lonely hearts club (vega)

Il y avait des journées plus dures que d’autres. Léo adorait son travail, vraiment. Une des rares choses qui lui permettait de garder la tête froide. Mais aujourd’hui c’était comme si toute la misère du monde avait décidé de s’abattre sur les épaules. Bon, c’était à relativiser, mais elle se sentait tout de même au bout du rouleau. Au moins 6 verres c’était cassés dans la journée, elle avait passé ton temps à nettoyer, ne sentait plus son dos, c’était presque fait cracher à la gueule par un client qui jugeait la bière pas assez fraîche, comme si elle pouvait y faire quelque chose. C’était sans compter sa voiture qui allait bientôt rendre l’âme, son propriétaire sur son dos pour qu’elle repeigne un mur, et sa mère qui essayait de la joindre non-stop depuis 2 semaines. Le torchon sur l’épaule, le mascara coulant, le front luisant de sueur, elle était à deux doigts de tout envoyer valser. Ce qu’elle n’allait pas faire bien évidemment, terrifiée à l’idée d’un quelconque changement sa vie. Mais ça lui plaisait de rêver à balancer un verre par terre, de claquer la porte en sortant, et de rouler pour ne jamais devenir. Mais bon, ça elle l’avait une fois, et elle avait terminé à Bowen. Peut-être pas la meilleure idée de réitérer donc.
Quand Vega s’assit au bar, Léo décrocha son premier vrai sourire de la journée. Elles se connaissaient très peu, mais elle était un visage familier dans une journées remplie de têtes inconnues et pas toujours aimables. Léo lui fit un clin d’œil, signe qu’elle allait s’occuper d’elle bientôt, après avoir servi les deux tourtereaux ennuyeux qui devaient en être à leur 5ème mojito respectifs.
« Qu’est ce que je te sers aujourd'hui ? » Simple, efficace, ou comment démarrer une conversation à la Leo.

J’ai la désagréable impression de tourner en rond. J’ai pris la décision d’arrêter mes études parce que ça ne me plaisait pas mais je n’ai toujours pas trouvé quoi faire en remplacement. Je fais des recherches, regarde des vidéos sur internet sur comment trouver sa voie, j’ai même été à la bibliothèque emprunter des livres sur comment trouver le travail idéal. En attendant de me lancer dans quelque chose de nouveau, je bosse au Shake Shack pour payer mon loyer et de quoi vivre. Ce n’est pas une grosse paie vu que c’est seulement un mi-temps mais je n’ai pas énormément de dépenses donc pour l’instant je m’en sors. Cela fait quelques jours que j’ai pris l’habitude de passer quelques heures au Elm Street. J’aime bien l’ambiance, le calme en journée, le fait de voir des gens passer. Je me dis que ça pourrait peut-être m’aider à trouver ce que je veux faire de ma vie. Sait-on jamais, je pourrais rencontrer quelqu’un de passionné à propos de son travail et j’aurais une illumination ? En général je m’assois et je lis tout en buvant mon verre, histoire de ne pas me faire dégager. J’observe les gens aussi, en espérant ne pas être trop creepy. J’ai aussi mon carnet où je mets toutes sortes de notes. En arrivant je vais m’asseoir au bout du bar, histoire d’être tranquille mais en même temps pas trop éloigné de l’animation. C’est Léo qui est de service à cet heure-là. Je l’aime bien, je la trouve sympa même si on n’a pas beaucoup discuté. Je lui souris quand elle me fait signe qu’elle va bientôt venir prendre ma commande. Quelques instant plus tard, tandis que je sors mon carnet et mon stylo, elle s’approche de moi et me demande ce que je vais prendre. « Une limonade s’te plaît. » Ce n’est pas très original et sans doute bien trop cher par rapport au prix du supermarché mais c’est ce qu’il faut pour profiter du lieu. Et puis ça va, on ne m’emmerde pas trop en général pour mes consommations. On ne me demande pas tout le temps si je veux un autre verre ou un petit truc à manger. « Ça va ? » je lui demande en voyant sa tête qui n’a pas l’air très joyeuse. J’ai parfois tendance à être trop curieuse.

