we'll be counting stars (ruby)

Tu aimes bien les gardes de nuit même si ça te décale un peu toujours dans ton rythme de sommeil. La nuit l’hôpital est plus calme. Du côté des urgences il y a toujours de l’animation mais ailleurs, la plupart des patients dorment et tu n’es là que s’il y a une urgence, que si l’un d’eux t’appelle. Tu passes aussi dans les chambres vérifier que tout va bien. Tes patients ne sont pas les plus stables de l’hôpital, tu sais qu’ils peuvent s’éteindre d’une nuit à l’autre. Tu es habitué maintenant même si ça te fait toujours bizarre de les voir disparaître alors que tu essaies de créer du lien avec eux, pour que leurs derniers jours sur terre soient un peu moins pénibles à vivre et qu’ils oublient un peu qu’ils sont dans un hôpital. Après avoir fait ton tour, tu prends une petite pause, ton bipeur sur toi, près à revenir à la moindre alerte. Tu attrapes ta bouteille d’eau et ton snack de la nuit, une pomme, quelques amandes et deux carrés de chocolat, le tout ayant pour but de te maintenir éveillé et réactif. Tu ne bois pas de café parce que tu sais qu’après tu ne pourrais plus t’en passer et tu finirais juste par augmenter les doses sans pouvoir t’arrêter. Tu sors dehors, vers le petit espace vert de l’hôpital. Tu reconnais assis sur un banc Ruby. Vous avez l’occasion de vous croiser plusieurs fois pendant vos gardes, vous racontant un peu votre vie pour faire passer le temps. « Salut. » dis-tu en souriant avant de t’asseoir à côté d’elle. Tu lèves la tête et ajoutes « Les étoiles sont de sorties ce soir. »

Les nuits étaient parfois calmes. Ça permettait à Ruby de prendre du temps pour avancer sur ses dossiers ou faire un petit dodo dans une salle de garde. Elle aimait ce côté nuit, sauf ce soir. En début de soirée, il y a eu une urgence, un accident de la route impliquant deux voitures. Quelque chose de grave. Ruby avait reconnu la patiente, elle était enceinte de huit mois et avait fait son check up de grossesse la veille. Pendant des heures, les équipes s’étaient mobilisés pour garder en vie la maman et le bébé. Ils avaient réussi pour la maman, mais la césarienne en urgence de Ruby n’avait pas suffit. Avec le chirurgien pédiatre, ils étaient allés annoncer la nouvelle au papa. Elle détestait annoncer ces nouvelles, et juste après elle s’était réfugiée à la cafétéria prendre un café et se poser dehors. Quelques temps après elle fut rejointe par Rory. « Salut ! » Répondait-elle. Elle l’aimait bien Rory mais ce soir elle avait une boule dans le fond de la gorge. Elle relevait la tête pour voir les étoiles avant de laisser les larmes couler.

Ça vous arrivait parfois de discuter pendant vos gardes respectives même si vous n’étiez pas du même service. Tu aimes parler à tes collègues des soins palliatifs mais tu as également la curiosité d’en apprendre plus sur les autres services et les personnes qui y travaillent. Tu as senti avec son salut que ton enthousiasme n’est pas partagé mais tu ressens davantage de tristesse dans sa voix qu’autre chose. Tu vois à travers la lumière qui filtre de l’hôpital, des larmes couler sur les joues de la jeune femme. Sans rien dire tu passes un bras autour de ses épaules, tout en faisant attention à ce qu’elle soit d’accord avec ça et que tu ne franchisses pas une limite pour elle. Tu restes là, un moment silencieux, avant de lui demander « Tu veux en parler ? » Tu ne sais pas si ces larmes viennent d’un événement de sa vie personnelle ou professionnelle. Tu sais qu’il est parfois dur de continuer à travailler quand un patient vient de mourir par exemple. Toi ça t’arrive tous les jours, que ce soit des patients que tu suis ou non, ça te fait forcément toujours quelque chose, tu n’es pas insensible, loin de là, mais avec le temps tu as appris à ne plus te sentir triste pour ces personnes que tu as aidé au mieux à mourir sereinement.

C’était le risque du métier. Les gens mourraient, des enfants mourraient également. Elle n’en avait pas vu beaucoup dans sa branche, c’était très rare. Elle s’étaient spécialisée en gynécologie aussi pour ce côté merveilleux. Il y avait parfois l’adrénaline d’une césarienne d’urgence. Mais là, c’était plus que ça, le trauma avait été intense. Le café brûlant lui laissait des traces rouges sur ses doigts, mais elle ne bougeait pas, préférant cette douleur qu’à celle qu’elle ressentait au fond d’elle. Rory la prit doucement dans ses bras, un geste réconfortant qui fit du bien à Ruby. Les larmes continuaient à couler, mouillant la blouse blanche de son collègue. « Je crois que jamais je n’arriverais à accepter que mes patients meurent. » Ce bébé avait huit mois. La peine dans le regard du mari avait secoué la brune. « En une nuit, l’existence de deux parents vient de tourner au cauchemar et j’ai été complètement impuissante. » Elle n’avait rien pu faire pour sauver cet enfant.

En écoutant la jeune femme te répondre, tu comprends sa tristesse et sa détresse. Dans un hôpital les morts ne sont pas rares, malheureusement, mais dans certains secteurs, elles sont plus fréquentes que dans d’autres. Ruby a davantage l’habitude d’assister à des naissances, chaque mort étant une tragédie. Dans ton service, tout le monde, patient, personnel et accompagnants, savent que l’issue ne sera pas heureuse. Ton travail est d’accompagner les gens vers la mort le plus sereinement possible. Pour certains d’entre eux, la voir arriver est un soulagement après un long combat perdu d’avance. Forcément, tu restes toujours sensible à ce genre de choses, il t’arrive même parfois d’être aussi ému que les proches du patient, t’attachant davantage à certains. Mais tu as aussi appris, avec le temps, à relativiser ce genre d’événements et à voir le positif même dans les situations les plus malheureuses. Tu as vécu quelques mois difficiles après ton passage à Sydney mais depuis quelques temps, tu vas mieux et tu retrouves ton optimisme. « C’est pas ta faute. Et personne ne te demande d’accepter ce genre d’événements, de ne rien ressentir lorsqu’ils arrivent, c’est normal d’être triste. » la rassures-tu en lui caressant l’épaule. « Et surtout, il ne faut pas que tu gardes tout ça pour toi, je suis content que tu m’en parles. »