watermelon sugar high (saoirse)

Maxwell adorait la fête foraine. Je préférais l’époque où c’était que de passage en ville, de temps en temps, et que c’était donc la surprise du weekend que de s’y rendre. Mais depuis quelques années les forains s’étaient installés à l’année longue, pour ouvrir à toutes les semaines pendant quatre jours. Pour moi, ça enlevait la magie. Pour Maxwell, c’était Disney à tous les jours. Aux USA, chez sa mère Ally, il n’y avait pas de fête foraine en permanence, comme ça. Alors à chaque fois qu’il était de visite chez son père, moi, à Bowen, tout ce qu’il réclamait était de se rendre dans les manèges et dans les arcades. Et comment lui refuser ? On avait donc décidé, Zelda et moi, de se faire une sortie de « famille décomposée » avec Lara et Maxwell. Décomposée parce que, eh bien, nous étions une famille certes mais franchement atypique. Maxwell était né de ma relation avec Ally, Lara était née de ma relation avec Zelda, et Zelda et moi n’étions plus en couple. Il ne manquait plus que j’invite Pippa, et que Zelda invite son amoureux ! Nous nous étions gardé ce moment-là pour nous, toutefois. Maxwell avait insisté pour aller dans la grande roue, et comme j’avais de plus en plus le vertige en vieillissant, Zelda m’avait proposé d’y aller avec les enfants pendant que je faisais autre chose – pourquoi pas aller leur gagner une peluche ou un truc du genre. J’acquiesçai à la proposition, soulagé de m’en tirer aussi facilement grâce à mon ex plus que compréhensive. Je les laissai monter à bord de la grande roue et je partis déambuler entre les différentes arcades. Je reconnus une tête rousse qui s’apprêtait à lancer une fléchette sur un mur de petits ballons gonflés. « Ohlala. Est-ce que je devrais faire attention à mes fesses ? » Me rendant compte que cette voix sortait de nulle part pour Saoirse, voix qu’elle n’avait entendu qu’une seule fois, je me sentis un peu con de m’être approché et d’avoir sorti ça sans présentation. Je ris, gêné, me grattant la nuque. « C’est Concho, tu sais, l’mec pas prudent au complexe sportif. Je te faisais juste une blague. » Expliquais-je. Après tout, nous nous étions un peu pris la tête, la dernière fois. Ce ne serait pas cool de recommencer les malentendus.

Déambulant comme possible, sa canne blanche étirée devant elle, l'aveugle essayait de se repérer. Elle s'arrêtait souvent pour demander au tenancier d'un stand où elle se trouvait, l'activité du lieu, et où aller ensuite. Elle avait prit un immense plaisir à découvrir les churros, grassement recommandés, et expérience culinaire qu'elle n'avait pas encore eu l'occasion de vivre sur le terrain d'une fête foraine. Pourtant, elle y avait déjà participé, enfant, au sein de sa communauté. Des petits événements, restreints et tenant sur un budget précaire, mais qui faisait le bonheur des petits et des grands. Elle pouvait encore goûter le sucre de la barbe-à-papa sur ses lèvres, si elle se concentrait. C'étaient au fond de grandes occasions pour des gens comme elle, ou comme ce qu'elle avait été. Saoirse avait eu envie de retrouver cette ambiance  frivole et cette animation insouciante. Elle était venue accompagnée d'Ivy-Céleste, avant que cette dernière ne doive partir de façon impromptue. L'Irlandaise n'était pas dupe des courbettes que la jeune femme s'efforçait de faire pour contenter son mari, mais ce n'était pas sa place non plus de la retenir, ni de lui faire entendre ce qu'elle voyait comme de la raison. Elle lui avait donc assuré qu'elle s'en sortirait très bien en restant encore un peu dans le coin, seule mais pas tellement au final, entourée d'inconnus qu'elle n'hésiterait pas à aborder pour trouver son chemin et son enjouement. L'arrêt de bus pour rentrer chez Manwë n'était pas loin, et elle avait suffisamment de mois d'expérience dans cette ville pour savoir se déplacer plus ou moins sans encombre. La rouquine s'était arrêtée au stand de fléchettes, emballée par ce défi qu'elle voyait comme accessible, elle qui savait planter un couteau en pleine cible, une fois son environnement bien étudié. Alors qu'elle visait, respiration mesurée, contrôlée, sous le regard ébahi de ses adversaires de jeu, une voix retentit dans son dos. Saoirse l'entendit, mais n'y prêta pas plus attention, ne pouvant deviner