Vega n’était pas vraiment la cliente la plus typique du Elm Street. Avec son petit cahier, elle semblait plus à même à s’asseoir à la terrasse d’un café que dans ce petit bar du coin. Mais Léo voyait l’attrait. Voir les gens aller et venir. Essayer de deviner leurs histoire, leur boisson préférée, leurs gouts, leur vie à Bowen. C’est ce que Leo faisait les jours où elle était de bonne humeur. Mais aujourd’hui, tous les visages lui semblaient gris, les gens ennuyeux, et les boissons sans goût. Mais voir un visage familier faisait toujours plaisir. Leo profita du calme relatif pour s’approcher de Vega.
« Une limonade alors. Tu sais que c’est pas véritablement la boisson la plus demandée dans le coin ? » fit elle avec un sourire. Leo s’appliqua à lui faire un beau verre, avec des glaçons et une petite tranche de citron. Je suis trop habituée aux cocktails je crois, se dit elle.. La curiosité de Vega ne la dérangeait pas. Ca aurait été quelqu’un d’autre, elle aurait surement sorti la réponse la plus courte possible, et aurait trouvé une excuse pour aller servir quelqu’un d’autre. Mais au vu de la journée qu’elle venait de passer, elle se sentait étonnement calme à la vue de la jeune brune. C’est vrai qu’une petite discussion ne pouvait pas faire de mal. Être barman était un drôle de travail. On voyait beaucoup de gens, discutait avec beaucoup de gens, mais ces connexions restaient souvent en surface. A son arrivée à Bowen, Leo pensait qu’être barman serait l’occasion parfaite d’enfin s’intégrer dans son environnement. Ca n’avait pas forcément réussi. Elle avait appris beaucoup de choses par contre, et n’échangerait son travail contre rien au monde. Mais elle était humaine et avait ses faiblesses. Et aujourd’hui n’était pas un bon jour. « Voilà pour toi. » dit elle en glissant le verre avec précaution. « J’avoue que je suis pas forcément la meilleure compagnie aujourd’hui » fit-elle avec un faible sourire. Elle aurait aimé pouvoir sortir une blague, ou une anecdote, n’importe quoi. Mais pour une fois, elle était sobre, et il semblait que toute sa personnalité était désormais contenue dans l’alcool. « La journée a été longue et j’ai besoin d’un break. Mon collègue prend la relève dans quelques minutes si tu veux. Je sens la bière, donc j’espère que ma compagnie ne sera pas trop désagréable. » fit elle avec un clin d’œil. En attendant, Leo continua à servir quelques verres, tout en gardant son attention sur la brune, qu’elle s’étonnait de voir aussi calme. Vega était généralement une boule d’énergie, tout l’inverse de Léo. Mais elle venait à peine d’arriver. Arrête de penser Leo, se dit elle. Toujours à sur analyser les choses et se faire des histoires. Parfois, elle avait du mal à vivre dans le moment. « Et toi comment tu vas ? J’imagine que c’est pas la limonade qui t’ammène dans le coin. »

Je souris lorsque Leo me répond que la limonade n’est pas vraiment la boisson la plus populaire par ici. Les gens doivent plutôt tourner avec quelque chose de plus fort, au moins de la bière, des cocktails ou peut-être même plus. Mais je préfère garder l’alcool pour les soirées et être sobre en dehors de ces moments-là. Je sens que me mettre à boire en pleine journée alors que je déprime sur mon avenir n’est pas la meilleure idée qui soit. « Il est trop tôt pour autre chose. » je lui réponds alors avant de retourner à mon carnet le temps qu’elle m’apporte mon verre. J’apprécie l’attention de le décorer avec une petite tranche de citron, ça donne tout de suite un charme en plus même si en soit il s’agit seulement d’une limonade classique. Je lui demande si elle va bien, je remarque qu’elle n’est pas tout à fait comme d’habitude mais je ne la connais pas assez bien pour savoir si c’est normal ou non. Elle m’explique ne pas forcément être la meilleure compagnie qui soit aujourd’hui. Je jette un regard à la salle et hausse les épaules « Franchement, j’vois pas mieux. » dis-je pour la rassurer. Ce n’est pas comme s’il y avait énormément de monde de toute façon et je n’ai pas réellement vu quelqu’un qui saurait capter mon attention en dehors d’elle. Je ris l’entendant dire qu’elle a besoin d’une pause mais qu’elle sent la bière. « Crois-moi, j’ai déjà connu bien pire ! » dis-je en riant pour la rassurer. Pour être la maman d’Elmo à chaque soirée, je préfère largement sentir quelqu’un qui sent la bière plutôt que quelqu’un qui sent le vomi à la bière. En attendant que la jeune femme revienne vers moi, je relis mes notes, un peu désespérée que rien n’en soit sorti pour l’instant. Je ressors de mes pensées lorsqu’elle me demande comment je vais, moi. « Je sais pas dans quoi me lancer pour vivre. J’ai besoin d’un truc qui me passionne, j’peux pas juste faire un boulot pour gagner un peu d’argent, il faut que ça ait un sens. » Je lui explique alors comme si elle pourrait avoir la clef à mon problème. Je saoule tout le monde avec ça en ce moment. « Mais bon, j’vais bien trouver. Toi c’est quoi qui va pas ? J’te rassure pour l’instant t’es de très bonne compagnie. » Même si ça fait que trente secondes qu’on parle, enfin que je parle essentiellement.

