dark light to another world we hide (clara)

Aucune soirée ne se ressemblait vraiment, au Beyond Words & Wine, parce qu’il y avait toujours de nouveaux visages à découvrir, à conseiller, que ce soit en vins ou en livres. Reyansh aimait le mouvement qu’il y avait dans sa librairie bar à vin. Des gens revenaient souvent, d’autres exploraient pour la première fois les rayons et les palettes de goût. Il tentait, du mieux qu’il le pouvait, d’accueillir tout le monde dans une ambiance légère, curieuse, qui leur donnerait envie de revenir encore et encore. Après tout, c’était son gagne-pain, cet endroit. Ce ne serait pas avec son art qu’il gagnerait sa vie, bien malgré lui. De toute façon, même si c’était le cas, il était maintenant tellement fier de sa petite entreprise, qu’il ne vendrait pas la place. C’était son bébé, ce projet, et maintenant qu’il grandissait, Reyansh n’allait quand même pas le laisser tomber. Alors il bossait dur, soir après soir c’était lui qui était derrière le comptoir, heureusement qu’il fermait le lundi et le mardi, question de se ressourcer un peu. De faire autre chose.

C’était assez occupé, ce soir. Entre Noël et le Jour de l’An, les gens en profitaient pour décompresser, pour relaxer, et la formule livre et vin était généralement un bon combo pour se sortir la tête du boulot ou du trop-plein de famille et de bouffe. Mais les heures passaient et l’endroit se vidait de ses âmes en quête de quiétude et d’exutoire dans des mondes imaginaires. Il ne restait qu’une poignée de clients, dont une que Reyansh reconnaissait à chaque fois qu’elle passait le pas de la porte. Il ignorait son nom complet mais il savait au moins qu’elle s’appelait Clara. Il avait récolté quelques autres bribes d’information la concernant, depuis le temps qu’elle venait régulièrement au Beyond Words & Wine, mais ça s’arrêtait là. Une habituée de la place. Une fidèle, vendue. Reyansh la remerciait pour ça, il l’avait d’ailleurs déjà fait à haute voix, à elle, pour qu’elle sache que sa présence comptait pour lui. Puisque la soirée était avancée et qu’il était moins occupé, il se permit d’aller vers elle qui était assise sur l’un des canapés. Il lui sourit et signala sa présence d’une rapide main sur son épaule, pour ne pas la sortir trop abruptement de son livre. Lorsqu’elle leva la tête vers lui, il demanda : « Je te ressers un verre de vin ou quelque chose ? C’est le last call. » Lança-t-il en douceur.

Une main sur l’épaule de Clara, qui ne s’y attarda tout de même pas plus que quelques secondes, son autre main envoya derrière sa propre épaule droite le linge à nettoyer qu’il tenait entre ses doigts. Puisque la place s’était vidée et que ce serait bientôt le temps de fermer, il allait commencer sa petite routine de fin de soirée, c’est-à-dire qu’il laverait les tables, rangerait les livres abandonnés sur les canapés, irait faire la vaisselle à l’arrière-boutique, compterait la caisse, bref, il tenterait le plus possible de tout remettre en ordre pour qu’il puisse arriver demain et être prêt à ouvrir, ou presque. Disons qu’il était davantage un oiseau de nuit qu’un matinal, alors s’il pouvait dormir le plus longtemps possible sans avoir à se soucier de l’état des lieux à son arrivée, c’était gagnant pour lui. « Oh, ne t’excuses pas. C’est les vacances, pas vrai ? » Pas pour lui, mais pour une bonne partie des personnes qui avaient décidé de flâner au Beyond Words & Wine, oui. Il était heureux de pouvoir contribuer, d’une manière ou d’une autre, à des moments de relaxation durant cette pause des Fêtes. « C’est normal de vouloir en profiter un peu plus … » Il lui sourit et s’en alla avec la coupe de Clara, derrière son comptoir, au centre de la librairie. Il resservit la jeune femme et lui rapporta sa coupe remplie. « Et ne te presse pas, je t’assure. Prends tout ton temps. Je vais commencer à ranger un peu en attendant, si ça ne te dérange pas. » Il tâcherait de ne pas faire trop de bruit non plus, même s’il se doutait que Clara, une fois plongée dans un livre, pouvait devenir imperturbable. Il l’avait bien remarqué durant ses dernières visites. C’est comme si elle avait à s’évader de son quotidien, bien plus sérieusement que d’autres.

