le souvenir, c'est la présence invisible (sarcus)

Son dernier verre de whisky vidé, Sara posa les armes sur le comptoir du bar que tenait Marcus avec un sourire enchanteur. « Ce n'était pas trop mal, finalement, de tomber sur le seul jour de repos de Leo », lui fit-elle, moqueuse. Marcus, c'était le patron du Elm. Et elle avait eu l'occasion de le croiser, ici et là, entre les services de son amie Leo. Elle le connaissait, de nom, de visage, parce qu'ils étaient tous les deux de Bowen et que c'était une assez petite ville pour que leurs noms se soient entrecroisés. Aussi parce que la brune avait pris l'habitude, depuis quelque temps déjà, de traîner au Elm après ses journées à la boutique histoire de passer le temps entre le retour à la maison de Hugo. Ils s'étaient souvent salués, tous les deux. Ils s'étaient adressé quelques mots, des plaisanteries par moments, quelques sourires. Mais sans plus. Sara ne savait dire exactement pourquoi, d'ailleurs. Il n'y avait pas trop d'explications, c'était comme ça, tout simplement. Ce n'était ni contre elle ni contre lui, les circonstances avaient fait les choses ainsi.

Ce soir, Sara passait au Elm dans l'espoir d'y croiser Leo. Leo qui y était toujours au rendez-vous. Leo qui lui avait envoyé un message, laissant entendre que l'artisane ne s'était pas accroché les pieds au Elm depuis un moment déjà. Elle lui avait donc promis de passer. Et par malchance, le soir que Sara avait choisi était le seul où son amie n'y était pas. Un verre. Elle s'était donc promis qu'un seul verre. Parce que tant qu'à être entrée dans le bar, et croiser des habitués avec qui elle avait pris l'habitude de discuter par moments, elle ne repartirait pas aussi rapidement, comme une voleuse. Un verre seulement. Si Leo avait été là, ça aurait été différent.

Enfin, c'était ce que la brune s'était promis. Pourtant, elle en était à son quatrième verre de whisky. Et, sans aucun doute, à son cinquantième sujet de conversations avec le propriétaire des lieux. « Déjà 23h54 », se surprenait-elle en regardant son portable. « Ce n'est pas que ta compagnie est mauvaise, Marcus, mais je prendrais un dernier verre et je t'abandonnerais », lâchait-elle en souriant, pourtant pleine de promesses de reprendre leurs discussions, si elles n'étaient pas terminées, à un autre moment avec grand plaisir.

Ce soir le bar s’était vidé assez vite, les travailleurs avaient prit leur tournée entre collègues en début de soirée et puis chacun était rentré chez soi, il y avait eu quelques tables occupées jusqu’à plus tard, mais rien qui nécessite d’occuper deux personnes derrière le bar. Marcus avait donc offert sa soirée à Leo, la jeune femme était bosseuse et volontaire mais elle avait aussi droit à une vie en dehors de ce vieux comptoir en bois poli par le temps. Une petite heure après le départ de la blonde, une jolie brune avait fait irruption, tout sourire, dans le pub. Le commerçant la connaissait bien, Sara était amie avec Leo. Il lui avait tout de suite dit que sa collègue n’était pas là ce soir, mais, puisqu’elle était là, elle s’accorda un verre, Marcus le lui servit de bon cœur, elle était sympa, Sara. Un nouveau verre en chassa un autre, elle était plutôt une habituée des lieux alors elle connaissait quelques têtes et trouva facilement des gens à qui parler. Le barbu ne s’en occupa pas vraiment, à part pour remplir ses verres, jusqu’à ce que le bar ne se vide et qu’il ne reste plus qu’eux deux. Alors elle vint s’accouder près de lui et ils discutèrent de tout, de rien, de Bowen et d’ailleurs. Son verre à lui, une pinte de bière, était descendu lui aussi plus d’une fois, il avait cette fâcheuse habitude d’accompagner ses clients pour ne pas les laisser boire seul, il l’avait toujours fait, même à l’époque où il n’était que salarié, mais lorsqu’il avait racheté le Elm, après le départ de sa femme, ça s’était accentué. Il n’était pas catalogué comme alcoolique, plutôt comme un bon vivant qui ne rechignait jamais à payer sa tournée, mais au final il finissait souvent la tête à l’envers une fois le bar fermé. Je ne vais pas tarder à fermer boutiquer, la soirée a été calme, c’est l’occasion de me coucher tôt, pour une fois. Il resservit une dernière fois la brune, se pris lui aussi un verre de whisky, puisque c’était le dernier, il pouvait bien prendre plus fort. Tu ne pensais pas que j’aurais pu être d’aussi bonne compagnie, n’est-ce pas ma belle ?! Finalement tu n’y as pas perdu au change. Il lui adressa un rictus amusé, sûrement qu’il n’égalait pas son amie, mais au moins elle ne semblait pas s’être ennuyée non plus ce soir.