"Il n'est jamais trop tôt pour autre chose." lui fit Leo avec un sourire. Il fallait avouer que son train de vie c'était pas forcément celui des habitants lambdas de Bowen. Mais les heures avaient tendance à défiler. Parfois, Leo ne savait même plus si elle avait encore la notion du temps. Alors à la place elle s'ouvrit une bière. Le satisfaction de Vega face à sa limonade lui décrocha un petit sourire. "Tu dois être bien seule alors. T'es pas censée être à la fac à cette heure là ?" fit Leo d'un œil inquisiteur. Elle vivait principalement sa vie à travers celle des autres. Mais elle était contente que Vega soit heureuse d'être là. Un bonheur simple, comme celui d'un enfant quand le voisin sonne à la porte pour aller jouer au football. Le bonheur simple d'une enfance qu'elle n'avait pas vraiment eue. Elle n'aurait jamais deviné que la majeure partie de ses interactions sociales se dérouleraient désormais derrière un meuble en bois. Leo derrière, immobile et passive. Et les gens devant, occupés dans leurs vies bourdonnantes, qui bougeait, riaient, vivaient.
"Qu'est ce que t'écrits de beau ?" demanda Leo, d'une curiosité presque enfantine. Elle voulait jeter un œil sur le carnet de la brune, mais n'osait pas non plus être trop intrusive. Elle se demandait ce qu'il pouvait bien contenir. Leo posa ensuite ses bras sur le bar, écoutant attentivement la jeune femme. "Tu poses des questions compliquées en même temps." fit-elle en riant. "Ça m'étonnes pas de toi étonnement." C'était sûrement un peu présomptueux, vu qu'elles se connaissaient à peine. Mais Leo n'était pas surprise de voir que Vega avait besoin de quelque chose de plus. Ça se voyait à son air conquérant. "Et tu t'es dit que le Elm Street serait l'endroit parfait pour chercher des perspectives d'avenir." fit Leo avec un sourire. "Et bien tu as parfaitement raison. Je t'avais déjà dit que j'avais été conseillère d'orientation dans une vie antérieure. Dit moi tout." Elle plaisantait beaucoup, mais au fond d'elle, elle comprenait parfaitement ce que Vega pouvait ressentir. Mais elle au moins semblait faire quelque chose pour y remédier. Leo elle, s'était résignée à laver des verres jusqu'à la fin de ses jours, jusqu'à que ses doigts ramollissent assez fort pour que les empreintes digitales filent dans le drain comme la mousse de la vaisselle.  "Je sais pas trop ce qu'il va pas honnêtement" fit-elle d'un air songeur. "Tu sais, les journées se ressemblent." Elle but une gorgée de bière. "J'ai un peu le même problème que toi au fond. Un peu l'impression d'être toujours au même endroit mais d'aller nulle part." Elle fit un signe de tête pour montrer à Vega la population du bar. "On voit un peu toujours les mêmes gens ici. C'est bizarre de se dire que je verrais toujours les mêmes visages pour les années à venir non ?" Elle n'était pas du genre à faire des plans sur la comète. "Mais c'est quoi que t'aimes vraiment toi ? A part venir embêter des barmans en pleine après midi." fit elle avec un sourire. "Surtout en pleine heure de pointe." finit-elle avec un geste ironique, en écartant les bras. Il n'y avait pas grand monde aujourd'hui. Le temps semblait ralentir, lent, si lent, accentuée par l'air lourd des chaleurs australiennes.

