S'il suffisait qu'on s'aime + Woora ♡

When the world don't feel like home, I'm a place to call your own
Novembre 2022

L'église était pleine, Sara s'était discrètement glissée au fond, de sa place elle pouvait tout voir, elle pouvait le voir, mais il y avait peu de chance qu'elle soit vue. Elle n'avait pas prévenu de son arrivée, de toute façon ça n'aurait pas changé grand chose, au pire Woody lui aurait dit de ne pas venir. La jeune femme avait pleuré toute la cérémonie, elle avait pleuré pour cette femme qu'elle avait connu, qui l'avait accueilli plus d'une fois chez elle quand elle était gamine, cette femme qui avait su avant tout le monde qu'elle était amoureuse de son fils en secret et qui la regardait toujours avec beaucoup de douceur. Elle avait aussi pleuré pour ces enfants qui perdaient leur mère, tragiquement. Et surtout elle avait pleuré pour lui, parce qu’elle le voyait, si abattu, totalement fermé, lui, l’homme qui ne voulait jamais montrer ses failles, il serrait les dents mais elle lisait la souffrance sur son visage et c’était terrible à voir.  Une fois la cérémonie terminée, après que la plupart des convives eurent présenté leurs condoléances à la famille, Sara s’était avancée vers Woody, la peur au ventre et le cœur qui battait trop fort, c’était toujours la même chose quand elle le revoyait mais cette fois c’était bien plus intense. Elle se présentait face à lui avec son regard rougi de larmes, elle eut soudainement honte d’être si émotive. Ils se regardèrent quelques secondes et elle réduit le vide entre eux pour venir le prendre dans ses bras, c’était presque ridicule, elle, si frêle, qui enserrait de ses bras ce grand gaillard, mais elle était comme ça, Sara, elle avait toujours eu besoin de le serrer contre elle. Je suis tellement désolée Woody. C’était les premiers mots qui sortaient, difficilement de sa bouche, une phrase terriblement banale, après plus de trois années de silence entre eux.

Samedi, 26 novembre 2022

Le cercueil était à l’avant, fermé. C’était mieux ainsi. L’accident avait laissé de grandes cicatrices au visage de la mère des Rutkowski. Il valait mieux ne pas garder ce corps meurtri en mémoire. Il valait mieux se souvenir de la photographie posée sur le cercueil fermé. Une photographie de leur mère, souriante comme toujours, belle dans une robe au bord de la mer. Le bonheur était dans son quotidien. Le bonheur, c’était elle.

Woody était sorti de l’hôpital deux jours plus tôt, soit une semaine après l’accident. On l’avait gardé sous observation, on l’avait gardé immobilisé pour que son épaule puisse guérir, aussi. Mais on l’avait surtout gardé, sans doute, pour que la travailleuse sociale de l’hôpital puisse faire un suivi avec lui avant de le laisser retourner à son quotidien, sans aide. Il n’avait pas beaucoup parlé, Woody. Pas avec la travailleuse sociale et encore moins avec ceux qui lui avaient rendu visite. Son père, ses soeurs, son frère, Freja, Samuel, Léo, … Charlie. Il ne savait plus trop où il se situait avec sa fiancée, Woody. Il avait l’impression de retomber dans ses vieux patterns, ceux qu’il lui avait promis de surmonter. Il n’arrivait pas à s’ouvrir à elle. Il n’arrivait tout simplement pas à s’offrir en toute vulnérabilité. Fidèle à ses habitudes, il s’était fermé, complètement fermé. Aujourd’hui plus que n’importe quand. Même son visage crispé ne laissait aucunement place au dialogue, avec qui que ce soit. C’est d’ailleurs pour cette raison que pendant le service, après la cérémonie durant laquelle il n’avait pas eu la force de parler, confiant cette tâche à Nevaeh, la plupart des gens s'approchaient de lui pour lui offrir de sincères condoléances mais ne restaient pas trop longtemps.

