fragments of time (ophelia)

Samedi matin, encore une fois il y avait des activités pour enfants organisées à la bibliothèque, et c’est donc tout naturellement qu’avec Ophelia, on s’était donné rendez-vous pour que nos enfants puissent y assister. Maxwell était aux États-Unis avec sa mère, j’avais passé les vacances des fêtes en sa compagnie mais comme l’école reprenait, il était reparti à l’autre bout du monde, mon petit coeur de papa séparé se brisant encore une fois. J’avais Lara avec moi ce matin, et même si elle était un peu trop jeune pour l’activité, qui était davantage de l’âge de Tommy, je me disais qu’elle aimerait tout de même y participer. Elle ferait de son mieux, ce dont elle était capable, et c’est ce que j’encourageais sans qu’elle ait besoin d’en faire davantage. Je tenais ma fille par la main, marchant vers l’entrée de la bibliothèque, quand j’aperçus Ophelia et Tommy qui arrivaient plus loin. « Hey Lara, regarde qui est là ! » Tout comme Ophelia et moi lorsque nous étions jeunes, Tommy et Lara commençaient à bien se connaître. La maman et moi n’étions peut-être pas voisins comme ça avait été le cas dans notre enfance, mais on s’arrangeait pour se voir assez souvent pour que nos enfants développent ce lien-là. C’était important pour moi, aussi, que Maxwell ait des amis à Bowen, pour qu’il ait hâte de revenir en Australie à pour chaque vacances scolaires. Il s’entendait bien avec les enfants de Perry, avec le fils d’Alba, avec le fils d’Ophelia, alors ce n’était que du positif. Ça ferait peut-être une belle petite bande d’amis d’enfance, plus tard. En espérant que le cours de la vie ne vienne pas briser ça. Mon amie d’enfance arriva finalement à ma hauteur et je lui fis rapidement la bise. Puisque j’avais eu un accident de voiture en novembre et que mes jambes avaient été pas mal amochées, je recommençais à peine à marcher, j’étais donc aidé d’une canne sur laquelle je m’appuyais encore un peu trop. « Hey, comment ça va ? » Demandais-je à la brunette, avant de regarder son fils. « Prêt à bricoler un peu, Tom’ ? » Et pendant ce temps, Ophelia et moi, on serait les parents au fond de la bibliothèque en train de parler parfois un peu trop fort.

Un sourire se dessina sur mes lèvres alors qu’Ophelia se montra enthousiaste de me voir debout, enfin. J’étais moi aussi soulagé de pouvoir marcher de nouveau. À un moment, surtout à mon réveil de mon coma, j’avais craint de ne plus pouvoir utiliser mes jambes. De ne plus pouvoir danser, ce qui était ma vie, ma passion, mon job même. Je ne sais pas ce qu’il serait advenu de moi s’il avait fallu que je renonce à l’usage de mes jambes. Je n’aurais certainement plus jamais été le même. Heureusement, habité par l’espoir et motivé par l’arrivée de mon troisième enfant, que je voulais pouvoir pousser dans sa poussette, que je voulais prendre dans mes bras et promener dans tout l’appartement, j’avais mis les bouchées-doubles dans mes exercices de physiothérapie. Je n’étais pas encore solide sur mes deux jambes mais au moins, je marchais. « Merci. T’imagines même pas comment je suis soulagé moi aussi. Ça n’a pas été facile d’y croire tout ce temps. » Et il y avait des moments durant lesquels j’avais pensé les bras, heureusement j’avais été bien entouré. Je demandai ensuite à mon amie comment elle, elle allait. Elle baissa le ton de sa voix et sa réponse entraîna une moue triste sur mon visage. Je la regardai se pencher vers son fils et poser un baiser sur son front, lui souhaitant de bien s’amuser. Nos deux enfants marchèrent ensemble jusqu’à l’activité, suivis de près par leurs deux parents. On se tenait les bras en marchant d’un pas lent jusqu’à la porte d’entrée de la bibliothèque, qui se referma silencieusement derrière nous. On s’installa sur deux chaises dans un coin de la pièce, le long du mur. Je plongeai mon regard vers le visage d’Ophelia, qui regardait Tommy là-bas. « T’as eu l’occasion d’obtenir un peu plus de réponses auprès de Zach ? » Demandais-je avec douceur. Ça ne faisait que quelques jours qu’Ophelia avait croisé Zachary dans un garage à proximité de la ville. Elle m’avait rapidement mis au courant de cette rencontre à laquelle plus personne ne s’attendait, depuis des années. Elle m’avait tout raconté. J’avais moi aussi été frappé par ce retour qu’on ne jugeait plus possible. J’avais encore du mal à y croire moi-même, d’ailleurs, n’ayant pas encore recroisé l’homme en question.