Si avec mes fréquentations les gens s’imaginent que je suis du genre à faire n’importe quoi et à ne pas être raisonnable, ce n’est pas vraiment la vérité. Je finis rarement complètement bourrée en soirée mais j’arrive bien à me mettre dans l’ambiance des gens qui le sont. Alors je ne m’imagine pas vraiment boire un verre d’alcool seule, en plein milieu de la journée. Et avec la chaleur je préfère largement une bonne limonade. Je glisse un sourire à Leo lorsqu’elle me dit que je dois être bien seule pour ne pas avoir meilleure compagnie qu’elle. Je ne sais pas si elle parle du fait de parler à une barman que je connais à peine ou juste à elle. C’est vrai que si on pense au barman c’est peut-être un peu déprimant mais elle est plutôt sympa alors je n’en ai pas grand-chose à faire qu’elle soit barman. « Y’a quelques semaines p’t’être. » je lui dis, lorsqu’elle me parle de la fac. Je n’y ai pas vraiment mis les pieds depuis que j’ai décidé de partir et d’en informer l’administration. Je pourrais retourner m’y poser pour réfléchir mais ça me déprime plus qu’autre chose de voir toutes ces personnes s’amuser, être bien dans leurs études et avoir un chemin tout tracé vers l’avenir. Elle s’intéresse à mon carnet et on ne peut pas vraiment dire que j’y écrive des beaux trucs. Je n’ai pas d’avenir dans l’écriture c’est au moins une chose de sûre. J’aime bien lire mais je n’ai pas le talent pour faire de jolies formulations et faire voyager les gens en inventant des histoires. Je devrais peut-être juste procéder par élimination sur tous les trucs que je ne veux pas faire, il restera peut-être quelques trucs qui pourraient me plaire. Je lui explique que je ne sais pas quoi faire de ma vie, cette problématique qui tourne dans ma tête depuis trop longtemps. Elle me répond que je pose des questions compliquées mais que ça ne l’étonne pas de moi. Je fronce les sourcils en me demandant comment elle peut se dire que ces questionnements c’est mon genre de trucs. On ne se connaît pas vraiment, c’est même la première fois qu’on parle vraiment j’ai l’impression. Enfin on échange quelques phrases à chaque fois que je viens mais rien de plus. Je ris quand elle me dit qu’elle a été conseillère d’orientation dans une autre vie. Enfin, c’est peut-être vrai, je connais pas son passé. « Je change d’endroit mais j’essaie de pas rester chez moi, c’est trop déprimant. » Avant j’aimais bien être chez moi, à regarder des séries dans mon lit mais à présent que ça pourrait être ma seule occupation, ça me déprime. « Mais y’a pas grand-chose à dire. J’crois juste que je cherche trop le métier parfait que les gens s’embêtent pas autant à le trouver. » Beaucoup se contentent d’un métier qu’ils ne détestent pas mais j’ai besoin de plus. Je m’intéresse à elle et à ce qui ne va pas dans sa vie parce qu’elle n’a pas l’air hyper joyeuse. « Ouais c’est ça, faut casser le quotidien. T’as toujours voulu faire ça ou t’avais d’autres rêves ? » Je lui demande alors avant de lui répondre sur ce que moi j’aimerais faire. « Justement j’aime bien embêter les gens, emmerder le monde c’est ma passion ! A la base j’voulais faire changer les choses et faire de la politique, c’est pour ça que j’ai commencé des études sciences po et puis au final j’me suis rendue compte que ça servait à rien. J’ai envie d’aider les gens, que les choses changent et qu’il n’y ait plus autant d’injustice. Mais j’suis trop honnête et grande gueule pour devenir avocate. » J’y avais pensé mais le droit c’est pas mon truc.

Elle enviait légèrement Vega, et le calme qu'elle émanait. Elle semblait certes légèrement déprimée, mais tout de même calme, avec un sourire léger et parlant doucement. "T'as quitté la fac ?" fit-elle surprise. Elle était légèrement jalouse. Cependant, elle comprenait que les études étaient compliquées. Elle n'avait jamais eu les notes pour y rentrer de toute façon. Elle avait une écriture à peine lisible, et était incapable de se concentrer sur quelque chose plus de cinq minutes.
