Un quatre heure avec la jolie serveuse | Emily [Terminé]

Travailler dans un café était incontestablement un bon moyen de faire des rencontres. Toutes sortes de rencontres, d'ailleurs. Certaines étaient bonnes, d'autres mauvaises, mais une chose était certaine : Emily adorait cela et elle n'aurait changé de boulot pour rien au monde. Elle avait créé des liens avec quelques habitués qui venaient tous les jours. Hugo en faisait partie. Du haut de ses treize ans, c’était un vrai petit homme autonome qui s’installait au café tous les soirs après l’école pour faire ses devoirs ou passer quelques heures au calme avant de rentrer chez lui. Sa visite quotidienne était devenue un vrai rituel et chaque jour, tous les employés attendaient son arrivée avec impatience. Lorsqu’il apparut finalement à l’entrée du café, Emily esquissa un sourire. Elle le regarda s’installer près de la vitre et déballer ses affaires d’école pour commencer à plancher sur ses exercices, comme d’habitude. Elle s'approcha doucement de lui, jetant un œil à son exercice. Des mathématiques. Quel cauchemar ! Il aurait sûrement besoin d'un bon goûter pour affronter une telle épreuve. Le garçonnet finit par lever les yeux vers elle et Emily lui adressa son plus joli sourire. Le voir ici était toujours un plaisir ; Hugo était en quelques sortes devenu la mascotte du café. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. « Salut, toi ! », dit-elle avec son entrain habituel avant de répondre à sa question. « Ça va, et toi ? Comment s'est passée ta journée ? » Prendre de ses nouvelles était naturel. Elle s'était attachée à lui et le trouvait attendrissant. Sans attendre sa réponse, elle déposa une tasse de chocolat bien chaud et un énorme muffin au chocolat devant lui. « Je crois que tu vas avoir besoin de ça pour tenir le coup, vu tous les devoirs qui t’attendent », justifia-t-elle sans perdre son sourire.

Le sourire radieux qu'affichait Hugo faisait réellement plaisir à Emily et elle ne pouvait s'empêcher de sourire à son tour. Elle commençait à connaître ses habitudes et elle essayait toujours de devancer ses demandes, histoire de lui faire plaisir. Elle écouta sa réponse avec attention, hochant légèrement la tête pour lui montrer qu'elle comprenait ce qu'il voulait dire. « J'ai connu des jours meilleurs, moi aussi », avoua-t-elle. « Mais ça va mieux, maintenant que tu es là ! » Elle ne put s'empêcher de lui ébouriffer un peu les cheveux, comme à chaque fois qu'elle se retrouvait en présence d'un enfant qu'elle appréciait. Sale manie dont elle ne pouvait se défaire... Après tout, ce n'était qu'une marque d'affection comme une autre. « J'ai toujours pensé que la géométrie était complètement dénuée d'intérêt », rétorqua-t-elle lorsqu’ils évoquèrent ses devoirs. « Pour ce qui est du corps humain, je t'accorde que ce n'est pas le plus passionnant des sujets... Mais ça peut être utile, parfois, de savoir comment fonctionne ton corps. » Quand ? Elle n'avait pas d'exemple précis en tête... Cela dit, elle restait convaincue que connaître le noms de ses os ou de ses organes servaient beaucoup plus que le théorème de Machin-Chouette ou le cosinus de Je-Ne-Sais-Quoi. Elle avait toujours détesté les mathématiques - et ils le lui rendaient bien. Sans plus attendre, le jeune garçon croqua dans son muffin avant de s'exclamer qu'il était délicieux. Emily prit un air fier, contente de lui avoir servi un goûter dont il raffolait. « Ce n'est pas moi qui l'ai fait mais merci, je transmettrai au pâtissier ! » Elle lui fit un clin d’œil complice. Elle était toujours ravie de voir que les clients étaient satisfaits des boissons et des divers produits proposés par le café. « Fais-moi signe si tu en veux un autre », dit-elle gentiment. Si elle avait le droit de lui donner des gâteaux gratuitement ? Non, évidemment. Mais cela ne l'empêchait pas de le faire. Et puis, s'il y avait le moindre problème, elle demanderait à son patron de retenir ces malheureux encas sur sa paie. Elle n'allait tout de même pas faire payer quelqu'un d'aussi jeune ! Certains de ses collègues le faisaient, certes. Mais pour elle, c'était au-dessus de ses forces. Peut-être qu'elle avait l'impression de se retrouver un peu en Hugo, peut-être parce qu'elle savait ce que l'argent représentait et qu'elle en avait manqué lorsqu'elle était plus jeune. Elle en ignorait la raison et elle ne voulait pas la connaître ; ce serait risquer de son replonger dans le passé et ça, elle s'était interdit de le faire. Sortant de ses pensées, elle reporta son attention sur le jeune garçon. « Je devrais peut-être te laisser faire tes devoirs, non ? Ça ne doit pas être facile de se concentrer sur un problème de géométrie avec une serveuse hyper bavarde dans les parages ! », plaisanta-t-elle.