Je ris à la simple image d’Ophelia et moi, en course de chaises roulantes. C’était un plan pour qu’elle aussi finisse en béquilles. Quand on se donnait, on se donnait à fond, elle et moi, pour le meilleur comme pour le pire. « Ça peut s’arranger quand même, j’ai une amie infirmière à l’hôpital de Bowen … » Mentionnais-je avec un sourire malicieux. Non, quand même, je ne demanderais pas une requête aussi débile à Ava, ce serait un plan pour qu’elle se fasse virer alors qu’elle n’était en poste que depuis quelques mois. Ophelia et moi on pouvait très bien se mettre dans la merde par nous-mêmes sans impliquer qui que ce soit d’autres. Mais bon, les chaises roulantes, il valait peut-être mieux les laisser pour les gens qui en avaient réellement besoin. Et par chance, je n’en avais plus besoin ! Vivement que la canne soit elle aussi aux oubliettes. Je n’en pouvais plus de me sentir aussi lent. Je n’avais aucun mal à accepter l’aide et à me montrer vulnérable, mais j’appréciais aussi mon autonomie. Je n’étais pas tout à fait rendu là. D’ailleurs, Ophelia m’aida à m’asseoir sur la chaise. Je posai la canne contre le mur derrière nous, à ma gauche, mon amie d’enfance étant assise à ma droite. Revenant sur nos propos échangés à l’extérieur, je lui demandai si elle avait eu plus d’informations, de révélations, de la part de Zachary. Il était évident que c’était ce qui la tourmentait. Je ne réussis pas à dissimuler ma surprise quand Ophelia m’apprit que Zach n’était plus à l’armée depuis quelques années déjà, sans vouloir le lui dire. « Et il était où tout ce temps ? » Qu’il ait été dans les parages en jouant les morts, ça me semblait inconcevable. Ça me fit tellement mal de voir les larmes sur les joues de mon amie. Je soupirai silencieusement. « Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? » Parce que Zach semblait avoir fait tous les choix sans en laisser un à Ophelia, elle avait dû vivre son deuil, elle avait dû continuer seule, le pensant disparu. Elle aurait sans doute voulu que ça se passe autrement. « Je ne sais pas quoi te répondre, Ophe … Je pense que beaucoup de soldats sont dans cette situation. Mais il y a des gens formés pour les aider. Des groupes pour les soutenir, pour qu’ils se soutiennent entre eux, tout ça … Je pense qu’il peut y avoir de l’espoir. » Une légère moue se dessina sur mon visage. Quel triste bordel. « Mais est-ce que tu te sens capable de l’attendre, de le soutenir, si ça prend du temps avant que tu retrouves l’homme que tu aimes ? » Une chose était sûre, ça ne se ferait pas du jour au lendemain. J'avais moi aussi connu une grande noirceur après le suicide de ma mère. J'avais mis beaucoup de temps à m'en remettre, à me retrouver.

Je ris en penchant la tête vers l’arrière. « Tout de suite la prison ! » Je ne pensais pas que ça irait jusque-là, comme représailles, peut-être plus une amende bien salée - ce qui ne me tentait pas non plus, pas du tout, cela dit. Mais si on se ramassait derrière les barreaux pour de vulgaires chaises roulantes, clairement quelque chose ne tournait pas rond dans notre système de justice. Parlant de choses qui ne tournaient pas rond, le retour de Zachary, son silence, son trauma, tout ça m’inquiétait beaucoup. Il traînait certainement un gros bagage émotif depuis son retour, autrement il ne serait pas resté dans la noirceur tout ce temps-là. J’avais du mal à concevoir qu’il ait pu être si près tout en étant si loin d’Ophelia. Elle méritait mieux que ça, malgré les explications qu’elle me donna ensuite sur leur deal. « Je ne me souvenais pas de cette décision … » Admis-je. Elle m’en avait peut-être parlé, à l’époque. J’étais étonné de ne pas m’en souvenir, mais il y a quelques années, je vivais moi aussi mon lot de drames du quotidien, alors il était possible que j’aie mis de côté cette information, que je n’étais pas disponible émotionnellement pour ça. « Mais cette décision, est-ce qu’elle s’appliquait vraiment à la possibilité qu’il revienne aussi près d’ici ? » Demandais-je en fronçant les sourcils. Cela me semblait difficile, dans une ville comme Bowen, de se promettre de ne plus se revoir. Zachary avait sans doute tout fait pour éviter de croiser Ophelia dans les derniers mois, je ne voyais pas autre chose. « Oui, je sais. » Murmurais-je à propos de l’amour qu’elle portait à Zach. « Qu’est-ce qu’il en a dit de votre relation, quand vous vous êtes parlé ? Et de Tommy ? » M’intéressais-je. Je pris la main que mon amie d’enfance glissa vers moi, serrant ses doigts entre les miens. Elle semblait vouloir changer de sujet, égayer un peu l’ambiance. Je souris tristement, avant qu’une lueur n’illumine mon visage. « Bon, si tu veux du joyeux … » Dis-je, laissant un peu de suspens. « Je pense que Pippa ne m’en voudra pas trop de le dire, on est presque à la cruciale quatorzième semaine, après tout … » Une courte pause. Elle pouvait deviner, de toute façon. « Elle est enceinte. » Lâchais-je avec la voix qui tremblait, mais de bonheur.