So what ? (Jorge)

La musique retentissait à fond dans le club alors que Tahlia s'apprêtait à prendre son service. Dans les vestiaires, face à ce miroir, elle réajusta son maquillage en remettant un peu de rouge à lèvre. Son regard se perdit un instant dans le reflet du miroir, où elle vit passer une fille, seins nus, riant en croisant l'une de ses collègues. Mais, Tahlia n'était plus choquée face à une telle scène. Cela était devenu son quotidien depuis qu'elle avait accepté ce poste dans le seul club de strip-tease à la bordure de Bowen. Prise à la gorge financièrement parlant et prise dans un gouffre noir duquel elle n'arrivait pas à s'extirper, elle n'avait pas eu d'autres choix que d'accepter ce poste. Elle avait dit à son entourage qu'elle bossait en tant que serveuse dans une boîte aux alentours, sans avouer un seul instant quel genre de boîte c'était. Se relevant, elle remit correctement son haut qui laissait entrevoir son ventre plat et mettait en valeur sa poitrine compressée dans son soutien-gorge push up. Elle, elle n'avait pas à monter sur scène mais le patron avait insisté sur le fait qu'elle devait être sexy dans son attitude, dans sa tenue vestimentaire. Pantalons et hauts moulants, talons hauts et maquillage étaient donc de mise pour cette femme qui s'était toujours démarquée par son naturel. Un soupir vint passer ses lèvres alors qu'elle entra dans ce monde de débauche, croisant les regards lubriques et alcoolisés que ces hommes posaient sur les sirènes qui se déhanchaient sur scène. Arrivée derrière le bar, l'une de ses collègues la mit directement dans la bain en l'informant de la commande à prendre d'une table au fond du club. Apparemment, c'était un gars qui était déjà venu dans le coin et qui n'était pas réputé pour son amabilité. Ce qui, au fond, n'arrêtait pas Tahlia qui avait vu bien pire que cela. D'une démarche sensuelle, elle se faufila au travers des tables jusqu'à arriver face à l'homme seul. "Bonsoir, que puis-je vous servir ?" demanda-t-elle, avant de poser - enfin - son regard sur l'homme. Et là, son visage se décomposa. Car l'homme qui se trouvait face à elle, elle le connaissait. C'était Jorge. Un nouveau soupir vint rompre la barrière de ses lèvres, alors qu'elle lança, ironiquement : "Je suppose que tu n'es pas en repérage, ce soir..." Elle faisait mention aux femmes sur cette scène, qui devaient davantage attirer son regard que les transactions illégales qui pouvaient se passer dans le coin.

Sérieusement, quel était le pourcentage de chance de tomber sur une personne qu'elle connaissait, dans ce club de strip-tease alors que Tahlia faisait tout pour cacher son nouvel emploi ? C'était à croire que c'était fait exprès ! Pourtant, Tahlia ne se démonta pas. Elle aurait pu tourner les talons en voyant que c'était Jorge, mais elle resta là, face à lui, arquant un sourcil quand il demanda, sûrement sous le coup de la surprise, si c'était vraiment elle. Elle haussa les épaules, jetant un bref regard sur sa tenue trop aguicheuse : « Je sais que ça change, mais ouais, c'est moi ! » Elle savait que c'était une question rhétorique, mais au moins, ça cassait tout malaise éventuel. Elle était autant étonnée de le voir ici, que lui devait l'être envers elle. Evidemment, la jeune femme parla aussitôt de repérage, sans vraiment se soucier d'être entendue. Ce fut l'expression de Jorge qui la fit réagir, lui laissant croire qu'elle avait fait une bourde. Avec le boucan qu'il y avait dans le club, Tahlia n'était pas certaine qu'ils soient entendus, mais elle ajouta, taquine : « Je parlais de ces dames, évidemment. » Non, elle ne parlait pas de ces dames. On ne parlait pas de 'repérage de femmes', surtout pour elle qui prônait l'égalité envers les femmes. Mais si ça lui permettait de se décrisper un peu. Elle ne dira pas de conneries, qu'il se rassure ! Alors qu'il lui retourna la question, lui demandant si elle était là dans le cadre d'une enquête, elle se mit à rire : « Tu crois que je suis l'agent sous couverture ?!  Là, on m'aurait clairement jeté dans la gueule du loup. » Bon, elle avait déjà dû enfiler une petite robe moulante pour approcher de plus près un proxénète, mais elle s'était promis de ne plus jamais le refaire. Alors, quand il lui redemanda ce qu'elle faisait là, elle haussa les épaules : « Je bosse là, tout simplement. Il faut bien que je me gagne ma vie, moi aussi. » ça allait lui suffire, comme réponse, non?!

