui s’acharnaient à détruire tout ce qu’il touchait. Et alors que l’homme affirmait que le mal, c’était lui, ses paroles semblèrent résonner avec force dans la tête de la brunette puisqu’elle lui interdit de dire de pareilles choses. « Pourquoi certainement pas moi ? Tu m’connais même pas. Si tu savais c’que je suis et c’que je fais, tu serais pas là. » Il s’entêtait, Woody, à la repousser, à lui faire comprendre qu’elle perdait son temps avec lui. Qu’elle perdait peut-être même un peu plus que ça, lui qui semblait retirer le bonheur aux autres, l’aspirant dans son tourbillon noir. « J’ai pourtant dit que j’avais pas besoin de toi. » Lui rappela Woody alors qu’elle affirmait qu’elle ne gardait pas ses distances dans des moments pareils. Elle réussit tout de même, la tête de mule, à le reconduire jusqu’à la rue principale et à le faire rentrer dans un taxi à ses côtés. Il n’avait plus toute sa tête, Woody, autant à cause de l’alcool que des coups qu’il s’était pris. Il n’avait pas la force de se battre contre elle, pas même avec les mots. Il donna son adresse au chauffeur et ferma les yeux, tête appuyée contre la banquette arrière. Il sentait le corps de la jeune femme près du sien, elle avait pris la place du milieu alors qu’elle aurait pu se mettre tout contre l’autre fenêtre, loin de lui. Lorsqu’ils arrivèrent devant la maison du trentenaire, ce dernier se réveilla doucement alors que la jeune femme cherchait à l’aider à sortir. Une fois devant la porte close, la brunette s’impatienta. Trop occupé à fouiller ses poches, il ne remarqua pas son sourire. « J’cherche mes clés, calm down, fuck. De toute façon, j’suis chez moi maintenant, c’est bon, t’as réussi ta putain de mission, tu peux partir maintenant. » Il trouva enfin ses clés, qu’il peina à insérer dans la serrure, les échappant à deux reprises.

Woody ne comprenait pas ce qui motivait une bonne partie des gens de Bowen à s’aveugler autant face au mal. Était-ce de l’imprudence, ou une stupidité incommensurable ? Il était là, à leur montrer son vrai visage sans cachette, et les autres s’entêtaient à dire qu’il était beau, qu’il était bon. Sara, Freja, Annushka, Bessie, et maintenant cette parfaite inconnue qui n’avait aucune raison de croire qu’un homme bien se cachait sous cette froideur. Heureusement que d’autres, plus sensés, étaient là pour lui rappeler qu’on tentait de le réconforter à coup de douces illusions, mais qu’il était bel et bien le moins que rien qu’il imaginait être. « Compris, chef. D’toute façon ça sert à rien d’répondre à des foutaises du genre. » Voir dans ses yeux qu’il n’était pas mauvais, ha ! Ça lui soutirait un léger sourire d’amusement mal placé. Obéissant toutefois avec grand plaisir aux ordres de la jeune femme, Woody garda le silence pendant tout le trajet de taxi après avoir indiqué son adresse au chauffeur. Ce n’est que devant sa porte, juste avant qu’elle n’ouvre pour lui la porte d’entrée, que les attaques reprirent de plus belle. « Pas quand j’essaie de faire passer un message. » Répondit Woody à la brunette quand elle lui demanda s’il se la fermait, parfois. Son message, au trentenaire, c’était qu’elle pouvait foutre le camp et le laisser seul dans sa misère, et même s’il se pensait plutôt clair, elle ne semblait pas le recevoir. Quand elle lui demanda son prénom, Woody soupira, avant d’aller se laisser tomber sur son canapé, tête inclinée vers l’arrière. Il y aurait probablement du sang partout sur le tissu. Il n’en avait franchement rien à faire. « Woody. » Souffla-t-il. « Mon prénom c’est Woody. » Répéta-t-il d’une voix endormie. Et les yeux clos, le corps allongé, il sentait les effets de l’alcool, de ses médicaments pour sa maladie et des coups reçus à sa tête, lentement l’envelopper dans un menaçant brouillard.

Poussé pour rentrer dans sa propre maison, Woody faillit se prendre les pieds dans le tapis d’entrée et se retrouver par terre, mais il reprit miraculeusement son équilibre. Probablement parce qu’ils n’en avaient pas fini de se faire chier mutuellement. Il n’avait pas dit son dernier mot et elle non plus. « Tu commences à comprendre, c’est bien, bravo ! C’est ce que je m’évertue à t’dire depuis tout à l’heure, que je suis qu’un con, qu’un pourri ! » Lâcha l’homme en levant les bras. Puis, il se traîna les pieds jusqu’au salon pour se laisser tomber sur le divan, tel un corps sans vie. Il arriva quand même à prononcer son prénom, et celui de Talisa lui parvint comme un murmure lointain dans ses oreilles. « Talisa … » Répéta-t-il d’une voix endormie. Il entendit le bruit de ses pas s’évanouir et le silence l’enveloppa. Assez que son esprit s’embrouilla et le tira vers le sommeil. Malheureusement, ce moment de paix et de calme ne dura pas très longtemps, parce que la brunette revint quelques minutes plus tard et commença à désinfecter ses plaies. Woody grimaça, extirpé de son état de quiétude. « Fuck that hurts. » Elle s’excusa mais elle n’en pensait pas un seul mot. Woody rouvrit les yeux pour la fusiller du regard, la douleur l’ayant rapidement ramené en contact avec la réalité. « Ouais, mon cul que t’es désolée, ça doit être jouissif pour toi. » Grogna-t-il.

La main de la jeune femme vint s’écraser contre la joue de Woody qui, encore sonné par la bataille et l’alcool, recula de quelques pas en titubant. Elle l’avait pris par surprise. Il fronça les sourcils quand il reprit ses esprits et il eut même un mouvement d’attaque, faisant un pas vers la brunette avec colère, avant de se raviser. Il expira longuement. « Et toi t’avises plus d’faire ça. Tu sais pas devant qui tu te trouves. » Un monstre, un monstre capable d’aller bien plus loin que ça, bien trop loin, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Sous l’effet de sa rage, Woody avait prouvé qu’il pouvait devenir incontrôlable. Elle ne voulait pas être celle à déclencher cette réponse de la part de l’homme. Malgré cette altercation, la brunette le suivit à l’intérieur de sa demeure et entreprit de le soigner une fois le trentenaire couché sur son canapé. De façon banale, ils s’échangèrent leurs prénoms, entre deux grimaces de Woody. « Oui. Ça devrait pas t’surprendre tant que ça, à ce stade. » Elle ne le connaissait peut-être pas, mais au moins assez pour savoir qu’il n’était pas d’agréable compagnie. Vivre avec Woody, c’était le calvaire. « Il m’a pas raté et pourtant tu t’es pas retenue d’en rajouter. » Fit-il remarquer, se relevant légèrement sur ses coudes maintenant que Talisa avait terminé. « Bon, à quoi tu t’attends, maintenant ? À un merci ? À mon éternelle gratitude ? » Demanda l’aîné des Rutkowski, mauvais.