Eh bien, il n’était pas le seul à ne pas être en vacances, devait-il trouver cela réconfortant ou tout simplement dommage pour Clara, qui devait bosser - et pas n’importe quel job, voir des crimes à la semaine longue - pendant le temps des fêtes ? Pour Reyansh, parfois travailler au Beyond Words & Wine, c’était presque du temps pour lui, du temps de congé, dans le sens où il aimait ce qu’il faisait. Enfin, il ne doutait pas que Clara aime son job, mais quand même, il était pas mal plus lourd que celui du libraire. « On pourrait espérer que les criminels prennent eux aussi congé pour Noël, mais ce n’est pas le cas, hein ? » Releva-t-il avec un sourire triste. Heureusement que Bowen n’était pas Detroit, mais quand même. Reyansh n’était pas aveugle, il savait qu’il se tramait ici aussi, dans ce coin du Queensland, des trucs pas nets. Le propriétaire de la place retourna derrière son comptoir central afin de remplir la coupe de Clara, qu’il lui ramena rapidement. Le point positif d’être l’une des dernières clientes de la journée, c’est que Clara avait toute son attention. Enfin, il porterait quand même son attention ailleurs aussi, sur le ménage par exemple, pour qu’elle se sente à l’aise de rester sans avoir l’impression de le faire attendre. Ce ne serait pas le cas de toute façon, il avait encore bien des tâches à faire avant de fermer. « Ok. » Lâcha-t-il avec un sourire quand Clara lui affirma qu’il pouvait vaquer à ses occupations de fermeture. Reyansh non plus ne regarda pas les aiguilles tourner, mais il s’écoula sans doute une trentaine de minutes avant que Clara ne se lève pour rapporter le verre au comptoir. Reyansh était en train d’y mettre à jour l’inventaire, après la journée. « Non, non, t’en fais pas. J’en ai profité pour avancer plein de choses. Le vin et le livre étaient bons ? » Demanda-t-il. Puis, alors qu’elle venait de lui répondre et que lui avait ramené la coupe de vin à l’arrière, Rey revint face à Clara et osa lui demander : « Ça fait un moment que tu travailles pour la police de Bowen, non ? Comment ça se fait que c’est toi qui te retrouves à couvrir l’horaire du temps des fêtes ? » Pour lui, qui venait d’ailleurs tout juste de revenir d’Inde pour passer près de deux mois avec sa famille, c’était assez étonnant de faire ce choix.

Le meilleur des mondes, oui, malheureusement ce monde-là n’existait pas. De la souffrance, du mal, de la méchanceté, il y en avait partout. Il suffisait de regarder tous les commentaires haineux sur les réseaux sociaux pour ne plus être surpris de certains crimes commis. Les gens pouvaient être tellement méchants. Reyansh avait parfois froid dans le dos en voyant des interactions entre deux personnes complètement étrangères. Il n’osait même pas imaginer les réactions qu’il pourrait avoir en voyant des scènes réelles de violence comme devait les voir Clara. Après avoir adressé un simple sourire et un hochement de tête à cette dernière en guise de réponse, le propriétaire de la place alla servir une dernière coupe de vin à sa cliente. Il s’affaira ensuite à la fermeture du Beyond Words & Wine, au moins tout serait fait, et il pourrait sans doute quitter en même temps que Clara. Ses peintures l’attendaient dans son loft. Cela dit il n’était pas pressé pour autant, d’ailleurs il engagea la conversation avec la brunette lorsqu’elle revint lui porter sa coupe vide, à son comptoir de vente. « Je sais ce que c’est de refermer un livre alors qu’il ne reste que quelques chapitres … C’est un peu comme couper le moteur de la voiture quand une chanson qu’on aime n’est pas terminée … » Il esquissa un sourire. « Je n’allais quand même pas te faire ce coup-là. » Pour des clients et des clientes qui venaient régulièrement, Reyansh faisait des exceptions, des p’tits spéciaux, de ce genre-là. De retour face à Clara après avoir été porté son verre à l’arrière-boutique, il la questionna sur son métier, son ancienneté, son choix de vacances, tout ça pour comprendre un peu mieux comment elle avait pu se retrouver avec un tel horaire alors que clairement, elle n’était pas une nouvelle recrue. « Ah oui, ça te manquait ! » Lâcha-t-il dans un rire. « Une année sabbatique pour voyager ? » Il se montrait sans doute un peu trop curieux et présupposait des trucs, aussi, alors que ce n’était absolument pas ça. Reyansh n’avait aucune malveillance, il se montrait juste intéressé, surtout qu’il avait souvent discuté avec Clara sans jamais apprendre à la connaître plus que ça.