La jeune fille sourit à sa réplique. Non, il n’était pas le seul à détester la géométrie… Loin de là ! Cela dit, Emily était un cas à part. Elle n’avait jamais vraiment aimé l’école et l’enfance qu’elle avait vécue l’avait empêché de suivre une scolarité convenable. Si elle en avait eu l’occasion, elle aurait aimé poursuivre ses études pour pouvoir faire autre chose que serveuse dans un petit café de province… Mais sa vie n’était pas si mal, au fond. Elle aurait pu mal tourner, finir comme sa mère – ou pire, comme son père ! – mais elle avait toujours refusé de devenir comme eux. Elle affrontait les problèmes au lieu de les contourner et cela résolvait bien des choses. Préférant ne pas repenser à tout cela, elle reporta son attention sur Hugo. Il semblait ailleurs, comme si ses pensées s’étaient soudainement rappelées à lui et qu’il était plongé dans une sorte de rêverie qui le coupait du monde extérieur. Peut-être l’ennuyait-elle ? Sûrement, même. Après tout, il venait ici pour faire ses devoirs et elle ne faisait que parler, encore et encore. Il avait sûrement envie qu’elle déguerpisse, pour pouvoir être au calme. Elle proposa donc de le laisser tranquille mais à sa grande surprise, le garçonnet lui demanda de rester avec elle. Elle le regarda sans rien dire pendant quelques secondes, le trouvait parfaitement adorable. Elle était déjà bien incapable de dire non en temps normal, comment pouvait-elle refuser quelque chose à cette bouille d’ange ? « Puisque c'est demandé gentiment, j'accepte de rester un peu », dit-elle en souriant, prenant place en face de lui. Le café était presque vide et les clients avaient déjà tous été servis. Rien ne l'empêchait de discuter quelques minutes avec Hugo. Et puis, elle appréciait sa compagnie et ne se lassait pas de discuter avec lui. « Je te raconte ma journée si tu me racontes la tienne, d’accord ?» Elle lui adressa un sourire amical. La base d’une conversation était l’échange, non ? « Qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ? », demanda-t-elle avec entrain. Elle n’était pas contre lui raconter sa journée dans les moindres détails, mais son récit risquait d’être ennuyeux à mourir… Elle ne menait pas l'existence la plus palpitante de Bowen mais pour Hugo, elle pourrait bien trouver deux ou trois anecdotes amusantes à raconter.

Emily se mit à sourire en entendant la question du petit Hugo. Elle prit quelques secondes de réflexion, passant en revue tous les clients qu'elle avait croisé au cours de la journée. Finalement, elle se pinça les lèvres et hocha légèrement la tête. « Si, quelques-uns », répondit-elle. « Il y a toujours des gens qui râlent pour un rien, qui trouvent qu’on ne va pas assez vite quand on les sert, que le café n’est pas assez chaud, qu’il y a trop de crème dans leur cappuccino… Et puis il y a ceux qui se mettent dans la file d'attente sans avoir réfléchi à ce qu'ils allaient prendre et qui créent des embouteillages monumentaux parce qu'ils sont incapables de passer leur commande quand leur tour est venu. » Elle soupira doucement. Elle aimait son métier et elle aimait les gens, mais parfois, elle avait du mal à contenir sa frustration. Elle se pencha alors vers le jeune garçon, prenant un air de confidence. « Tu vois ce Monsieur, là-bas ? », chuchota-t-elle en désignant un homme assis un peu plus loin le plus discrètement possible. « Il a changé trois fois d’avis. Il a commandé un café et pendant que j’étais en train de le préparer, il a dit "Oh, finalement, je crois que je vais prendre un thé". Alors je lui ai fait un thé et il m’a dit "En fait, après réflexion, je vais rester sur un café"… Le problème, quand tu es serveur, c’est que tu dois toujours rester calme, poli et souriant. Même quand les clients te tapent sur les nerfs ou qu’ils font tout pour te rendre dingue. » Elle marqua une pause et se mit à sourire, observant Hugo avec attention. « Heureusement qu'il y a des clients aussi adorables que toi pour nous faire oublier tout cela », déclara-t-elle avec entrain. « Tu sais que je t'attends avec impatience tous les jours ? » C'était vrai, et elle n'était pas la seule. Tous ses collègues l'adoraient et son arrivée était comme une bouffée d'oxygène, quelque chose qui leur redonnait la force de finir la journée avec le sourire et l'énergie nécessaire. « Bon, et toi alors ? Raconte-moi ta journée. Je veux savoir tout ce que tu veux bien me dire ! »