que ça lui était destiné, et trop concentrée sur le futur son d'un ballon éclaté qu'elle souhaitait entendre raisonner. Mais quand la voix se présenta comme étant Concho, un sourire fendit les lèvres de l'Irlandaise. Elle ne l'aurait pas reconnue d'emblée, ne l'ayant entendue qu'à une occasion, mais maintenant qu'elle pouvait mettre un nom dessus, elle se remémorait parfaitement de qui il s'agissait. « Je n'ai aucune idée de la taille de ton derrière, mais il est probablement plus facile à atteindre que ces ballons, alors je ferais gaffe, oui, si j'étais toi. » répondit la jeune femme en baissant le bras prêt à planter une fléchette dans les-dits ballons, pour se tourner vers Conchobáhr. Son ton était moqueur, mais empreint de ce même humour bon enfant sur lequel ils s'étaient quittés, malgré des débuts houleux.

J’avais bien vu que Saoirse ne réagissait aucunement à ma boutade, et si elle aurait très bien pu avoir juste choisi de m’ignorer parce qu’elle ne voulait pas encore converser avec un mec un peu débile et maladroit, je doutais que ce soit ce qui se passe actuellement. J’avais donc spécifié de qui il s’agissait, lui rappelant notre rencontre inopinée et plutôt cocasse au complexe sportif. Un large sourire étira ses lèvres et sur les miennes aussi, du coup, s’en dessina un. Je ris à sa réplique. « Ah mais contrairement à ces ballons, mes fesses, elles peuvent courir. » Je fronçai les sourcils en repensant et en analysant ce que je venais tout juste de dire. Je rectifiai : « Enfin … ce sont plutôt mes jambes qui courent, enfin, ma personne toute entière, mais … mes fesses viennent avec. C’est un package deal. » Je souris. Toujours autant maladroit mais cette fois avec les mots. Au moins, généralement, ça faisait rire les autres. C’était plutôt facile, avec Saoirse, ce que je n’aurais pas du tout pu entrevoir lors de nos premiers échanges. « On fait une compétition ? J’ai promis à mon fils de lui ramener une peluche, genre un serpent ou un crocodile, un truc du genre. Il est parti pour deux-trois tours de grande roue alors, faut que je gagne dans une de ces arcades d’ici-là. » Je tendis un billet au forain qui me tendit par la suite le nombre de fléchettes auxquelles j’avais droit selon ce que je venais de payer. « Et j’dis pas ça pour que tu m’laisses gagner et que j’perde pas la face devant mon fils. Même si j’sais que tu planifiais sûrement déjà pas me laisser de chances. » Je lui jetai un coup d’œil, le regard tout autant amusé que le ton de ma voix.

Une voix amicale était toujours agréable à entendre à ses oreilles, bien que celle-ci n'ait pas sonné de cette façon lors de leur tout premier échange. Malgré des débuts erratiques, Conchobáhr était un bon souvenir dans l'esprit de la jeune femme. Elle rit à la réponse de son interlocuteur, qui l'avait saluée d'une blague référant à leur première rencontre. « Heureusement pour elles ! » renchérit-elle, son regard vitreux se parant d'une lueur espiègle, offerte par son sourire enjoué qui inondait tous les traits de son visage. Elle rit un peu plus quand il se perdit en explications sur son anatomie, concluant qu'il était un package deal. « Un bon deal, au moins ? » souleva la rouquine, toujours avec cet air amusé et bon enfant. « Bien sûr ! » accepta d'emblée Saoirse. « Promis, si c'est moi qui gagne, la peluche sera pour ton fils. Ou pour toi hein, tu n'es pas obligé de l'utiliser comme excuse, si t'as envie d'un crocodile tout doux pour t'endormir le soir. » répondit-elle ensuite, prenant le pli des taquineries. Elle aimait bien échanger des plaisanteries avec des amis, mais ce n'était pas quelque chose qu'elle faisait de prime abord. Pourtant, avec Concho, cela semblait sortir naturellement, comme s'il réveillait inconsciemment son côté blagueur et taquin. La jeune femme se tourna ensuite pour refaire face au mur de ballons qu'elle ne pouvait voir, levant son coude et retrouvant toute sa concentration. Elle avait pris le temps d'analyser le stand avant de prendre son tour, écoutant les ballons des autres joueurs éclater pour les placer dans l'espace. Malheureusement, sa première tentative ne se solda pas par ce son, lui arrachant une petite moue, mais ne la décourageant pas pour autant. Elle devait juste affiner son plan mental et tendre l'oreille.

