Hey sister (Emilia)

Le moteur de sa moto vrombissant, Livio arriva enfin devant la maison qu'il partageait avec Zak et Gisella. Hier soir, il avait découché, ne pouvant se résoudre à laisser sa petite amie qui traversait une période particulière. Certes, le voyage en Italie leur avait permis de se changer les idées, mais en revenant à Bowen, il avait bien vu que les soucis étaient revenus de plus belle pour Aura. Elle était à une période transitoire de sa vie, où la question primordiale était maintenant, je fais quoi ? Livio, lui, ne se faisait pas de souci pour elle. Aura était intelligente, débrouillarde, cultivée. Il savait qu'elle pouvait faire des merveilles si elle avait un peu plus confiance en elle. C'était sur ce point-là qu'il intervenait, tentant de lui montrer toutes ses compétences. Tentant de lui montrer à quel point elle était formidable. La famille Manzoni était d'ailleurs de cet avis. Tous avait adopté Aura, voyant à quel point elle rendait Livio heureux. Seulement, il y avait une Manzoni qui manquait à l'appel. Quand ils avaient débarqué à Florence, Livio et Aura avaient appris qu'Emilia était partie avec son petit ami, on-ne-sait-où. Même si le jeune italien avait été triste sur le coup, il savait que ce n'était que partie remise et que sa petite sœur viendrait vite faire un tour à Bowen, ne serait-ce que pour connaître celle qui faisait chavirer son grand frère. Seulement, il ne savait pas que ce moment arriverait aussi vite. En effet, quand Livio descendit de sa moto et qu'il retira son casque, il vit une personne devant la porte. Sûrement une visite pour Zak... Quand il s'approcha, qu'il vit cette jeune femme, les cheveux au niveau des épaules, dos à lui, il lança joyeusement : « Je peux vous aider ? » Mais quand la jeune femme se retourna et qu'il vit son visage angélique, Livio écarquilla les yeux. « Emilia ! » s'exclama-t-il. Il lui fallut quelques secondes pour assimiler le fait qu'elle était bien là, devant lui. Puis poussé par son élan, il vint prendre sa petite sœur dans les bras, l'étreignant avec vigueur, tant il était content – et surpris – de la voir. « Mais qu'est-ce que tu fais là ?! » demanda-t-il en la regardant, avec un large sourire. Elle n'avait pas vraiment changé depuis le début de l'année, si ce n'était qu'elle avait coupé ses cheveux. « Tu aurais dû me dire que tu venais... » Il serait au moins parti la chercher à l'aéroport.

T’as mal à la tête et t’es angoissée, Emi, parce que t’es là, comme une conne, à faire les cent pas dans ta chambre d’hôtel. Tu ne sais pas quoi faire ni comment annoncer à ton frère que t’es venue ici pour fuir ton copain violent, mais t’allais mentir, Emi, tu n’avais pas d’autres choix. D’ici quelque temps, tu repartiras en Italie et tu devras te confronter à tes démons : trouver des solutions seules pour t’en sortir sans y laisser ta vie. En te préparant finalement, tu grimaçais de douleur, perdant quelques minutes à contempler les constellations bleutées décorant ton épiderme finement hâlé. Tu te demandais quand ces preuves partiraient, quand est-ce que tu pourrais t’habiller avec tes petits hauts courts, tes jupes et autres tenues féminines, autres que des tissus couvrant bien trop tes galbes à ton goût. Il t’a fallu du temps pour te décider : une impulsion, un truc qui te poussait à sortir de ta chambre d’hôtel et à trouver le logement de ton frère, grâce à l’aide d’Aura. Sans elle, tu n’aurais pas pu te retrouver dans les rues de Bowen, même si t’aimais l’aventure et le risque, voilà que ton cœur se faisait plus farouche, prudent, désormais. T’as certainement mis du temps dans les rues et les transports, réalisant que l’emplacement de ton hôtel n’était pas le meilleur, mais par chance, en demandant à rester, tu trouverais un logement ainsi qu’un travail pour t’installer durablement ici. T’espérais. Lorsque tu toquais à la porte, Emi, t’étais déçue de réaliser que personne ne venait t’ouvrir et t’avais beau essayer, t’acharner, rien n’y faisait. Sur le point de rebrousser chemin, ce fut la voix de Livio qui t’interpellait et qui emplissait tes prunelles céruléennes de larmes. L’étreinte revigorante, énergique, recollant ton âme émiettée, dessinait un sourire ému sur tes lèvres charnues. « Je suis arrivée il y a quelques jours, pour te faire la surprise. » Si seulement. Si seulement tu ne grimaçais pas lorsqu’il t’enlaçait, si seulement tu ne t’étais pas mise à pleurer dès que tu avais ouvert la bouche, si seulement tu ne lui mentais pas. Si seulement.