"Je sais pas, t'as l'air de quelqu'un qui pense pas mal. Avec tes... listes ?" fit-elle, ne pouvant s'empêcher de jeter un petit coup d'œil. Leo essayait juste de créer un lien, et elle improvisait complètement. Elles n'avaient pas l'air d'avoir grand chose en commun, mais elle appréciait les visages familiers. Elle en avait marre de juste sourire aux habituées. Elle voulait se faire une place à Bowen, s'intégrer, briser sa carapace d'ermite. Elle n'avait aucune idée de comment s'y prendre, d'où ses échecs répétés à créer une conversation intéressante.
"Ouais je vois. Etre enfermée entre quatre murs, ça rend vite dingue." Elle enviait l'envie de Vega de faire quelque chose de sa vie. C'était quelque chose qu'elle était fondamentalement incapable de comprendre. Elle avait trouvé un taff qui lui convenait, et s'y accrochait comme moule à son rocher. "Honnêtement j'ai pas vraiment eu le temps d'y réfléchir. J'ai eu une période compliquée après le lycée, et c'était surtout de la survie. Puis je suis arrivée ici, et je crois que j'ai juste arrêté de me poser des questions." Elle se sentait si inintéressante. C'était sûrement la vérité. Quand Vega lui dit qu'elle aimait emmerder le monde, ça lui arracha un rire franc. "T'inquiète pas, malheureusement t'es de bonne compagnie, donc c'est un échec niveau emmerdage. Tu vas devoir te réorienter" Elle servit un petit verre discrètement, et partit servir quelques clients rapidement. Elle revint vers Vega quelques minutes plus tard. "C'est cool d'avoir envie de faire bouger les choses. C'est de gens comme toi dont on a besoin." Elle ria. "En vrai ça peut t'aider. Etre grande gueule ça peut être convaincant." Leo n'avait jamais réussi à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. "T'as déjà pensé à créer une association ? Je sais pas, faire bouger les trucs dans le coin. Ramasser des déchets sur la plage, faire des campagnes de tri sélectif." Elle lui fit un clin d'œil. "Je plaisante. En vrai je te fais confiance pour faire quelque chose de bien. T'as l'air de vraiment le vouloir. Tu fais un truc en attendant ? Du style travail alimentaire ?"

Je sais pas trop pourquoi je raconte ma vie à Leo. Les histoires de clients et leurs problèmes elle doit en avoir toutes les cinq minutes, au bout d’un moment ça doit être agaçant. Mais j’ai besoin de parler à quelqu’un je crois et j’ai l’impression d’avoir emmerdé tout mon entourage avec mes questions existentielles. Je crois que les autres se prennent pas autant la tête. J’aimerais faire pareil mais j’y arrive pas, vivre simplement c’est trop compliqué pour moi. « Ouais...ça menait à rien. » Je voyais pas à quoi ça servait de continuer à mettre autant d’argent dans quelque chose que je n’aimais pas. J’ai arrêté en me disant que je trouverai quoi faire de ma vie assez facilement mais au final, plus les jours passent, plus je me dis que je ne trouverais jamais rien. Et puis Bowen n’est pas vraiment une ville avec beaucoup de possibilités. Elle me dit que j’ai l’air de penser pas mal avec mes listes et ça me fait rire. C’est vrai que je ressemble un peu à une élève modèle avec mon petit carnet et mes stylos. « J’essaie d’organiser mes pensées, pour l’instant c’est pas très concluant. » Mais je désespère pas d’arriver à quelque chose, si possible dans pas trop longtemps. Je lui demande si elle a toujours voulu bosser dans un bar ou si elle avait un rêve qu’elle n’a pas pu accomplir finalement. Leo m’explique qu’elle n’a pas eu trop l’occasion de penser à son futur et je me sens coupable de me plaindre. J’ai eu le droit à mon lot d’emmerdes mais jusqu’à ce que je débarque à Bowen, j’avais le droit à tout pour réussir : les meilleures écoles, les meilleurs profs, l’argent autant que je voulais. Mais à cette époque je pensais plus à faire la fête qu’à mon futur. Et une fois à Bowen, ce n’était plus pareil. « Si ça te va c’est le principal. » Je devrais aussi me contenter d’un boulot simple sans toujours vouloir changer le monde. Elle me dit que je suis de bonne compagnie et ça me fait sourire. J’aime bien sa compagnie