Hugo écouta son long récit avec attention et la jeune femme se mit à sourire en entendant sa proposition. Faire payer un supplément et le garder pour elle ? C'était ingénieux - et elle n'y avait jamais pensé ! « Excellente idée », dit-elle en souriant. « T'es un vrai petit génie ! » Elle n'était pas avare de compliments et n'hésitait pas à souligner les qualités de ses interlocuteurs. Elle trouvait réellement qu'Hugo était futé. Et qu'il avait l'air particulièrement mature pour son âge, ce qui la surprenait toujours vu la mentalité qu'avaient les jeunes de maintenant... Elle l'écouta à son tour raconter sa journée, prêtant attention à la moindre de ses paroles. Elle savait qui était Nicky parce qu'elles avaient des connaissances en commun, mais elle ignorait qu'elle était amie avec Hugo. Elle afficha un sourire, contente qu'il ait passé une bonne matinée grâce à elle, puis elle fronça les sourcils lorsqu'il laissa sa phrase en suspens. "Je préfère être là-bas que…" avait-il dit avant de s'empresser de changer de sujet. Quel était cet endroit où il n'aimait pas être ? Chez lui ? Elle mourrait d'envie de lui poser la question mais elle était bien placée pour savoir qu'il y avait des sujets dont on n'avait pas envie de parler. Et s'il avait changé de sujet aussi vite, c'était probablement parce que cet endroit en question en faisait partie. Elle décida finalement de ne faire aucun commentaire - pour l'instant, souriant à ses compliments qui lui allaient droit au cœur. « Alors ça, c'est super gentil ! On ne me dit pas ces trucs-là tous les jours, ça fait plaisir à entendre », rétorqua-t-elle joyeusement. Il est vrai que son mari n'était pas vraiment du genre à lui dire ce qu'il appréciait chez elle. Appréciait-il au moins quelque chose ? Elle en doutait sincèrement. Elle avait fini par se persuader qu'elle était minable et qu'elle ne valait pas le coup qu'on s'intéresse à elle. Alors avec ces quelques mots anodins, Hugo l'avait réellement touché. Elle le regarda pendant quelques secondes avant d'oser prendre la parole. Ce début de phrase la hantait et elle voulait en savoir plus, sans le brusquer pour autant. « Tu sais, Hugo, s'il y a des choses dont tu veux parler, que ce soit à moi ou à n'importe qui d'autre ici, on t'écoutera », assura-t-elle. Elle était inquiète. Comme d'habitude. C'était plus fort qu'elle, elle imaginait toujours le pire et un rien l'angoissait. Le fait qu'il ait brièvement évoqué le fait qu'il se sentait mieux à l'école qu'ailleurs l'avait intriguée. Maintenant qu'elle y pensait, il n'avait jamais parler de sa maison ou de sa famille. Ce qui était assez étrange pour un enfant de cet âge-là. « On est tes amis, tu peux nous faire confiance », ajouta-t-elle avec toute la douceur possible. « Alors si un jour tu ressens l'envie de te confier au sujet de certaines choses, je me ferais un plaisir d'être là pour toi. » Forcer les gens à parler n’était pas son genre. Elle savait à quel point c’était agaçant, d’entendre les gens vous supplier de se confier à eux. « Tu veux un autre muffin ? », demanda-t-elle finalement pour changer de conversation et lui prouver qu'elle n'insisterait pas s'il n'avait pas envie de lui raconter ses problèmes.