Quand la jeune femme se retourna et qu'il croisa ces deux bleus qu'il avait tant sondé, une onde de joie submergea Livio. Et très vite, ce fut son italien natal qui franchit ses lèvres alors qu'il accueillait Emilia. Il n'en revenait pas. Il n'arrivait pas à croire qu'il y avait sa petite soeur, ici, face à lui. C'était un peu son chaînon manquant. En revenant à Florence, Livio avait rechargé les batteries, lui qui était si proche de sa famille et qui souffrait silencieusement de leur absence. Mais sa petite soeur, son rayon de soleil, avait manqué à l'appel et c'était comme s'il avait manqué une pièce de puzzle. "Quelques jours ?" demanda-t-il, d'abord. "Et c'est seulement maintenant que tu débarques chez moi ?" On sentait quelque peu la réprimande dans ses mots, mais l'étreinte qu'il lui offrit laissait de côté toute éventuelle bouderie. C'était une surprise, avait-elle dit. Sans doute voulait-elle faire le tour de Bowen, trouver quelques repères avant de retrouver son frère. C'était ce que Livio se disait jusqu'à présent. Seulement, quand il relâcha Emilia et qu'il croisa son regard, le visage du jeune homme se fit bien vite perplexe. Rêvait-il ou il voyait des larmes dans ses yeux ? Emilia, c'était la joie à l'état pure. Et elle avait beau aimé Livio de tout son coeur, elle était habituée aux absences de son grand frère. Elle ne pleurait jamais face à leurs retrouvailles. Jamais. Cela lui mit très vite la puce à l'oreille. "Tout va bien, Emi ?" finit-il par demander, son regard se teintant d'inquiétude. Ils se connaissaient parfaitement, ces deux-là. Ils n'avaient pas besoin de mots pour mettre le doigt sur les malheurs, les interrogations, les douleurs de l'autre. Sans un mot, il l'invita à entrer dans la grande maison qu'il partageait avec son colocataire. Se dirigeant vers la cuisine, il sortit du réfrigérateur une limonade faite maison qu'il servit dans deux grands verres. Un peu de sucre réconfortait toujours. Là, face à elle, appuyé sur le grand plan de travail, il demanda : "Il est où ton copain ?" Il savait qu'ils étaient tout le temps collés l'un à l'autre. Cet homme était d'ailleurs la raison pour laquelle Emilia n'était pas présente à Florence, lors de la venue de Livio. Son absence l'interpellait donc un peu. Il s'attendait simplement à une pause, un break, une petite rupture. Il était loin de s'imaginer l'horreur vécue par sa petite soeur. Pour lui, c'était impensable qu'on lui fasse du mal...