Tahlia n'était pas du genre à avoir sans cesse des cols roulés ou à se dissimuler derrière de larges pantalons et T-shirts. Mais elle ne s'habillait pas non plus de manière vulgaire. Evidemment que cela la changeait et elle n'était pas totalement à l'aise. Elle avait l'impression de ne rien porter, alors qu'elle était sûrement la femme la plus vêtue de ce club. Alors qu'elle lui demanda ce qu'il faisait là, elle comprit qu'elle faillit faire une boulette, pour laquelle elle se rattrapa d'une main de maître. Elle sourit, amusée, quand Jorge appuya sa réponse, sans pour autant la convaincre totalement. Il était en droit de venir pour se rincer l'oeil, mais elle avait comme l'impression que ce n'était pas la seule raison de sa présence ici. Elle savait que l'endroit n'était pas très net. Et cela ne serait pas étonnant d'envoyer un agent sous couverture, certes. Elle aurait même préféré cela, d'ailleurs. "Je ne dis pas que c'est impossible. A choisir, j'aurais aimé être ici pour le boulot." Mais bon, ils étaient à Bowen. Pas à Chicago. On n'envoyait pas forcément les agents infiltrer de tels endroits. Vu qu'elle n'était pas là pour le boulot, Jorge posa la bonne question. Ah il avait compris qu'elle n'était plus flic. "Gagné." répondit-elle, désabusée par la fin de sa question. Trouver autre chose ? Il croyait vraiment qu'elle n'avait pas cherché autre chose ? Il en rajouta d'ailleurs une couche avec sa dernière question. "T'es drôle, toi." lâcha-t-elle d'abord. "J'ai cherché autre chose, évidemment. Mais à force d'entendre dire Revenez plus tard, on vous appellera et compagnie, je n'avais pas d'autres choix que d'accepter ça. Ce n'est pas par plaisir." Elle était bien trop dans le rouge. Sa voiture l'avait lâché, elle avait du retard dans ses parts du loyer (heureusement que ses colocataires étaient cools) et ses factures. "Et puis, c'est temporaire." Juste le temps de sortir la tête hors de l'eau. "De toute manière, qu'est-ce que ça peut te faire ? A ce que je sache, je ne t'ai jamais jugé. Alors ne me juge pas..." Ah bravo, il l'avait énervé maintenant !

Son nouveau boulot la déstabilisait déjà. Mais il fallait, qu'en plus de cela, Jorge en rajoute une couche en lui posant des questions. Evidemment qu'elle n'était plus policière, évidemment que ce n'était pas un plaisir d'être là, évidemment qu'elle aurait pu trouver autre chose, mais il aurait fallu attendre, attendre des réponses qui ne viendraient pas de suite et qui la mettraient encore plus dans le rouge. Elle sortit de ses pensées quand il lui demanda si elle s'était barrée de son boulot. « Non. » répondit-elle, simplement. Elle ne voulait rien dire de plus, mais Jorge n'était pas près d'en démordre puisqu'il reprit la parole, en demandant si vraiment, elle n'avait rien trouvé d'autre. Il commençait sérieusement à la saoûler. De mauvaise foi, elle répondit d'abord : « Aussi étrange que cela puisse paraître, ça paye bien ici... » Pour le coup, elle ne mentait pas. Vu ce que le patron brassait comme argent, de toute manière... « Tu crois que je n'ai pas pensé à faire serveuse dans un vrai bar ? Mais une flic qui se fait virer, ça fiche mal sur le CV. Là au moins, il n'ont pas regardé tout ça. Du moment que tu es bien foutue, il s'en fiche de ton passé. » Son ton s'était fait sec. Elle s'en voulait d'avoir à se justifier, d'avoir à remuer le couteau dans la plaie. Elle n'assumait pas d'être ici. Absolument pas. Et ce n'était pas à Jorge de lui rappeler cela, de la juger alors qu'il n'en avait aucunement le droit. Il l'énervait. Elle l'énervait. Et cela allait encore faire un dialogue de sourds, comme à chaque fois qu'ils se voyaient. Mais le jeune homme la prit de court, quand il laissa croire qu'il la jugeait dans le bon sens. Tahlia arqua un sourcil, sous la surprise, alors qu'il rajouta même de ne pas se laisser embarquer dans des trucs chelous. « Je ne te savais pas si prévenant. » lâcha-t-elle, sarcastique, même si on voyait qu'elle se déridait un peu. Il lui avait quand même donné un conseil. Et c'était à deux doigts d'être gentil. GENTIL ! Venant de Jorge ! Comme quoi tout arrivait. « Je sais que le patron n'est pas net. C'est bien pour ça que je ne me laisserai pas embarquer dans des trucs chelous. Une fois que j'aurai épongé mes dettes, je me casserai d'ici. » Et il aura champ libre pour mener ses activités.

