Fin de journée entre collègues {Adriel & Jo'}

Dix-huit heures passées, l'équipe du soir avait enfin pris le relais, libérant alors les quelques médecins qui travaillaient d'arrache pied depuis de nombreuses heures déjà. Après avoir fini de s'occuper de l'un de ses patients, Jonelle se dirigea alors vers la salle des casiers afin de retirer sa blouse et de récupérer ses quelques effets personnels. Après plusieurs semaines à avoir travaillé de nuit, elle allait enfin pouvoir profiter d'une soirée au calme, loin du fourmillement constant des urgences. Il est certain qu'elle adorait son travail et ses collègues, mais quitter les murs de l’hôpital pendant ne serait-ce que quelques heures était une chose qu'appréciait tout médecin y travaillant.
Veste sur le dos et sac sur l'épaule, la jeune Brannen ne se dirigea toutefois pas directement vers la porte de sortie. Elle errait dans les couloirs, semble-t-il à la recherche de quelque chose ou plutôt, à la recherche de quelqu'un. Ce soir, elle n'avait pas envie de retrouver tout de suite son petit appartement terne, elle voulait sortir un peu, prendre l'air, et elle savait très bien qui serait prêt à lui tenir compagnie.

« Adriel ! », lança-t-elle en apercevant une silhouette qu'elle ne connaissait que trop bien. S'approchant de l'homme, un sourire s'afficha sur son visage lorsqu'elle se rendit compte que lui non plus ne portait plus sa blouse. Il avait donc lui aussi fini son service.
« J'ai pas vraiment envie de rentrer tout de suite, ça te dirais d'aller en face ? » Interrogea-t-elle. Au fond, c'était un peu le rituel de bon nombre de médecins ou d'infirmiers d'aller se retrouver "en face", dans le bar du coin. S'installer autour d'une table face à un simple café ou face à des boissons plus alcoolisés, refaire le monde ou encore parler encore et toujours de médecine en échangeant diverses anecdotes sur les patients, les opérations ou bien sur les derniers ragots circulant à propos du personnel de l’hôpital.

La réponse positive d'Adriel la fit sourire. En réalité, elle se serait sentie un peu bête si jamais il était venu à lui dire non. Depuis plusieurs semaines, elle faisait tout pour essayer de sortir à droite ou à gauche, se changer les idées. Le décès de son père commençait à devenir de plus en plus lointain pourtant, elle n'arrivait toujours pas à oublier cette tragédie. Elle avait perdu l'homme qui comptait le plus à ses yeux, celui qui l'avait élevé seul, qui s'était sacrifié à de nombreuses reprises pour elle, pour son bonheur. Un bonheur qu'elle essayait aujourd'hui de côtoyer de plus belle en sortant avec ses amis, en profitant des quelques bons moments que la vie avait encore à lui offrir.
Adriel faisait indéniablement parti de ceux qui étaient restés là pour veiller sur elle, pour lui redonner le sourire ce, en toutes circonstances. Elle l'appréciait réellement et ce, depuis plusieurs années maintenant. Déjà à l'époque de leurs premières années de médecine, Jonelle et Adriel s'étaient parfaitement bien trouvés et gardaient une amitié sans failles aussi bien à l’hôpital qu'en dehors.

« Des cafés trop forts et des cocktails étranges... C'est bien de ce bar que je parle » répondit-elle en rigolant. Il est vrai que ce bar d'en face n'était pas vraiment le préféré de Jonelle mais, elle ne rechignait jamais à l'idée de s'y retrouver pour discuter un peu. Se dirigeant avec lui vers ce fameux endroit, elle rentra avant lui et l’attendit pour aller s'installer à une table qui ne semblait attendre qu'eux. Le serveur, ayant sans doute l'habitude de les voir traîner dans le coin, souriait en leur faisant un signe pour leur faire comprendre qu'il arrivait dans quelques secondes.
Attendant alors qu'il vienne prendre le commande, elle tourna son regard vers Adriel afin de reprendre la conversation. « Ça fait du bien de se poser un peu. » lança-t-elle « Puis ça fait du bien aussi de voir d'autres visages que celui du super patient qu'est venu trois fois dans la journée » ajouta-t-elle en rigolant. Un habitué, paranoïaque et hypocondriaque était en effet passé la voir à trois reprises. Plan drague plus ou moins raté ? Pas le moins du monde, le brave homme était tout simplement persuadé que tous ses bilans de santé étaient entachés d'erreur et réclamait à tout va de nouveaux examens. « Et toi ta journée, pas trop dure ? »

Non seulement leurs boissons n'étaient pas des plus extraordinaires mais le matériel n'était lui non plus, pas en très bonne état. Outre a table bancale qu'Adriel essaya de solidifier comme il le put, il n'était pas rare de tomber sur une chaise elle aussi bancale ou dont l'assise était prête à se rompre. Plusieurs chaises cassées étaient d'ailleurs entassées derrière le bar. Oui, c'était particulièrement médiocre et cela différait bien avec l'hôpital où tout se devait d'être propre, impeccable et ou la technologie coulait à flot. Ici c'était, comme dire... plus rustique, oui, voilà. Mais tout bon médecin ne pouvait pas se permettre de traverser toute la ville pour aller boire son café ailleurs, loin de son lieu de travail. L’hôpital, c'était leur vie. La médecine leur métier. Et ils aimaient vraiment ce qu'ils faisaient, c'est d'ailleurs sans doute pour cela qu'ils en parlaient encore hors de murs de l’hôpital.