Et quand ton regard croisait le sien, Emilia, t’eus le sentiment de te sentir à la maison, d’être jamais partie du foyer, que ton frère était resté là, dans la chambre voisine. Juste le revoir, ça te faisait un bien monstrueux, comme si t’avais besoin que de ça, de ces moments, de lui, pour remonter la pente, te permettre d’aller mieux. Parce que, ça se voyait comme le nez au milieu du visage, ton mal-être : t’étais tellement mal, Emi, qu’on ne pouvait pas passer à côté de la tristesse dans tes yeux, de ce désespoir qui imprégnait tes faits et gestes. Mal dans ta peau, fébrile, à fuir les interactions, à t’enfermer dans une chambre pour que personne ne te voie dans cet état, il ne t’avait pas raté, celui que tu prenais pour l’amour de ta vie. Celui avec qui t’aurais dû venir, mais que t’as fui, comme une lâche (la culpabilité engendrée par la perte de confiance en toi), sauf que Bowen n’était qu’une excuse, un refuge, un semblant d’abris, alors que la réalité ne tarderait pas à te rattraper. Pourtant, dans les bras de ton frère, t’oubliais, quelques secondes, les bleus qui constellaient ton épiderme et tes yeux azurés se posaient dans ceux de Livio, un sourire évasif étirant tes lèvres charnues. « Tu me connais, j’ai eu besoin de vadrouiller avant. » Et t’eus un rire amusé, Emilia, croisant tes bras frêles contre ta poitrine, si heureuse de le retrouver, ta moitié. Ceci dit, tu fis l’impasse lorsqu’il s’inquiétait, le suivant à l’intérieur de la demeure afin de découvrir le logement dans lequel il vivait. « C’est bien beau, je ne m’attendais pas à ça. » Que tu lui disais, en lui donnant un coup de coude, taquine, même si le cœur n’était pas dans l’immobilier. Le verre offert trouvait refuge entre tes doigts, tandis que le sujet abordé te faisait un mal de chien. Cela se voyait que tu fuyais son regard, le regard baissé sur tes doigts autour de ce verre. « En Italie. » Que tu murmurais, d’une voix qui flanchait.

Il fallait parfois une seule personne pour rendre les fondations d'une vie bien plus stables. Cette personne, aujourd'hui, c'était Emilia. Bien sûr, Livio avait fait le choix de s'exiler à l'autre bout de la planète. Bien sûr, il était heureux, ici, avide de découvrir ce pays, curieux de voir jusqu'où sa relation avec Aura le mènerait. Mais au fond, il y avait ce manque de piliers, de repères familiaux qui, parfois, l'entravait. Alors, voir sa petite soeur, ici, à Bowen, c'était une grande bouffée d'air frais, le sentiment de ne plus être seul. Elle était là, celle qui le connaissait le plus. Et qu'il connaissait le mieux. Quand elle lui avoua avoir vadrouillé quelques jours, les lèvres de Livio s'étirèrent en un sourire. "Ce n'est pas moi qui vais te reprocher ça !" A l'inverse de leur frère aîné, plus casanier, Livio et Emilia avaient hérité du côté baroudeur de leur père. Ils avaient soif de culture. Ils avaient ce besoin de découvrir de nouveaux paysages, de s'enrichir auprès de populations aux habitudes totalement différentes. Elle allait aimer l'Australie, Emilia, même si Livio ne savait pas encore combien de temps elle resterait ici. Un bon moment, espérait-il. Néanmoins, la plaisanterie fut vite rattrapée par cet étrange doute qui animait Livio. Il sentait que quelque chose n'allait pas chez sa soeur, que son sourire n'était pas aussi joyeux d'ordinaire, que ses yeux ne reflétaient plus autant cette lueur de vie dont il s'était tant nourri quand il était au plus bas. Il tenta de l'amener sur ce terrain, mais Emilia dévia subtilement, déjouant sa question en s'intéressant à la maison dans laquelle Livio vivait. "C'est grâce à mon coloc'. Il a du goût !" répondit-il, souriant quand elle lui envoya un coup de coude. L'italien, lui, accordait moins d'attention aux détails, tant qu'il avait le nécessaire pour vivre. Installés dans la cuisine, boissons fraîchement servies, Livio questionna sa soeur sur l'absence de son petit ami. Le jeune Manzoni n'avait pas encore eu l'occasion de le rencontrer et peut-être aurait-il aimé profiter de cette occasion pour une présentation officielle. Mais la réaction d'Emilia ne fut pas celle à laquelle il s'attendait. Il ne s'attendait pas à une réponse si courte, si vague, le regard fuyant, la voix tremblante. Le jeune homme fronça les sourcils, le regard rivé sur la benjamine de la famille. "Pourquoi n'est-il pas avec toi ? Vous vous êtes embrouillés ?" Il savait qu'il mettait les pieds dans le plat - la réaction d'Emilia montrait forcément qu'il y avait un problème - mais il était loin de connaître l'ampleur des dégâts.