Elle n'avait pas besoin de Leo pour passer une bonne soirée au Elm. Sara y aimait l'ambiance décontracte, les habitués qui sentaient le whisky et le calme qu'il pouvait parfois y résider. Ce soir, elle s'était prise dans des discussions sur les signes du zodiaque, tentant d'expliquer à une bande de mâle apha son point de vu sur l'alignement des étoiles. Et ça avait été fichu d'avance. Petit à petit, le bar s'était vidé, chacun rentrant vers sa petite maison. Certains avaient des femmes, des enfants, un boulot qui commençait tôt le lendemain. Et Sara, elle, elle avait un comparse, un homme à la maison, mais étrangement, elle n'était pas plus pressée que cela de le retrouver. Elle profitait, encore et jusqu'à ce qu'il le laisserait, de la présence de Marcus et des discussions qu'ils avaient jusqu'à présent. Jusqu'à ce qu'il décrète que c'était non seulement le dernier verre, mais aussi presque l'heure de fermer et d'accrocher son chiffon. « C'est vrai, on doit moins bien tenir la fatigue, à ton âge », lançait Sara en riant, clairement dans une plaisanterie qui ne se voulait pas du tout méchante. Elle accueillit le dernier verre servit, l'interloquant contre celui du patron des lieux, avant d'en prendre une grande gorgée alors que Marcus la questionnait, amusé à son tour. « T'es d'une agréable surprise », fit-elle en battant des cils, dans la limite de la drague, elle qui aimait bien plaire et se faire désirer. « T'as pas hâte de retrouver ton cocon, ton petit nid ? », demandait-elle sans savoir quel était la situation de Marcus. Elle le connaissait, elle lui avait adressé parfois la parole, mais jamais aussi en profondeur que ce soir. Le whisky lui donnait aussi, sans doute, un peu d'ails.

Il ne s'était pas tellement occupé de Sara ce soir, la laissant discuter avec une bande de jeunes hommes, tous, langue pendue face à elle, ils buvaient des paroles, ça le faisait sourire, de les voir tous à ses pieds pour savoir lequel aurait la chance de la ramener avec lui ce soir. Mais elle n'en choisit aucun, elle était décidément surprenante, la brunette. Marcus appréciait les femmes fortes, celles qui tenaient tête, c'était certainement pour ça qu'il avait adopté Leo si facilement, la gamine avait du chien, un sacré sale caractère qui s'accordait parfaitement au sien. Il redoutait le jour où elle prendrait son propre chemin, sans lui, il ne se faisait pas d'idées, elle ne resterait pas sa carrière entière derrière ce vieux bar, sa vie était ailleurs. Alors il en profitait tant qu'il l'avait. Et pour en revenir à Sara, ce fut finalement lui, qu'elle choisit, du moins pour quelques minutes encore le temps d'un dernier verre. Ne te moque pas de moi, gamine, je pourrais te surprendre ! Il sourit, ce ton badin lui convenait bien, un peu de légèreté ça ne faisait pas de mal. Leurs verres se visaient doucement, O'Brian jouait avec le sien, faisant tourner le liquide en fixant Sara avec une lueur brillante dans le regard. Quand on ne s'attend à rien on ne peut qu'être surpris, tant mieux si c'est positif. Nouvelle gorgée, avant qu'il ne replace une mèche trop longue qui lui tombait dans les yeux. C'est ici mon cocon, rien de mieux ne m'attend ailleurs, sauf peut être un lit douillet. Et encore ! Parfois, l'idée de passer la nuit à dormir sur le comptoir ne lui déplairait pas. Il lui adressa une œillade malicieuse. Ton mec n'est pas jaloux que tu traînes seule dans un bar ? Leo lui avait parlé de Sara, parce qu'elle était son amie, Marcus savait donc qu'elle vivait en couple. Alors il sentait bien cette pointe de séduction qui s'invitait dans leurs échanges, dans les regards et même les gestes. Il ne savait pas bien comment elle était arrivée ni jusqu'où elle irait, mais il n'avait aucune envie de réfléchir à ses mots.

Elle aimait bien se montrer séduisante, mais intouchable. Et si on lui disait qu'un jour elle serait prête à tromper son copain, jamais elle ne l'aurait cru. À ce jour, elle aimait jouer avec le feu sans réellement se brûler, peut-être un peu pour se prouver qu'elle savait encore s'y prendre même si dix années de relation lui étaient accordées. Peut-être, aussi, parce qu'elle se sentait par moment seule dans cette vie de couple qui était, finalement, banale. Trop platonique, mais aussi trop importante pour tout flanquer en l'air si rapidement, sur un coup de tête. C'est difficile, les longues relations, d'avoir envie de nouveau, mais d'être aussi attaché au passé, nostalgique de tout ce qu'on connaît. L'inconnu, il fait peur. Et Sara, c'était un peu ça qui la freinait aussi, en plus de l'amour qu'elle portait à Jakob, l'inconnu. La peur que le bonheur ne se cache peut-être pas où l'herbe est plus verte seulement à l'oeil. Prendre des risques, elle passait donc son tour.