La seule qui osa l’entourer de ses bras, ce fut Sara. En la voyant arriver vers lui, le cœur de Woody rata un battement. La seule émotion autre que la tristesse qui l’habita aujourd’hui. Il ne l’avait pas aperçue dans l’église, il ne l’avait pas remarquée à la sortie non plus. Le trentenaire était bien trop enfermé dans sa tête pour reconnaître qui que ce soit parmi tous ces visages. Et pourtant, la présence de Sara, elle avait toujours su le faire remonter à la surface de n’importe quel abysse. Sa bouche s’entrouvrit, d’étonnement, et speechless il la laissa le prendre dans ses bras. Les larmes lui montèrent aux yeux quand elle lui dit être désolée. Il la serra un peu plus fort contre lui. Il n’avait pas envie de la laisser partir. « Comment t’as su ? Qui t’a mise au courant ? » Demanda-t-il, un peu perdu, mais avec une douceur dans la voix qu’on n’avait pas entendue chez lui depuis la tragédie.

Ce serait mentir que de dire qu’elle n’avait pas pensé à lui durant ces longues années, elle y avait pensé, tous les jours, parfois avec joie, parfois douloureusement. Woody et Sara avaient toujours eu ce lien si particulier, très fort et la distance n’y changeait rien. Elle avait quitté Bowen pour mieux connaître son père, pour s’imprégner de cette culture chinoise qu’elle ne connaissait que de loin, mais la vérité profonde étant qu’elle avait cherché à s’éloigner de Rutkowski parce que vivre dans la même ville que lui, alors qu’il était tombé amoureux d’une autre, la rendait malheureuse. Sara avait certainement toujours aimé cet homme, même si elle en avait épousé un autre, même si elle avait tout fait pour refouler ses sentiments, c’était un fait, à présent elle le savait, elle l’acceptait et il le savait également. Mais elle ne comptait pas passer sa vie à l’attendre parce qu’elle savait qu’il pourrait ne jamais lui revenir, elle s’était résignée au fait qu’il était peut-être l’homme de sa vie mais que la réciproque n’était probablement pas applicable, on ne choisissait pas de qui on tombait amoureux, ni même pour combien de temps. Alors elle s’était choisi elle, Sara vivait heureuse à Pékin, elle profitait de ce pays qui l’avait adopté et dont elle adorait la culture, elle profitait de son père, consciente qu’il ne serait pas éternel mais de la chance qu’elle avait de pouvoir passer du temps avec lui. Bowen lui manquait beaucoup, sa mère, son beau-père, sa sœur, elle revenait rarement, mais ils se rejoignaient parfois, en Chine ou ailleurs, cette nouvelle vie lui convenait. Et si Woody était heureux lui aussi, alors tout allait bien dans le meilleur des mondes. Il l’avait quitté, trois ans plus tôt, au terme de son séjour auprès d’elle, avec la certitude qu’il devait faire un pas vers celle qu’il aimait, cette fameuse Freja. Sara espérait sincèrement qu’il était heureux auprès d’elle, comme elle avait pu l’être auprès de Ian, son compagnon. Seulement la raison pour laquelle elle était revenue à Bowen était malheureusement bien moins heureuse. Leur étreinte ne dura pas si longtemps, trop long c’aurait été indécent vu la situation, mais ceux qui connaissaient Woody et Sara étaient au courant de la tendresse qui les liait. Quand leurs regards se croisèrent à nouveau, Liao pu découvrir les larmes de son ex qui menaçaient de déborder, qu’il ne pleure pas, sinon ses larmes à elles aussi allaient se remettre à couler. Mes parents, ils m’ont prévenu dès qu’ils ont su. Ils pensent beaucoup à vous d’ailleurs. Il était évident que sa mère s’était empressée de tenir Sara au courant dès que le drame avait été connu et la brune n’avait pas attendu pour prendre son billet d’avion. Je ne vais pas rester, pardonne-moi. Elle déposa une main douce sur la joue râpeuse de Woody et essuya affectueusement sa peau humide, elle ne se sentait pas à sa place ici. Je suis là pour quelques jours, alors si tu en as envie, on pourra passer un moment ensemble. Tu sais où habitent mes parents. Elle ne voulait rien lui imposer, surtout pas sa présence en ce moment si lourd, mais s’il le voulait, il savait où la retrouver. Elle osa lui sourire doucement puis commença déjà à s’éloigner.