Emi, t’avais beaucoup de mal à te reconnaître lorsque tu te regardais dans le miroir. Tu n’étais plus du tout cet astre incandescent, la jeune femme charmeuse et sociable qui allait à tout-va vers les autres, non. Les temps changeaient, tu changeais et tu n’étais qu’une victime de plus des mauvais choix. Fallait dire que tu les enchaînais, mais tu les vainquais toujours avec ta joie de vivre, ta bonne humeur. Sauf que t’étais comme incapable de ressentir à nouveau ces émotions, Emi, tu n’y arrivais pas. Ton reflet te répugnait et tu étais envahie d’un terrible sentiment de culpabilité, lorsque les rideaux tombaient. T’angoissais, alors que tu n’avais jamais eu ce type de crise durant ta maigre existence et le pire dans tout ça, c’est que tu étais totalement victime de tous tes états. Et tu ne faisais pas la fière face à Livio, qui lisait en toi comme un livre ouvert, Emi. Tu le regardais sans le regarder, ta risette enjôleuse ne durait pas et s’éteignait comme une bougie sur laquelle l’on soufflait. Tu tentais, cependant, de dévier la conversation sur un autre sujet, pour ne pas t’effondrer, pour éviter de verser d’énièmes perles humides douloureuses, mais il te cernait toujours trop rapidement, Livio, ça te plaisait autant que ça t’énervait. À dire vrai, tu n’étais pas non plus familière avec la tristesse : certes, tu avais côtoyé certains moments vraiment douloureux, mais celui-ci te marquait physiquement, mentalement, jusqu’à ta mort. Face à Livio, tu n’avais même pas la force de mentir, Emi. Alors, tes doigts, aussi nerveux que toi, jouaient nerveusement avec le haut que tu portais, baissant tes yeux azurés pour retirer quelques secondes supplémentaires tes larmes. « Je ne suis pas ici pour le voyage. » Que tu commençais par articuler, glissant ton index sur ton front pour dégager quelques mèches de cheveux, les larmes montaient si facilement et la voix, elle, reflétait à la perfection ton état émotionnel. « Je suis venue ici dès que j’ai quitté l’hôpital. » Et pitié, Livio, dis-moi que tu comprends, parce que je n’ai pas la force de continuer.

Quand on le voyait à la télévision, Livio passait pour le petit con insolent, immature et parfaitement égoïste. La réalité était toute autre. Il y avait une bienveillance, une écoute, une empathie présentes chez lui, des valeurs de son enfance qu'il avait gardé précieusement malgré les horreurs qu'il avait pu vivre. Et évidemment, cela s'amplifiait encore plus quand cela concernait son entourage. Emilia ne pouvait pas le duper. Il ne la connaissait que trop bien. Il ne croyait pas en ce sourire surfait, en ces tentatives de diversion. Alors, il revenait à la charge, encore et encore, posant des questions sur ce petit ami qu'il ne connaissait pas, et envers qui il avait un mauvais pressentiment. Dès le début, cela lui avait semblé trop beau. Trop beau pour être vrai. Emilia était tombée éperdument amoureuse de lui. Livio avait été l'un des premiers à avoir connaissance de cette relation. Et quand il avait demandé à rencontrer l'heureux élu, d'étranges aléas de la vie, des justifications hasardeuses avaient toujours reporté le fameux rendez-vous. Aujourd'hui, ce terrible pressentiment se faisait plus fort. Il sentait la douleur d'Emilia. Et pourtant, il continuait à gratter sa carapace, à appuyer là où cela faisait mal pour qu'elle lâche le morceau, qu'elle lui dise la vérité, toute la vérité. Je ne suis pas ici pour le voyage, disait-elle. "Et..." souffla-t-il pour l'inviter à continuer. Il s'attendait à une tromperie, une double-vie ou des sentiments non réciproques. Mais quand il entendit le mot hôpital, son regard s'écarquilla sous le coup de la surprise, déstabilisé par cette nouvelle, par les larmes qui montaient aux yeux de sa soeur. "Quoi ? L'hôpital ? Il... il t'a fait du mal, Emi ?" Abasourdi, il ne fallut pourtant que quelques secondes de plus pour qu'une autre émotion passe sur son visage : la colère. "Ne me dis pas qu'il t' a fait du mal ! Il est où ce gros connard ? J'vais le tuer !" Il voyait rouge. Il sentait la rage s'emparer de lui, la haine s'insinuer dans les veines. Heureusement qu'il n'était pas devant lui, heureusement...