aussi. « Les grandes gueules ça plaît pas à tout le monde, souvent j’entends que je pourrais un peu moins l’ouvrir. J’suis contente que tu penses pas comme ça. » Des remarques de merde j’en ai déjà eu et autant dire que c’est pas ça qui me fait la fermer. « J’suis déjà dans des assos et j’adore mais je peux pas en faire mon boulot. » Il y a des gens qui travaillent pour certaines associations mais je n’ai pas encore l’expérience suffisante pour être embauchée. « Je travaille au Shake Shack mais j’vais changer parce que clairement l’odeur des frites j’en peux plus ! » Je lui explique en riant. « C’est sympa de discuter avec toi. »

« Je vois ce que tu veux dire. Enfin, j’y ai jamais mis les pieds mais je comprends l’idée quoi. » Leo avait aucune idée de ce qu’elle aurait bien pu faire avec un diplôme. De toute façon, la question ne se posait pas. Elle avait à peine réussi à finir le lycée, était carrément dyslexique, et avait un temps d’attention minuscule. Elle savait que ce n’était pas représentatif de l’intelligence de quelqu’un, mais c’était souvent un peu dur de pas se sentir stupide. « Je pense que ça me va. Honnêtement. » Leo lâcha un grand sourire. Certes, bosser ici était devenu 99% de sa personnalité. Mais elle avait un patron plus cool, un salaire tous les mois, et l’impression d’être à peu près bonne à ce qu’elle faisait. C’était mieux que ce qu’elle n’aurait jamais espéré de sa vie. Le Elm Street avait réparé son monde. Elle se plaignait souvent, de la monotonie, de la solitude et de sa vie un peu grise. Mais c’était mieux que les trois ans qu’elle avait passé à vivre dans une bagnole. Elle chassa ses pensées d’un coup de tête pour se reconcentrer sur Vega, et jeter un coup d’œil sur le bar. La brune semblait aussi perdue dans ses pensées qu’elle.  « Tu devrais devenir Barman. On a besoin de grandes gueules dans le métier. » fit Leo avec un petit sourire. Même si elle se tenait à carreau quand Marcus était dans le coin, il fallait savoir tenir le coup face aux gens. La politesse était le talent numéro 1, mais la ténacité le talent numéro 2. « J’avoue que je connais foutrement rien à l’associatif. C’est mal ? » Leo n’avait jamais foutu les pieds en manifestation non plus. Non pas manque de convictions, mais c’était juste pas vraiment son monde. « Je pourrais peut-être venir t’aider un jour. Enfin je sais pas vraiment ce qu’on fait dans des assos en fait… Mais je sais sourire et honnêtement j’aurais bien besoin d’un meilleur karma je crois ». Ça ferait sûrement plaisir à Dieu, se dit-elle, se plaisant à imaginer que ça effacer ses nuits de beuveries et son train de vie loin d’être catholique. Les déboires des petits boulots, Leo connaissait bien, et loin d’elle l’idée de juger. Un sourire se dessina sur son visage. « Tu travailles au Shake Shack ? Et tu m’as rien ramené ? Tu auras ma mort sur la conscience. » Sa diète était composée à 70% de bière et à 30% de sandwichs triangle. Elle n'aurait pas dit non à un bon hamburger. C’était un peu des conneries, mais Leo profitait de sa nouvelle extraversion. Sa rencontre avec Esras l’avait beaucoup décoincée. Elle connaissait peu Vega, et c’était pas grave. Il n’y avait rien de mal à faire la conversation et à dire des bêtises. Parfois, il fallait apprendre à en avoir rien à foutre. « C’est vrai. Je suis désolée si je suis un peu avenante. Je m’ennuie pas mal ici et j’ai pas toujours l’occasion de discuter avec des gens… comment dire… sobres ? Normaux ? » fit elle en riant. « C’était censée être un compliment, mais je fais ce que je peux. » Elle avait beau essayer, elle restait toujours un peu gênante sur les bords. Elle essaya d’essuyer un verre avec la plus grande assurance du monde, pour rester cool. Bravo Leo. « Faudrait qu’on se voit dans un autre contexte un jour. Tu sens les frites, moi la bière et la clope. Préférablement après une douche donc. » Elle se déplaça pour servir une pinte avant de piquer au rouge. Je devrais vraiment apprendre à la fermer, pensa-t-elle, tout en croisant les doigts pour que Vega ne relève pas le lapsus involontaire.