Elle charmait, elle souriait, elle flirtait, sans trop de mal, sans faire de cassures dans son couple. Et ça, depuis quelque temps déjà. Jakob le faisait aussi, par moment, ils s'en parlaient, comme si c'était d'une évidence que leur relation en était là, comme si finalement ils n'étaient plus qu'amis plutôt qu'amoureux. « Faudra me prouver le contraire alors », défiait-elle Marcus qui demandait la fin de leur soirée. « C'est toi qui veut retrouver les bras de Morphée. » Mais elle aussi, elle devrait rentrer. Au contraire, elle continuait à siroter le dernier verre qu'il lui avait servi. Le risque, c'était d'en reprendre un autre. Ou, alors, de ne plus savoir mettre un pied devant l'autre pour se rendre à la maison.

Reprenant cette semi-drague dans laquelle elle avait nagé toute la soirée, Sara affirma sa surprise agréable de la découverte de Marcus. Oh, elle le connaissait avant ce soir. Oui, comme le proprio de la place, comme le patron de Leo. Mais plus que ça, pas tellement. Ce soir, elle avait réellement appris à découvrir une nouvelle facette de l'homme derrière le bar qu'elle saluait à chaque entrée et sortie. « Pas faux. Mais on peut aussi rester indifférent », lâchait-elle en guise de réflexion. Ce n'était pas toutes les âmes qui étaient agréables à découvrir. Certaines étaient d'ordinaires. « Ça vaut peut-être la peine d'installer un lit dans l'arrière-boutique, non ? », fit-elle, taquine, avant que ce ne soit au tour de Marcus de lui poser une question. « On est pas comme ça. Après dix ans de vie commune, on s'est fait un peu à l'idée d'être séparé plus de deux heures l'un de l'autre », lâchait Sara en jouant avec son verre. Elle taisait, cependant, que sortir seule lui faisait aussi du bien à son égo de femme.

Marcus était libre comme l'air, il ne savait pas ce que c'était que d'avoir quelqu'un qui l'attendait à la maison, ou auprès de qui il se couchait chaque nuit, mis à part peut-être Newton, quand il en avait marre de chasser les souris, mais même lui, son compagnon poilu, ne lui était pas vraiment fidèle. Il avait touché cette vie du doigt, quelques années, avec Elle, avant qu'elle ne parte brutalement. Ca avait été idyllique, parfait, si doux qu'en la perdant il n'avait plus jamais voulu réessayer, il avait morflé, beaucoup et ça resterait toujours une blessure, sans Elle, ça ne lui faisait pas envie. Depuis il papillonnait, il profitait, mais il ne faisait plus confiance. Si elle savait, Sara que Marcus pourrait la coucher haut la main au jeu de qui tiendra le plus l'alcool, il avait de la réserve et bien trop d'expérience, alors si elle demandait à voir, il pourrait lui montrer. D'ailleurs ça partait un peu comme ça, alors que chacun vidait son verre allègrement. Ouais, je dors peu en ce moment, demain j'aurais l'air froissé, mais je ne sais jamais dire non à une jolie fille. Ma bonté me perdra. Il la fixait avec curiosité, elle était belle, Sara et elle le savait, alors pas besoin de tourner autour du pot. Pourtant entre eux il n'avait jamais été question de séduction, seulement ce soir il était tard, ils étaient seuls en tête à tête et l'alcool aidait à se détendre. Il hocha la tête, il ne connaissait pas bien l'indifférence, il aimait trop l'humain pour rester de marbre, qu'il aime ou non d'ailleurs. C'est une question de caractère. Il rit franchement à sa réponse. Installer un lit dans l'arrière boutique, il n'y avait jamais songé. Si je le faisais et que ça venait à se savoir, ce serait une invitation à la débauche. Déjà qu'il n'avait que la rue à traverser pour ramener une femme dans son lit ! Y a une différence entre sortir deux heures sans lui et passer sa soirée à se faire complimenter par d'autres. Mais c'est bien, que vous vous fassiez confiance, c'est important. Lui il n'était pas jaloux, il ne l'avait jamais vraiment été, jusqu'à ce que sa femme se barre avec le premier venu dès qu'il avait eu le dos tourné ! Depuis il n'en avait simplement pas eu l'occasion. Il vida son verre, celui de la brune était presque vide. Un dernier ou tu es raisonnable ? Sans attendre sa réponse il remplissait déjà le sien. Je n'aime pas boire seul, ça fait poivrot. Il l'incitait sans trop s'en cacher. Dix ans, c'est quelque chose ! Il était presque admiratif. Même s'il se demandait si c'était dix années de fidélité totale ou s'il y avait eu des écarts…