Tahlia n'avait pas envie de s'étaler sur son ancien boulot de flic et cela s'était fait entendre dans sa réponse. Cela avait été un peu radical, mais elle n'en avait rien à faire. Elle ne voulait pas remuer le couteau dans cette plaie qui ne se refermait pas. Parce qu'elle donnerait tout pour remettre un pied dans ce fichu commissariat. Mais ce n'était plus possible. A la place, elle était là dans ce pantalon trop serré, avec des bouts de peau bien trop à vue de tous. Même si ça payait bien, cela n'enlevait en rien la crainte de voir son entourage le plus proche se rendre compte de ses mensonges. La voix de Jorge la fit sortir de ses pensées et la fit hausser les épaules. « Il faut bien la carotte pour motiver les filles ici. » Sinon, ça ne servait à rien de traîner ici et de se dandiner à poil pour les filles qui montaient sur scène. Sans compter que le patron n'était pas très regardant sur le passé de ses filles. Raison pour laquelle Tahlia était ici, alors qu'elle pourrait être le loup dans la bergerie. Une ex-flic dans un lieu de débauche et de magouilles. « Crime ou pas crime, un flic viré, ça fait tâche. Ça n'aide pas à donner sa confiance, du moins. » Au moins, il était d'accord sur le fait qu'ici, les critères étaient peu nombreux. Et c'était peut-être pour cela – parce que le lieu n'était pas irréprochable – que Jorge lui conseilla de faire attention. Tahlia le savait déjà, évidemment. Mais elle appréciait quand même le conseil. Parce que ça avait dû lui coûter énormément, à lui, l'éternel grincheux. Mais elle lui avoua qu'elle ne comptait pas rester longtemps ici, juste le temps d'éponger ses dettes. Le jeune homme lui lâcha alors qu'il espérait que ce serait vite fait. « J'en viendrais presque à croire que tu me veux du bien. » répondit-elle, amusée. C'était surtout pour le taquiner sur le fait que oui, il avait essayé d'être sympa avec elle. Et continuant sur ce terrain-là, il lui donna sa commande afin que sa présence auprès de lui n'attire pas trop l'attention du patron. « Je te ramène ça de suite. » Elle lui adressa un léger sourire avant de tourner les talons et retourner au bar où elle demanda un coca. La barmaid s'occupa de la commande, sous les yeux songeurs de la brune qui se coupa un peu de tout ce qui l'entourait. Ce fut la main de son patron, qui se posa sur le bas de son dos, qui la fit sortir de ses rêveries. Elle s'écarta quelque peu, l'interrogeant du regard alors qu'il lui annonça qu'elle pouvait prendre une pause, si elle le souhaitait. Ce n'était pas elle qui allait refuser ! Elle récupéra la commande de Jorge et s'éloigna du patron, afin de rejoindre le mécanicien à qui elle déposa sur la table la bouteille de coca et le verre rempli de glaçons. « Et voilà ! C'est cadeau de la maison. » lâcha-t-elle, avec un bref sourire. Puis alors qu'elle se redressa, elle sortit le paquet de cigarettes qu'elle gardait dans la poche arrière de son jean, le tendant à Jorge. « J'ai le droit à cinq minutes de pause. Tu en veux une ? » ça serait peut-être l'occasion de parler plus sereinement.

  « Dans une petite ville comme Bowen, beaucoup de gens s'arrêtent à ça. » D'autant plus que Tahlia était une fille de Bowen. Pas mal de gens la connaissaient. Pas mal de gens qui avaient été étonnés en apprenant qu'elle s'était faite virer des forces de police et qui se permettaient de juger sans connaître les tenants et aboutissants de son licenciement. Le taquinant ensuite, Jorge partit au quart de tour en répliquant qu'il ne voulait pas que tout le monde se plante. Qu'en gros, il n'était pas un connard de première classe. « C'est de l'humour, Jorge... » s'amusa-t-elle à répondre, un sourire malicieux sur le bout des lèvres. Elle adorait le faire marcher. Il était tellement impulsif qu'il prenait tout au premier degré. Ce qui avait fini par amuser Tahlia, qui commençait à comprendre comment il agissait. Elle finit par s'éloigner pour aller préparer sa commande et revint, quelques minutes plus tard, en lui annonçant que c'était cadeau. Chose qu'il refusa. « ça va, c'est moi qui te l'offre et tu n'as pas le choix. » Ce n'était qu'un soda, il faudrait qu'il se détende un peu ! En revanche, il était partant pour la cigarette. Alors qu'il alluma la sienne, elle profita de son feu pour allumer la sienne, portant le bâton de nicotine à ses lèvres. Tahlia fumait à de rares occasions, même si c'était devenu plus récurrent ces derniers temps, avec toutes les merdes qui lui tombaient dessus. En entendant la question de Jorge, elle secoua vigoureusement la tête : « Bah non, je ne prends pas de pauses avec les clients. » Elle se demanda pourquoi il demandait ça, avant de comprendre que oui, ce serait plutôt mal interprété. « Je ne suis pas une fille facile, je ne prends pas des pauses avec n'importe qui. » rajouta-t-elle sur le ton de la plaisanterie, même si elle commençait vraiment à se demander ce qu'il pensait d'elle. Il devait croire qu'elle avait des mœurs faciles. « Tu crois que ça sera mal interprété si on va dehors ensemble ? Je vais finir par étouffer ici. » dit-elle en riant et en passant derrière son fauteuil afin d'ouvrir la porte derrière lui. Rien que d'avoir un peu d'air lui faisait un bien fou. Elle posa un regard interrogateur sur Jorge afin de voir s'il voulait la suivre ou non.