Certes, ses peintures l’attendaient à son loft, mais elles n’iraient pas bien loin s’il rentrait trente ou même soixante minutes plus tard qu’à l’habitude. Reyansh gérait bien les moments imprévus, il aimait se laisser aller aux aléas de la vie, surtout lorsqu’ils étaient aussi positifs que la présence de Clara à sa librairie. Après tout, elle était loin d’être de désagréable compagnie. Rester à son poste pour discuter plus longuement avec elle, ce n’était pas une corvée. Il avait déjà fini de travailler, là, en fait. Ce n’était que du bonus, une petite sortie sans avoir quitté son lieu de travail. « Nah, t’en fais pas pour ça. Je suis encore en pleine forme. » Répondit-il avec un sourire des plus sincères. Il alla tout de même porter la coupe vide de Clara à l’arrière, il l’avait rapidement rincé et il pourrait terminer le nettoyage demain matin. Il ne la ferait pas patienter pendant qu’il le lavait, ça pouvait clairement attendre. Clara lui parla ensuite de son job, répondant aux questions sans doute trop curieuses de Reyansh à propos de ses vacances - ou, dans le cas présent, l’absence de vacances pendant la période des Fêtes. Lorsqu’elle lui parla d’une longue pause il pensa tout de suite à une année sabbatique pour prendre du temps pour elle, pour voyager même. Il était loin de se douter que c’était en fait dû à une blessure professionnelle. Quatre mois d’arrêt. On ne parlait pas juste d’une cheville foulée. « Oh, shit, je suis désolé, et moi qui pensais à une période d’arrêt pour quelque chose de fun. Je tourne le couteau dans la plaie. » Dit-il avec un air navré. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Demanda-t-il en tirant un tabouret derrière lui, pour s’asseoir. Preuve qu’il n’était pas pressé de partir. Et il y avait peut-être une partie de lui-même, aussi, qui se doutait qu’il y avait bien plus à creuser encore dans l’histoire de Clara. Si elle acceptait de s’ouvrir, évidemment.

Pour passer d’un sourire à un air aussi sérieux, Reyansh se douta qu’il venait de replonger Clara dans un sujet douloureux, probablement très personnel. Là non plus, il n’aurait pu savoir, qu’il s’agissait davantage d’une blessure psychologique que d’une blessure physique. La guérison de la première s’avère souvent bien plus longue que la guérison de la seconde. Il tira le tabouret et y prit place, prêt à tout recevoir, prêt à tout accueillir, si Clara ressentait le besoin d’étendre un peu de sa douleur sur ce comptoir entre eux deux. En attendant les faits vécus par la policière, Reyansh fut complètement pris de court. C’était une histoire digne d’un film, le genre de truc qu’on ne voit que dans les séries policières, ou qu’on lit dans un journal d’un pays étranger en se disant que merci la vie, ça n’arrivait pas aux policiers d’ici. Bowen, ville généralement plutôt tranquille en apparence, cachait de sombres réalités. « Oh, Clara … C’est terrible. Ça a dû être … l’horreur. » Elle en serait marquée à vie, Clara. C’est un traumatisme qui ne se balayait pas du revers de la main. Reyansh marqua un temps d’arrêt. Il ne savait plus s’il devait oser s’aventurer plus loin ou en rester là. En même temps, s’il passait à autre chose, il aurait le sentiment de manquer de respect à Clara. L’inconfort qu’il vivait, là, n’était rien par rapport à ce qu’elle avait enduré. Rien. « Pourquoi ? Je veux dire …. Pourquoi toi ? As-tu su ce que ces personnes te voulaient ? » On ne kidnappe pas une personne pendant tout ce temps pour le plaisir. C’était peut-être lié à une affaire policière dans laquelle Clara était mêlée. Elle ne pourrait sans doute pas tout lui dire. Ce n’était pas l’important. Reyansh, il souhaitait juste qu’elle ait l’espace pour parler.

tw : mention d'enlèvement, mention de féminicide

Les raisons de ce drame qui lui était personnel étaient révoltantes. En apprenant qu’il s’agissait d’un homme incapable d’accepter un refus, Reyansh fronça les sourcils, reculant légèrement la tête sous la surprise. Comment un égo surdimensionné pouvait se laisser à ce point atteindre, jusqu’à en faire du mal à une personne ? En même temps, on aurait pu se poser la question à chaque jour, dans ce bordélique monde. Il y avait des féminicides tous les jours, partout. Souvent des conjoints, des ex, des amants, qui vivaient mal des ruptures ou des situations particulières, et qui au lieu d’aller chercher de l’aide, commettaient l’irréparable. Reyansh était dégoûté de ces hommes, dégoûté de ces finalités insensées. Que Clara ait été victime de cette masculinité fragile, ça l’horrifiait. « Je suis désolé que ça te soit arrivé, Clara. Ça n’aurait pas dû, tout ça pour avoir suivi tes envies, pour avoir mis tes limites, pour avoir fait ce que tu voulais. Tu n’avais rien fait pour mériter ça. » Il termina de ramasser en secouant la tête, lâchant un : « Quel malade … » Plus pour lui-même. Ils continuèrent à discuter, jusqu’au bout d’où souhaitait aller Clara dans ces confidences. À la fin, Reyansh attrapa sa veste. « Je vais partir en même temps que toi. On marche ensemble ? » Il ne savait pas si elle conservait des craintes depuis ce kidnapping, si elle avait peur de se retrouver seule dans les rues, en pleine nuit, mais Reyansh serait là pour la reconduire jusqu’à chez elle si elle le désirait. Ils feraient au moins un bout de chemin ensemble, sinon. Ce serait déjà ça.

FIN.