Étais-je un bon deal ? J’avais envie de croire que oui, mais de nombreuses relations foireuses et des personnes un peu malveillantes croisées sur mon chemin m’avaient longuement fait croire que non. D’ailleurs, ma plus récente altercation avec Léo Emerson m’avait pas mal replongé dans ce manque de confiance en moi qui m’avait suivi une bonne partie de ma vie et duquel j’avais eu du mal à me guérir. Cette altercation m’avait aussi laissé un beau nez cassé mais heureusement, ça, un petit tour à l’hôpital et ça avait été réglé. Les maux du cœur étaient plus difficiles que les maux du corps à réparer. « Meilleur deal que le prix de ces stands d’arcade, ça je peux t’assurer. » Avais-je préféré répondre, usant de l’humour pour ne pas tout à fait avoir à statuer sur la question. Une seule fléchette et déjà c’était du vol de porte-monnaie, alors j’aurais bien pu être un véritable connard, j’aurais quand même été mieux que cette activité. Je me laissai tout de même tenter en sortant les billets, puisque je me devais, en bon papa, de ramener une peluche à Maxwell. Et une à Lara, aussi, comme ça pas de chicane. Saoirse accepta de me défier au jeu et me promit même que la peluche serait pour mon fils – ou mienne lolilol – si elle gagnait. Cette attention me toucha. « Honnêtement si j’avais à choisir pour moi, ce serait certainement pas le croco, Max’ a pas encore eu la joie d’en croiser un, c’est pour ça qu’il n’a pas encore peur de dormir à côté d’ça la nuit. » Je ris. « Merci en tout cas. Surtout que t’aurais aucun mérite pour ce beau geste, parce qu’il est pas question que je révèle à mon fils que c’est pas moi qui l’ai gagné pour lui. » L’avertis-je d’un ton amusé. Je pris enfin mes fléchettes dans une main, n’en sélectionnant qu’une seule pour mon premier lancer qui suivit celui de Saoirse, raté. Mon essai aussi, d’ailleurs, se solda par un échec. « Évidemment les ballons sont pas gonflés au complet, du coup les fléchettes rebondissent, hein ils pensent qu’on les connaît pas les trucs … » Dis-je en dévisageant l’employé derrière le stand, qui commentait – critiquait – gaiement notre jeu dans son micro.