En étant à l’université ou même avant, j’ai surtout fréquenté des gens pour qui les études c’était le plus important, pour qui il fallait forcément en faire pour être heureux, bien dans sa vie, trouver un boulot, bref tout. Du coup j’ai pensé comme eux, je me suis jamais posée la question d’un réel métier, j’ai toujours cherché des études qui pourraient me plaire sans imaginer que je pourrais juste travailler. Petit à petit je m’imagine, juste bosser sans diplôme, vivre plus simplement et apprendre la vie autrement que dans des bouquins. Ça me rassure un peu de parler à quelqu’un comme Leo. Même si de ce que j’ai cru comprendre, elle n’a pas fait d’études plus parce qu’elle n’en a pas eu l’occasion que par réel choix, mais c’est déjà ça, elle semble bien dans sa vie. Elle me dit justement que je pourrais devenir barman avec ma grande gueule. Je ris avant de lui répondre « J’crois pas que ça soit une très bonne idée ! Les types lourds et bourrés c’est clairement pas mon truc donc je risque pas d’être sympa avec eux, j’ferai fuir la moitié de la clientèle. » Après je pourrais toujours ouvrir un bar queer, inclusif, féministe, bienveillant mais bon, ça demande beaucoup plus de boulot que de juste bosser derrière un bar. Et puis à Bowen, je suis pas sûre de remplir tout le temps le bar. J’explique ensuite à Leo que je bosse dans des associations mais que c’est que du bénévolat et qu’on ne peut pas juste vivre en étant généreux, faut aussi gagner de l’argent. Elle ne fait pas dans l’associatif mais elle ne me le cache pas. Je préfère son honnêteté que les gens qui assument pas et font genre ils font plein de trucs alors qu’en fait pas du tout. « Y’a plein de gens qui n’y connaissent rien mais si t’as envie d’aider c’est avec plaisir. Fin si tu partages les même causes que moi, si c’est pour aller partager la patriarcat blanc, bon bah j’vais pas trop t’soutenir quoi. » Mais si c’était le cas je suis pas sûre qu’elle serait venue me parler à part si au final c’est pour me balancer des vacheries mais ça m’étonnerait. Je ris lorsqu’elle m’accuse de ne rien lui avoir ramené à manger de mon boulot, si on se revoie je lui prendrais un truc. « J’peux pas me balader avec des burgers froids toute la journée au cas où je rencontre quelqu’un. » Et puis je ne peux pas tout le temps en prendre. Même si ça m’emmerde, on doit jeter les invendus, les burgers moches, ceux ratés, bref des trucs bons mais qui font mauvais genre auprès des clients. Quand mon patron a le dos tourné, parfois j’en prends et je ramène des festins à la coloc mais comme j’ai pas envie de me faire virer, je le fais pas tout le temps. « J’sais pas si j’suis une personne normale, ça existe pas vraiment les gens normaux de toute façon. » Je lui explique en levant les épaules. Elle me dit ensuite que faudrait qu’on se revoie un jour, dans un contexte où elle ne sente pas l’alcool et la clope et moi la bouffe de fast-food. Juste après m’avoir dit ça, elle se barre servir une bière avant que j’ai pu lui répondre. J’essaie de capter son regard ensuite et de lui sourire pour qu’elle revienne. Elle va pas me laisser comme ça, non ? « On peut s’revoir sans qu’tu sois derrière un bar et moi à réfléchir au sens de la vie. » Je sais pas trop ce que cette invitation signifie. Depuis que je me découvre une bisexualité cachée, je ne sais pas trop comment agir avec les femmes. Avec les hommes il y a globalement plus de chances qu’ils soient attirés par les femmes que par les hommes, vu la répartition des orientations sexuelles mais pour les femmes du coup il y a plus de chances qu’elles soient aussi attirées par des hommes donc je ne sais pas si la proposition de Leo est seulement amicale ou pas. Faut vraiment que j’arrête de me prendre la tête avec tout.