« Entre la médecine et moi, je ne sais pas laquelle des deux il préfère. » répondit la jeune Brannen en rigolant. Des habitués, comme elle aimait si bien les appeler, elle en avait plusieurs. Hormis ce brave monsieur, il lui arrivait aussi régulièrement de voir quelques casses-cous qui franchissaient la porte des urgences presque toutes les semaines ou encore quelques vrais malades qui, plus tristement, venaient à chaque fois que leur santé se déclinait encore un peu plus.

Comme son collègue, Jonelle avait commandé un café. Au moins, si ça virait à l'intoxication, ils pourraient se soutenir et il n'avait qu'à traverser la route pour aller se faire soigner par leurs autres collègues. La jeune médecin tiqua néanmoins en apprenant le décès de la petite Sally. La mort, ils avaient à l'affronter bien régulièrement. Mais Jonelle avait plus de mal à l'affronter depuis qu'elle s'était abattue sur son père. Elle avait également d'autant plus de mal à accueillir la nouvelle lorsqu'il s’agissait d'une enfant qui avait encore toute la vie devant elle. « C'est une bien triste nouvelle... Aucun gamin ne mériterait de vivre tout ce qu'elle a vécue. A côté de ça, elle avait une telle force. Sans doute bien plus moi encore. Elle était extraordinaire cette petite »

C'était souvent comme ça. L'anecdote sur le petit Billy le confirmait d'ailleurs. Les enfants semblaient avoir un rapport différent avec la maladie. A la fois matures de leurs expériences, ils avaient encore cette pointe d’innocence et d'insouciance qui semblait leur faire oublier la gravité de la situation et qui les faisaient sourire et se battre comme aucun adulte ne parvenait à le faire aussi bien. Jonelle n'arrivait malheureusement plus à être aussi optimiste qu'eux ou encore que certains de ces collègues comme Adriel. Elle n'arrivait parfois plus à faire preuve de discernement. Bien souvent, ces dernières semaines, elle avait préféré s'occuper des petites consultations plutôt que d'aller se charger des grands blessés. Toute ambulance débarquant sur le parvis de l’hôpital était un risque supplémentaire de voir la mort frapper et pour le moment, elle n'était encore que difficilement prête à revivre tout cela.

Buvant à son tour une gorgée de son café, elle laissa rapidement la tristesse de son regard se changer en grimace. Bon, non, ils n'avaient pas changé de machine à café depuis la dernière fois visiblement. Puis, à voix basse, elle glissa à son ami « Tu crois que certaines intox nous viennent d'ici ? ». Laissant sa cuillère faire plusieurs tours dans son café, elle se mis alors rire.

Au fond, c'était assez étrange. Les deux jeunes médecins avaient passé bon nombre de temps ensemble et pourtant, ils ne savaient pas grand chose l'un de l'autre. Quelques anecdotes lancées au détour d'une conversation, rien de plus. Elle ne savait que peu de chose de son histoire et lui ignorait aussi très probablement son passé de très bonne vivante, ses escapades dans des lits inconnus et ses quelques soirées sans nul doute un peu trop alcoolisées. Pour le décès de son père, en revanche, c'était différent. En réalité, son changement de comportement soudain et ses quelques larmes avaient attiré l'attention d'Adriel. De plus, cet évènement tragique ayant été relaté par quelques chaînes locales, la rumeur s'était rapidement propagée au sein du service. Elle n'avait donc pas pu s'en cacher, ni même préserver ce silence pesant... Au fond, il valait peut-être mieux qu'il en soit ainsi. Certes, elle ne s'en sortirait pas indemne mais elle savait qu'elle n'était pas seule et c'était là le plus important au final.

La fille du commandant Brannen ne put s'empêcher de sourire à la réaction de son ami. Haussant un sourcil, ne sachant trop comment interpréter ces dires, elle fut néanmoins touchées par ces quelques mots. « De toutes façon, aux urgences, on est les meilleurs et les plus sexy de tous les services, c'est bien connu. », ajouta-t-elle en riant légèrement. Au fond, elle savait qu'elle avait un certain charme pour en avoir longtemps joué auprès des hommes, mais jamais dans sa carrière professionnelle elle ne s'en était servi. Elle n'y voyait d'ailleurs pas l’intérêt étant donné qu'elle était avant tout là pour guérir et sauver des vies plutôt que de charmer le premier venu.