Sans percevoir les réflexions moins joyeuses qui agitaient l'esprit de Conchobáhr, la jeune femme rit à sa réponse critiquant le prix des jeux. Ce n'était peut-être qu'une arnaque, effectivement, mais aux yeux de Saoirse, ça valait la peine de payer ce genre de trucs une fois de temps en temps, si ça faisait plaisir. Elle fut d'ailleurs contente que le jeune homme propose de la rejoindre dans le challenge. Elle était certes fortement désavantagée dans ce jeu, mais elle avait suffisamment confiance en elle et les capacités étonnantes qu'elle avait développées au fil des années pour y prendre du plaisir. Elle promit à Concho que si l'issue devait lui être favorable, elle lui offrirait volontiers la peluche, supposément un crocodile. « Parce que t'as déjà croisé un crocodile, toi ? » reprit Saoirse, curieuse. Loin d'elle l'idée d'être dubitative, elle était surtout vraiment impressionnée si c'était le cas. Elle venait d'un pays à la faune bien moins exotique qu'ici, alors il était assez étonnant pour elle de rencontrer des gens ayant fait la connaissance d'animaux aussi dangereux et fascinants. « Y a pas de quoi. Et je t'offre sans problème le mérite qui va avec, je n'en ai pas besoin. » sourit la rouquine. Si elle avait une opportunité de faire plaisir, elle ne voyait pas pourquoi elle la laisserait filer, surtout si ça ne lui coûtait rien. « Mais tu m'en devras une. » rajouta-t-elle à mi-voix sur un ton faussement présomptueux. C'était évidemment pour rire qu'elle disait ça. Sur ce, ils se lancèrent dans leur défi. La première tentative se solda par un zéro partout, ce qui amorça quelques ronchonnements chez le jeune papa. « Ou tu ne lances peut-être pas assez fort ? » rétorqua Saoirse d'un air amusé. Elle se doutait qu'il avait raison dans son analyse, mais ça ne lui gâchait pas son plaisir pour autant. Au pire, ils ne péteraient aucun ballon, comme bon nombre de leurs prédécesseurs. Ce fut d'ailleurs le cas pour leurs deux essais suivants. Mais à sa quatrième fléchette, envoyée d'un poignet serein et sec, Saoirse eut l'immense satisfaction d'entendre un ballon éclater, qui ne pouvait être que le sien.

À la question de Saoirse à propos des crocodiles, je restai un peu perplexe. Avec une pointe d’amusement, je demandai : « T’es ici depuis quand, toi, exactement ? Parce que tu sais en 2019 y’a eu tellement d’inondations ici, les rivières sortaient de leur lit, et les crocodiles aussi. Tu pouvais en croiser dans les rues. » J’eus un léger rire, même si franchement à l’époque je ne trouvais pas ça drôle du tout, avec Maxwell en bas âge qui jouait dehors, je flippais constamment. « Alors crois-moi y’a pas une rivière ici où tu peux te dire que y’a aucun risque de croiser un croco en te mettant la tête sous l’eau … » C’était pareil pour les serpents, les araignées, ces bestioles dégueulasses avec qui je cohabitais pourtant depuis mon enfance. On pouvait en croiser de temps en temps, il ne fallait plus rester surpris. Je ne pus m’empêcher de me demander comment Saoirse faisait, d’ailleurs, sans sa vision. Les animaux ne faisaient pas tous forcément beaucoup de bruit pour s’annoncer, par exemple tous ceux auxquels je venais de songer, n’avaient pas l’habitude de se présenter avant de se trouver sur notre chemin. J’aurais eu tellement de questions à lui poser mais je ne me sentais pas vraiment légitime de le faire. Elle devait en avoir marre, aussi, que les gens s’arrêtent à ça. « J’en ai généralement pas besoin du mérite, moi non plus, mais quand t’es papa, alors là … ça change un peu le truc. » Dis-je en riant. Saoirse reprit en distant que je lui en devrais cependant une. « Tu pourras me demander n’importe quelle faveur, enfin, dans la limite du raisonnable. » Promis-je. Nos premières tentatives à tous les deux se soldèrent par un échec, ce qui généra en moi une petite vague de mécontentement. Cela sembla amuser la rousse. « Nianiania. Je te rappelle qu’on s’est rencontrés dans une salle de sport. Je suis fort, ok ? » Me défendis-je sans trop me prendre au sérieux, quand même. Je ne le disais pas avec un ton ferme et direct, au contraire, il y avait une petite touche de légèreté. Nos prochains essais ne furent guère mieux, jusqu’à ce que Saoirse sembla trouver la bonne approche et qu’elle fit éclater un ballon. « WHAAAAT. » M’exclamais-je. Moi, il ne me restait plus de fléchettes. « Félicitations, je m’incline face à toi, ô grande maître des fléchettes. » Dis-je, en m’inclinant effectivement même si j’aurais pu ne pas le faire.