Woody n’aimait jamais les gens de la bonne manière, en amitié comme en amour d’ailleurs, et les femmes qui avaient croisé le chemin de son cœur pourraient toutes en témoigner. Elles ne se faisaient pas nombreuses, elles se comptaient sur les doigts d’une seule main, mais elles l’avaient profondément marqué. Parce que même s’il aimait mal, il aimait fort. Sara, elle aurait toujours une part de lui. Tout comme Freja avait encore un morceau de son coeur. C’est ce qui était si difficile pour Charlie d’ailleurs, parfois, de savoir que l’homme qu’elle aimait, l’homme qu’elle comptait épouser, ne serait jamais totalement sienne. La question ne se posait peut-être même plus, de toute façon, Woody n’ayant aucune idée d’où il se situait avec elle. Y avait-il encore un avec elle ? Depuis le décès de sa mère, une semaine auparavant, Woody était un désordre chaotique. C’est Charlie qui en avait le plus payé les frais. Assez pour qu’il se demande si elle passerait, aujourd’hui, pour les funérailles. Bien sûr qu’elle passerait, se répétait-il. Mais viendrait-elle lui parler ? Lui, voudrait-il lui parler, l’affronter ? Il l’ignorait. Quel soulagement ce fut de retrouver d’abord Sara, cette présence à laquelle il s’attendait le moins était également celle dont il avait cruellement besoin. Trois longues années s’étaient écoulées depuis leur dernière rencontre de quelques jours lors d’un séjour de Woody à Pékin. Un séjour dont il n’avait parlé avec personne, et dont eux-mêmes n’avaient jamais reparlé. C’était leur secret, c’était leur moment hors du temps. Un peu comme cette étreinte maladroite due à son épaule immobilisée, étreinte qui dura quelques secondes de trop aux yeux des autres, mais une éternité trop courte pour eux. « C’est gentil de leur part. Tu les remercieras. » Ça sonnait tellement faux, mais pour les parents de Sara il était prêt à porter ce discours qu’il entendait partout autour de lui aujourd’hui, entre les lèvres du reste de sa famille. Une lueur de détresse traversa le regard de l’aîné des Rutkowski lorsque son premier amour lui avoua qu’elle ne resterait pas plus longtemps aux funérailles. Il se rendait compte, maintenant, qu’il ne pourrait sans doute pas traverser cette journée sans elle. « Ok … » Lâcha-t-il, impuissant. « Merci d’être passée. » Il aurait voulu lui rendre cette esquisse de sourire mais n’y parvint pas, il la regarda s’éloigner avec le sentiment que le plafond du salon funéraire était en train de lui tomber dessus, de l’écraser. Il resta figé là une trentaine de secondes, avant de regarder autour de lui, et de décider de quitter l’établissement. Sara était en train de marcher vers le stationnement. « Sara ! » L’interpella-t-il afin de la retenir. Il la rattrapa d’un pas lent. Elle l’attendait. « J’peux pas rester ici. Emmène-moi avec toi. N’importe où, mais loin d’ici. » L’implora-t-il.