Au moment où leur main se frôlèrent, Jonelle sentit une sorte de chaleur l'envahir. C'était ça, se sentir épaulée, soutenue. Se savoir comprise. Il lui apportait à l'heure actuelle une telle chaleur et une telle présence humaine qu'elle se surpris quelques secondes à être plus enjouée, presque heureuse... C'était ça, la vie. Un mélange de sentiments inouï. La force de sensations parfois extraordinaires, parfois plus déchirantes. Et alors qu'elle était encore sous le coup de l'annonce du décès de la jeune enfant, elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'au fond, elle avait une chance folle d'être là, en bonne santé et en bonne compagnie. « Je n'ose même pas imaginer l'état dans lequel doivent être ses pauvres parents. » avoua-t-elle en repensant au visage inquiet d'une mère qui avait emmené son enfant malade pour la toute première fois aux urgences.

L'éclat de voix d'Adriel se fit alors entendre de nouveau. Quelques mots presque inaudibles envoyés pour être rapidement achevés. Il n'avait sans doute pas oser continuer sa phrase, ce qui laissait quelques interrogations s'installer en elle. Elle lui lança alors un regard à la fois questionneur et attendri. « Tu sais, je crois qu'on a tous un brin de courage au fond de nous. On a juste peur d'oser, peur de s'y essayer... Le courage c'est un truc que certains garde enfouis bien au fond d'eux » Se risquant à boire une nouvelle gorgée de café, elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle faisait indéniablement partie de cette seconde catégorie de personne. Son père, bien qu'ayant été un modèle de courage et de bravoure ne lui avait visiblement pas transmis ces quelques gènes là.

Écoutant la proposition de son collègue, elle souria de plus belle. Elle qui passait le plus clair de son temps, soit dans son petit appartement, soit à l’hôpital, elle savait pertinemment que sortir un peu ne lui ferrait pas de mal. Il était temps qu'elle retrouve cette petite joie de vivre au fond. « Et bah tu sais quoi ? » lança-t-elle gaiement « Je trouve que c'est une excellente idée moi. Ce serait avec plaisir. »

Ne plus y penser ? Essayer d'oublier toutes les atrocités de la vie, la maladie, pire, la mort ? Elle n'y arriverait probablement pas. Haussant les épaules à l'écoute des mots d'Adriel, elle savait que quelque chose en elle s'était définitivement brisé. Elle avait toujours eu en elle cette fibre relationnelle. Déjà lors de ses études, elle était généralement la première interne à se jeter à l'eau pour aller parler aux malades, leur annoncer le pire comme le meilleur. La maladie comme la rémission. Elle avait toujours eu ce sens du contact inouï, ce soucis de bien faire. Le bien-être de ses patients passait d'ailleurs bien souvent avant son propre bonheur. Elle serait prête à tout pour donner un peu de compagnie aux personnes seules hospitalisées ou pour voir un sourire s'afficher sur le visage d'enfants malades.
Il y a quelques temps encore, elle arrivait à faire ce détachement, à accuser le coup, à avancer, prendre en charge le cas suivant sans même se soucier de celui qui venait de partir... Mais ce n'était plus aussi simple. Celle qui passait si facilement à autre chose autrefois était aujourd'hui devenue encore plus humaine. Chaque être qui, comme la petite Sally, venait à quitter ce monde au sein de l’hôpital était une personne qui, finalement, était entrée dans sa vie, dans son coeur. « C'est pas si facile de faire ce détachement à chaque fois tu sais... Parfois je me dis que je devrais moins m'investir dans la relation patient-médecin, que je devrais me contenter de soigner sans chercher à en savoir plus sur la personne... Mais j'suis pas comme ça ! »

Au fond, la disparition tragique de son père avait opéré en elle un changement presque radical. Outre cette difficulté d'oublier et ce chagrin apte à refaire surface à tout moment, cela l'avait également quelque peu assagie. Elle qui était réputée pour sa franchise sans faille et ses prises de paroles parfois trop directes, elle qui couchait à droite à gauche et qui enchaînait les soirées alcoolisée... Elle n'existait plus ! Au final, elle avait pris en maturité, se rendant sans nul doute compte que son père, qui s'était démené pour l'élever, n'aurait pas aimé la voir valser avec des vices aussi puérils. Elle n'avait plus envie d'oser, comme lui suggérait si bien le jeune urgentiste... Elle n'avait peut-être même tout simplement plus rien à oser au fond. « Oser quoi ? », lança-t-elle quelque peu songeuse, son regard azuré posé dans celui de son interlocuteur. Vraiment, elle ne voyait pas quoi oser, et, quand bien même elle aurait eu des objectifs en tête, elle n'était surement pas tout à fait prête à les réaliser. Pour le moment, elle préférait se laisser porter par sa nouvelle vie, profiter de ses amis et surtout, retrouver, grâce à eux, la joie de vivre qui la caractérisait si bien. Cette petite soirée organisée pourrait d'ailleurs être une bien belle occasion de penser un peu à autre chose. « Va pour la moto mais à une condition ! Que tu ne roule pas comme un malade », acquiesça-t-elle en riant.

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