Si Concho semblait peiner à croire qu'elle avait vraiment posé cette question, la jolie rousse fut totalement sidérée par la réponse. Elle s'était acclimatée à la vie australienne, certes, mais elle n'était pas là depuis suffisamment longtemps pour en connaître toutes les spécificités et habitudes, sans compter qu'elle n'avait pas bénéficié d'une grande ouverture sur le monde, dans sa vie d'avant. « Euh, il y a un peu plus de deux ans, en 2020. Arrête, tu te moques de moi ? » répondit Saoirse, hésitante à croire sur parole son interlocuteur. Peut-être qu'il plaisantait et qu'elle était censée saisir l'ironie de ses paroles. Mais elle n'avait absolument aucun repère pour savoir s'il était sérieux ou non. Dans l'esprit de la jeune femme, ce qu'il lui racontait était digne d'un film catastrophe. Les araignées grosses comme une main – Saoirse avait eu la chance d'en effleurer une dans l'arrière-boutique de la librairie – et les serpents – ça, elle n'en avait jamais rencontré, ou bien ne le savait pas -, d'accord, mais des crocodiles dans une ville ? Enfin, ceci dit, elle n'avait vraiment pas une si bonne connaissance que ça du continent australien. Saoirse gloussa à la réponse du garçon sur le mérite. Ouais, c'était clair qu'elle, elle n'en avait plus aucun, en tant que maman. Si même elle pouvait encore se considérer comme une mère. « C'est bien, vaut mieux être prudent avec moi. » rit-elle quand Conchobáhr précisa qu'elle devrait rester dans la limite du raisonnable concernant sa future faveur. Raisonnable, Saoirse l'était, enfin, sur la plupart des choses. À nouveau, s'enfuir dans une avion pour l'amener à l'autre bout du monde et d'une vie, n'était sans doute pas le meilleur exemple. Elle acquiesça en rigolant quand le jeune papa répondit avec humour à sa pique, s'empressant de confirmer ses dires sans pour autant perdre son expression malicieuse. Visage qui prit une teinte satisfaite quand elle finit par réussir à faire éclater un ballon. Et elle fut d'autant plus contente de servir un sourire radieux à Concho pour lui répondre. Elle n'eut cependant pas le temps de célébrer plus que ça. Un homme visiblement contrarié de voir une aveugle remporter un jeu d'adresse se permit de faire entendre son opinion à tout le stand. « N'importe quoi, c'est juste de la chance ! » s'exclama-t-il, assez fort et assez proche pour que Saoirse n'ait pas de doutes quant à si ce propos visait sa performance. Elle serra les poings, clairement offusquée, se tournant vers la source de la voix. « Et donc ? » rétorqua-t-elle, la mâchoire crispée, se contentant de cette question partiellement rhétorique pour contenir des phrases plus acerbes. Elle savait que la frustration de ce type était totalement puérile et n'en valait pas la peine, mais l'orgueil de Saoirse prenait un poil trop de place que pour qu'elle arrive à faire la sourde oreille. Elle était aveugle, c'était déjà suffisant. C'était d'ailleurs une des raisons qui la faisaient réagir au quart de tour, bien qu'elle ne se laisse pas marcher sur les pieds de nature, mais elle sentait bien que la frustration de ce gars venait du fait qu'elle n'y voyait rien, et qu'elle avait pourtant réussi à faire un meilleur score que la moyenne. Il n'avait pas tort, il y avait une part de chance. Mais sa façon de le souligner était terriblement insultante, à ses yeux.