Sara avait envie de n’être qu’un visage parmi tant d’autres, elle ne voulait pas que Woody lui en veuille d’être venue, mais elle ne voulait pas non plus qu’il fasse de traitement de faveur. Elle était d’avis que son deuil il devait le partager avec sa famille, avec ses proches qui le côtoyaient tous les jours. Elle n’était que de passage, d’ici quelques jours elle repartirait, vers sa vie à elle, elle n’était plus rien dans celle de son ancien amant. Pourtant dès qu’il posa son regard sur elle, la brune lut cette lueur dans ses yeux, lui qui paraissait absent, éteint, depuis le début de la cérémonie, il semblait avoir reçu un électrochoc. Et finalement elle fut soulagée d’avoir encore ce genre d’effet sur lui. Il lui avait semblé qu’il venait de croiser un fantôme, tout comme quand il l’avait retrouvé, quelque années plus tôt, au terme d’une année à croire qu’elle était morte. Il aimait mal, elle le savait, elle en avait fait les frais, mais il aimait démesurément, avec un cœur bien plus gros que ce qu’il pensait lui-même. Ca aussi, elle le savait. Elle avait accepté depuis longtemps l’homme qu’il était, avec ses si belles qualités et ses défauts également. Elle voulait n’être personne aujourd’hui mais elle était touchée de voir qu’elle comptait encore pour lui. En l’écoutait la remercier, Sara esquissa un sourire maladroit, ce genre de phrase ne lui ressemblait pas, elle savait qu’il ne le pensait pas, mais c’était une douce attention. Au moment de se séparer, elle avait la gorge trop serrée pour prononcer un mot de plus, alors elle se contenta de hocher la tête alors que Woody se résignait à la laisser partir et ses yeux brillants de larmes parlaient pour elle, elle aurait aimé rester pour l’épauler, elle aurait voulu replonger dans ses bras et prendre un peu plus de sa douleur, seulement ce n’était plus son rôle depuis longtemps. Elle baissa donc rapidement les yeux, refusant qu’ils ne débordent davantage, puis quitta la cérémonie pour regagner le véhicule de ses parents. Et ce ne fut qu’une fois sur le parking qu’elle entendit son prénom dans son dos, elle se retourna, main en visière au-dessus des yeux pour le voir arriver  vers elle malgré le soleil qui l’aveuglait presque. Rutkowski lui demandait de l’emmener, il avait besoin de s’échapper, c’était fou de sa part, totalement insensé, mais face à sa supplication et son air si triste, Sara était bien incapable de le lui refuser. Elle lâcha un soupire, Liao, ce n’était pas vraiment la reine de l’improvisation. Mais elle déverrouilla la voiture, ouvrit la porte passager pour aider Woody à s’installer, puis elle s’engouffra à son tour dans le véhicule. Elle aurait pu tenter de l’en dissuader, de le mettre face à ses responsabilités, mais un regard sur lui, qui fixait l’extérieur avec détermination, elle su qu’il ne servirait à rien d’essayer de le faire changer d’avis, elle mit alors le contact, roula, au départ sans but, avant de se rendre compte qu’elle prenait d’instinct le chemin de la plage. Alors un mince sourire se dessina au coin de ses lèvres, elle savait où elle allait, sur leur plage, ce lieu où tout avait vraiment recommencé, là où elle s’était sentie à nouveau vivante après des mois d’enfer. Et ça grâce à lui.

Rester dans ce salon funéraire une seconde de plus, sachant que Sara se trouverait à quelque part dans les rues de Bowen, ça lui semblait tout d’un coup impossible. Ce n’est pas que l’aîné des Rutkowski choisissait la nostalgie de son premier amour par-dessus l’adieu à sa mère, non. C’est que ce n’était pas de cette façon-là que lui vivrait son deuil, ce n’était pas en regardant un cercueil fermé et en recevant des paroles vides de la part de gens dont il se foutait qu’il pourrait se sentir apaisé, Woody. Tout le monde le savait de toute façon, qu’il n’avait rien à faire là, qu’il était complètement à part. Ça se voyait dans les regards, ça se voyait dans les hésitations à venir lui adresser la parole. Alors Woody décida de s’en aller, de rattraper Sara qui n’avait heureusement pas encore eu le temps de quitter le parking. Il lui demanda de l’emmener n’importe où, tant que c’était loin d’ici. C’était ce qui lui ferait du bien, là, maintenant. Et tant pis pour les autres. Tant pis pour les déceptions qu’il laissait derrière. Un instant, le trentenaire pensait que Sara lui refuserait cette requête. Elle avait soupiré, hésitante. Puis elle avait déverrouillé la voiture et ouvert la porte du côté passager. Une vague de soulagement traversa son être. Il hocha simplement la tête en guise de remerciements, se laissant aider à s’installer. Il réussit tout de même à boucler sa ceinture par lui-même pendant que Sara traversait jusqu’à l’autre côté de la voiture, se posant derrière le volant. La tête du physiothérapeute bascula vers la fenêtre alors que son premier amour prenait la route, n’importe où, avait-il demandé, et pourtant alors que les paysages défilaient sous ses yeux, il devina qu’elle ne l’emmenait pas n’importe où. Elle l’emmenait à un endroit connu de tous et pourtant, il aurait osé dire qu’eux seuls savaient vraiment tout ce que cette plage renfermait. Un sourire se dessina faiblement sur ses lèvres, à lui aussi, alors qu’il tournait la tête vers Sara.