Elle en avait de la patience, Tahlia. Sinon, ça ferait longtemps qu'elle aurait arrêté de communiquer avec Jorge. Il avait son caractère, celui-là ! Au fond, c'était probablement ce qui l'amusait le plus. Quand elle revint avec le soda du jeune homme, ce dernier s'emballa en ne comprenant pas pourquoi elle lui faisait cadeau de la boisson. Il avait du mal avec les codes de la société. Tahlia arqua un sourcil et répondit simplement : « C'est juste un soda, Jorge. » Ce n'était en aucun cas une histoire de compte à rendre. C'était juste fait de bon cœur. « Au pire, tu mettras un super pourboire en disant à quel point la serveuse était top, professionnelle, avenante, hein ! » ajouta-t-elle en plaisantant. En revanche, la cigarette, ça passait mieux. Même s'il posa une question sur des pauses éventuelles avec les clients. Sa question n'était peut-être pas louche, mais elle, elle l'avait prise comme tel. Elle en joua d'ailleurs en plaisantant sur le fait qu'elle n'était pas une fille facile, qui prenait des pauses avec n'importe qui. Une plaisanterie qu'il capta, pour une fois ! « Ouais, c'était le but ! » Elle vit même un sourire sur ses lèvres, ce qui la fit sourire à son tour. Comme quoi, tout arrivait. Cigarettes en main, ils sortirent à l'extérieur, profitant de l'air frais qui contrastait pleinement avec l'ambiance pleine de testostérone dans le club. Jorge reprit la parole et Tahlia posa son regard sur lui, surprise par sa tentative d'humour. Surprise et amusée. Elle haussa les épaules, répondant en souriant : « Bah non, je ne passe pas mon temps à fumer des clopes. Parfois, je sers des sodas. Pas trop, non plus. » Elle mena sa cigarette à ses lèvres et inspira une bonne bouffée de nicotine. « Et toi alors, tu as capté des trucs intéressants sur le boss ou pas encore ? » Autant revenir au sujet qui l'intéressait.

Non mais vraiment, tout le foin qu'il faisait pour un simple soda ! Il avait clairement un vrai problème avec les actes faits de bon cœur. Tahlia ne cherchait rien, elle voulait juste faire plaisir. Voilà tout. Même les paroles à dire au patron n'étaient qu'une vague plaisanterie. La jeune femme haussa les épaules alors qu'elle répondit : «  Que le patron le croit ou ne le croit pas, je m'en fiche, à vrai dire. Ce n'était pas comme si je comptais faire carrière ici. » Elle s'en fichait de faire bonne image, puisque de toute manière c'était juste histoire de remplumer le compte bancaire. Par contre, là où ils étaient d'accord, c'était sur le fait d'aller se fumer une clope dehors. Après une nouvelle plaisanterie de la part de Tahlia, cette dernière fut surprise quand Jorge lui avoua qu'il commençait à la cerner. « Je crois que c'est réciproque. » répondit-elle en haussant les épaules. C'était peut-être pour cela qu'ils arrivaient à communiquer un peu plus, à être moins sur la défensive. A faire des plaisanteries, même, comme celle de Jorge à destination de Tahlia, qui avait quand même fait sourire la jeune femme. Alors qu'il reprit sur les boissons vendues le plus souvent dans le club, la jeune femme hocha la tête : « Je pense que oui, c'est plus intéressant pour le patron de vendre de l'alcool. Après, pour être honnête, je pense qu'il y a plus de ventes dans un bar normal plutôt que dans un club de ce type. Je pense que l'attention est davantage portée sur les filles sur scène que sur le verre d'alcool. » Mais bon, ça se vendait bien quand même. Tahlia enchaîna ensuite sur le patron – justement – et les quelques casseroles qu'il traînait derrière lui. Jorge regarda autour de lui, comme s'il craignait d'être entendu. Paranoïa, bonjour. « ça va, on n'est pas sur écoute. » répondit-elle en murmurant. « Mais si tu préfères, je peux passer après mon service. J'ai sûrement quelques trucs à ajouter sur ta liste. »