Un rire un peu débile et hystérique, comme amusé de pouvoir lui apprendre cette nouvelle-là assez effrayante sur les crocodiles, s'échappa de mes lèvres. J'avais les yeux grands ouverts et la bouche à peu près de la même forme en lâchant ce mélange de rire et de oh oh oooh ! C'est probablement l'air sidéré de Saoirse qui généra en moi ce petit éclat d'excitation, parce que non, je ne blaguais pas du tout. Et ça me faisait rire de voir sa tête. Je repris quand même un petit peu de sérieux, pour qu'elle me croit cette fois. « Non, j'me moque pas ! J'te le jure ! Sur la tête de mes enfants. T'auras qu'à demander ça à ton Google home en rentrant chez toi, Siri va te confirmer toute l'histoire. » Comme ça elle n'aurait plus de doute. Je ne voulais pas entraîner chez Saoirse une hypervigilence par rapport aux bestioles australiennes non plus, ce n'était pas bien gentil de lui mettre ces images en tête, mais il fallait qu'elle sache dans quoi elle s'embarquait. Ça faisait juste deux ans qu'elle était installée ici, elle avait encore le temps de changer d'idée. On continua cependant notre discussion, je n'allais pas lui raconter chaque épopée australienne par rapport aux crocodiles. Puisqu'elle me laissait l'animal qu'elle gagnerait peut-être, ainsi que le mérite de l'avoir gagné, je lui laissai une faveur, n'importe laquelle dans la limite du raisonnable. Sa réponse me fit sourire. « Ah ouais ? Tu serais du genre à m'demander quoi, comme faveur, si t'avais aucune limite ? » Demandais-je, amusé et curieux, la dévisageant du coin de l'oeil. Mon corps était face au stand de fléchettes, prêt à passer à l'action. Toute l'action c'est du côté de Saoirse que ça se passa. Elle réussit à faire éclater un des ballons, après nos quelques essais vains. Je l'applaudissai et m'inclinai face à elle, la félicitant de cet exploit. Il y en avait malheureusement d'autres qui n'étaient pas aussi ravis que nous, et le commentaire d'un homme non loin de nous me fit froncer les sourcils. « Que de la chance, hein ? » Demandais-je au gars. Je sortis un billet qui me permettrait de prendre une dizaine de fléchettes à lancer. « Mais j'vous en prie, montrez-nous. Si c'est que de la chance, sur dix fléchettes, vous devriez en réussir au moins un, non ? » Ajoutais-je en tendant le billet au forrain derrière le stand. « Pour lui. » Dis-je en désignant le gros con.

Conchobáhr lui confirmait bel et bien que des crocodiles avaient envahi Bowen à une époque, en tout cas, c'était comme ça que la jeune femme se représentait l'événement. « Non, non, je te crois. Mais... Mo Dhia, ça fait peur ! » fit-elle avec de grands yeux, empruntant quelques mots de son dialecte irlandais au passage. Alors que le jeune papa assurait qu'il payerait sa dette, si tant bien est qu'elle parvenait à lui gagner une peluche pour son fils. Dans les limites du raisonnable. Ce qui pour Saoirse était une évidence, même si tout ça n'était que pour rire, il ne lui devrait rien du tout. La curiosité de son interlocuteur vint quand même lui demander ce qu'elle lui demanderait de totalement irraisonnable si elle le pouvait. « Ouh, tellement de choses... » sourit malicieusement la rouquine, ne pouvant s'empêcher d'y ajouter un regard volontairement ambigu, alors que fondamentalement, elle aurait vraiment puis lui demander beaucoup de choses déraisonnables, qui lui faciliteraient sûrement la vie. Faire sa lessive, faire ses courses, la conduire dans des endroits compliqués d'accès, faire du shopping avec elle pour lui décrire chaque vêtement, faire le ménage. Pas la cuisine, parce que ça, Saoirse aimait trop préparer des mets à vous faire saliver rien qu'à l'odeur. Si elle mettait un point d'honneur à être indépendante et prouver au monde qu'un handicap ne signifiait pas une perte totale d'autonomie, il fallait reconnaître que certaines choses restaient plus faciles, ou même plus rapides, quand on était voyant. « On va attendre que je gagne et on en reparle. » rit-elle joyeusement, comme si elle était certaine d'y parvenir. Elle ne l'était pas, mais ce fut pourtant ce qu'il se passa. Elle était plus que satisfaite, même si ce n'était qu'un ballon, mais leurs réjouissances à Concho et elle furent vite interrompues. Les muscles de la rousse s'étaient tendus, alors qu'elle tentait de contenir son ego touché dans le mille. Si elle parvint à se contenter d'une réplique qui n'attendait pas de réponse, prononcée d'un air féroce, son partenaire de jeu fit preuve de moins de retenue. Saoirse n'avait pas envie que les choses s'enveniment pour un mec avec une faculté de cognition visiblement réduite, néanmoins, elle sentit en elle ce sentiment de reconnaissance envers Conchobáhr, de ne pas juste observer et laisser passer. L'Irlandaise ne rajouta rien, croisant les bras sur sa poitrine et se tournant vers le frustré de service, ou vers l'endroit approximatif où il devait être. Une expression de défi sur le visage, elle attendait, dents serrées. « Nan mais ça n'a rien à voir, enfin c'pas... Roh, laissez tomber. » Saoirse haussa un sourcil devant cette défense un peu faible, sans piper mot, se contentant d'un regard fixe vers le type, qu'elle entendit bientôt tourner les talons. Elle prit une inspiration, histoire de faire redescendre l'adrénaline qui était venue pulser dans son système, s'exhortant à retrouver sa bonne humeur. C'était trop con de se gâcher un bon moment pour un abruti. « J'crois qu'on lui a fait peur. » lâcha-t-elle à l'attention de Concho, toujours sans bouger de sa position, mais un mince sourire amusé venait étirer le coin de ses lèvres, avant qu'un petit gloussement ne parvienne à faire sauter ce qui lui restait de tension dans la poitrine.