« S’il te plait… » La jeune femme le regarda avec attention, regrettant déjà de l'avoir poussé à se confier. Elle ne l'avait pas réellement poussé, bien sûr, mais elle avait insisité sur le fait que quelque chose semblait clocher et apparemment, cela ne plaisait pas à Hugo. Elle aurait mieux fait de se taire, encore une fois. Il ajouta qu'il avait besoin de se sentir "normal" et la curiosité d'Emily fut une nouvelle fois piquée au vif. « Normal ? », répéta-t-elle d'une voix presque inaudible, plus pour elle-même qu'autre chose. Que voulait-il dire par là ? Il avala finalement sa salive de travers et les larmes lui montèrent aux yeux. Emily était incapable de dire si ses yeux étaient humides à cause du choc ou parce qu'il pensait à toutes ces choses dont il n'avait pas envie de parler. Mais le voir comme ça ne lui plaisait pas, c'était certain. « Je suis désolée, Hugo. Je ne voulais pas me montrer indiscrète », dit-elle doucement, sincèrement navrée. Elle espérait qu'il ne lui en voudrait pas et qu'il continuerait à lui parler comme si de rien n'était. Cela dit, elle n'oublierait pas. Ni ses mots, ni l'air qu'il avait affiché quand elle lui avait dit qu'il pouvait se confier à elle. Elle était persuadée que quelque chose le tracassait et même si elle n'insisterait pas pour le forcer à parler, elle s'inquiéterait en silence. Il lui demanda finalement si elle voulait un morceau de son muffin et elle secoua doucement la tête, souriant un peu. « Non merci, il est pour toi », dit-elle gentiment. Elle était contente de ne pas avoir plombé l'ambiance, même si son esprit ne se calmait pas pour autant. Elle se posait des tas de questions et elle mourrait d'envie d'en connaître les réponses. Pourquoi avait-il prétendu vouloir être "normal" lorsqu'il était ici ? Qu'avait-il d'anormal ? Elle soupira doucement, observant Hugo avec attention. « Tu ne veux vraiment pas m'en parler ? », demanda-t-elle en douceur. Elle s'en voulait de poser cette question mais elle avait besoin de savoir. S'il persistait à se taire, elle laisserait tomber. Mais elle s'en voudrait de ne pas avoir essayé un peu plus. « Pourquoi tu dis que tu as besoin de te sentir normal quand tu es ici ? Tu es normal. Peu importe ce qui se passe quand tu n'es pas au café. »

Bien évidemment, Emily regrettait de s’être montrée si insistante maintenant qu’elle connaissait la vérité. Mais d’un autre côté, elle était contente de savoir ce qui le tracassait. Et elle ne comptait absolument pas le juger. Elle serait mal placée pour le faire, d’ailleurs ; sa famille était loin d’être un modèle et même si ses parents étaient toujours vivants (aux dernières nouvelles, du moins), elle se coïnciderait comme orpheline puisqu’ils n’avaient jamais été là pour elle. Elle observa Hugo pendant quelques secondes. Son regard sur lui n’avait pas changé et elle refusait de le prendre en pitié. Oui, elle était triste d’apprendre qu’il était sans famille. Mais elle ne voulait pas changer de comportement. Elle ne voulait pas s’apitoyer sur son sort ou lui répéter qu’elle était désolée parce qu’au fond, cela ne changerait rien. Hugo se sentirait toujours aussi mal, si ce n’est plus. Après un court silence, Emily lui adressa un sourire amical, comme elle avait souvent l’habitude de le faire. « Tu sais, la véritable famille, ce n’est pas celle qu’on a à la naissance… C’est celle qu’on se crée. Et même si je sais que ça ne remplacera jamais de vrais parents, tu as des gens qui t’aiment et qui s’inquiètent pour toi. C'est ça qui compte. » Elle posa délicatement une main sur la sienne, espérant qu’il ne se braquerait pas. Il ne fallait pas qu’il croit qu’elle allait divulguer son secret aux autres, ni que le regard qu’elle portait sur lui allait changer. Tout resterait comme avant. À l’exception près qu’elle s’inquiéterait davantage quand elle le verrait quitter le café, voilà tout. « T’as pas à t’en faire, ton secret sera bien gardé, avec moi. Et on n’en parlera plus si tu ne veux plus en parler. Mais je veux que tu me promettes de me le dire, quand ça ne va pas. D’accord ? » Son côté mère poule refaisait surface une fois de plus. Elle ne pouvait s’en empêcher. C’était comme si elle était née pour s’inquiéter pour les autres, pour les protéger et essayer de leur éviter de souffrir. Elle tenait plus à ses proches qu’à sa propre vie mais elle ne le réalisait même pas. « Mes parents ne se sont jamais vraiment occupés de moi, alors je sais ce que tu ressens. Mais tu n’es pas anormal, Hugo. Tu n’as rien à te reprocher, tu n’y es pour rien. Et ce n’est pas ça qui t’empêchera d’avoir la vie que tu veux, quand tu seras plus grand. » Elle ne savait pas vraiment si ses mots étaient réconfortants mais elle voulait réellement lui ôter de la tête l’idée qu’il n’était pas normal. « Parlons d’autre chose ! », dit-elle joyeusement pour éviter de plomber l’ambiance. Après tout, Hugo n’avait pas l’air de vraiment vouloir en parler et elle avait promis qu’elle n’insisterait plus. « Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grand, d'ailleurs ? Quelque chose en rapport avec la nature ? », s’enquit-elle gentiment, ayant retenu ce qu’il lui avait dit au début de leur conversation.