Heureusement que j’avais déjà entendu des membres de ma famille utiliser ces mêmes mots irlandais, autrement je n’aurais absolument rien compris de la réaction de Saoirse. Je ris légèrement à sa remarque, même si elle n’avait pas tort : ça avait fait peur à pas mal tout le monde, à l’époque, ces crocodiles qui se promenaient dans les rues. Si ça devait arriver de nouveau, je pense qu’au #17, on se barricaderait et on commanderait du Uber Eats chaque jour, préférant que ce soit le livreur qui risque sa vie plutôt que nous #égoïsme. « Ouais, disons que ça donnait un peu l’impression d’être dans un film post-apocalyptique ou un truc du genre. » Mais au lieu des zombies c’était des reptiles, et de l’eau partout partout. Bref, on continua de parler de cette fameuse peluche qu’elle gagnerait pour que je puisse avoir l’air cool auprès de mes enfants. En échange, on verrait ce que je pourrais lui donner, selon sa liste de souhaits … qu’elle garda secrète. Je fis une légère moue sans la montrer verbalement. J’aurais aimé connaître tout ce qui lui passait par la tête, ce serait sans doute des idées qui me feraient rire. Mais on verrait bien ! « Tant de mystère pour une seule personne … ! » Déclarais-je seulement, d’un ton doux et amusé. J’appris au moins un élément supplémentaire la concernant : elle était très douée aux fléchettes, c’est à se demander comment notre rencontre avait pu se dérouler alors qu’elle me visait moi plutôt que la cible, avec des couteaux. Je commencerais à croire que c’était intentionnel ! Si j’étais impressionné de mon côté, ce ne fut pas le cas de tous les spectateurs de sa victoire. Un gros côlon s’en mêla, affirmant que c’était que de la chance, réduisant donc à zéro tous les talents que Saoirse pouvait avoir. Ça ne passa pas auprès de moi et j’invitai le mec à nous montrer ce dont il était capable, lui, si ce jeu n’était effectivement que de la chance. Je lui payais même ses fléchettes, franchement il ne pouvait rien dire. Pourtant, le mec se dégonfla, sûrement que si j’avais planté une aiguille dans ses muscles c’est la même chose qui se serait produite et il se serait envolé dans un petit bruit aigu, comme dans les bandes dessinées. À la place il tourna les talons et s’en alla se perdre dans la foule. Je secouai la tête. « J’avoue que j’ai eu un peu peur aussi, s’il m’avait tenu tête j’aurais peut-être fait un pipi nerveux. » Je lâchai un petit rire nerveux mais soulagé que ce moment de tension soit terminé. « Bon du coup m’sieur je vais quand même reprendre mon argent. » Je tendis la main vers mes billets. Aucune fléchette n’avait été utilisée après tout. Il hésita à me rembourser mais le fit en grimaçant. « Bon, il faudrait peut-être que je retrouve mes enfants. » Je ris. « Dis comme ça j’ai l’air d’un père indigne. » Mais tout était ok, ils étaient avec Zelda.