Sara, douce Sara, celle qui s’excusait toujours d’être là, celle qui avait peur de déranger. C’était bien aussi l’une des raisons qui lui avaient fait quitter Bowen, au-delà de la douleur que Woody en préfère une autre, elle avait aussi cherché à laisser sa place, parce qu’elle savait que si elle restait il n’aurait pas été totalement lui-même avec le risque de la croiser tous les jours. Et, si on voulait même aller plus profond dans le syndrome de l’imposteur, disons que la jeune femme ne s’était plus tellement sentie chez elle dans cette ville, après l’accident, après cette année entière où tout son entourage l’avait crue morte, après le chaos, ça avait été difficile de revenir, de se refaire une place, de se sentir totalement sereine dans cette ville qui l’avait pourtant vu grandir, murir. A Pékin elle se sentait apaisée, elle savait au fond d’elle qu’elle n’y ferait pas sa vie entière, qu’un jour elle reviendrait à Bowen, seulement il fallait qu’elle attende le bon moment et pour l’instant elle avait trouvé sa place en Chine. Ce saut vers son passé, pour soutenir Woody, elle n’y avait pas réfléchi, elle avait agi, d’instinct, ça lui ressemblait peu mais la situation était particulièrement inhabituelle. Et si la brune ne regrettait pas d’avoir pris le premier avion, elle se demandait à présent ce qu’elle pourrait bien apporter à son meilleur ami, à son ancien amant, autre qu’une gêne dont il n’avait pas besoin, cette fâcheuse habitude de toujours penser qu’elle dérangeait. Pourtant lorsqu’elle entendit sa voix s’élever derrière elle sur le parking, elle comprit qu’elle pourrait avoir son rôle, bien à elle, dans cette histoire. Evidemment elle se dit que la place de Woody n’était pas auprès d’elle dans cette voiture, évidemment intérieurement elle paniquait à l’idée de se retrouver seule avec lui, mais quand elle comprit qu’elle prenait le chemin de la plage, de leur plage, et lorsqu’elle comprit qu’il avait comprit également, puis senti son regard sur elle, elle se détendit, osa une œillade vers lui, il souriait. Alors elle sourit aussi, parce qu’il était beau, malgré les ecchymoses, malgré la tristesse qui transpirait de tous ses pores, il était beau, avec ce mince sourire qui faisait s'illuminer son regard. Tu m’as manqué. Je suis désolée de ne pas avoir donné de nouvelles durant toutes ces années. Trois ans, une éternité. Et en même temps ils n’étaient pas du genre à s’appeler tous les quatre matins ou à s’envoyer des messages, en même temps ils n’avaient jamais été séparés aussi longtemps et par autant de distance, en même temps leur passif n’avait jamais été aussi lourd, parfois trop lourd à porter pour juste s’appeler et se demander « comment ça va ? ».

Assurément trop occupé à se soucier de ses propres histoires, Woody n’avait jamais perçu le réel malaise de Sara, par rapport à sa présence à Bowen. lI n’avait pas saisi à quel point elle avait souffert, rien que de se trouver ici, dans la même ville que lui alors qu’il en avait choisi une autre. Il n’avait pas compris non plus, que cette ville n’était plus vraiment sa ville, à Sara, depuis l’accident. Qu’elle y avait perdu ses repères et que lui-même avait contribué à lui faire perdre ses piliers lorsqu’il lui avait tourné le dos, lâchement. Il aurait sans doute mieux accepté son exil à l’autre bout du monde, s’il avait su. Mais il n’avait pas voulu savoir, au fond, Woody. Il n’avait même pas laissé la porte entrouverte à cette compréhension-là. Woody était trop égoïste pour ça, c’était bien connu. Il ne pensait qu’à lui. C’est dans le même esprit qu’il avait quitté le salon funéraire sans se retourner, priorisant son besoin d’être libéré de ce malaise, plutôt que sa famille qui avait besoin de rester soudée dans ce moment difficile. Une fois assis dans la voiture de Sara, du côté passager, c’est comme si un poids se soulevait de ses épaules. Être ici, ailleurs ou n’importe où, avec elle, c’est ce qui faisait actuellement le plus de sens. Tout sembla encore plus logique lorsque Sara prit le chemin de la plage. Il la regarda, concentrée sur la route, cette route qui lui paraissait peut-être bien étrangère tout en étant si familière tout à la fois. Et un sourire timide se dessina sur ses lèvres à lui d’abord, puis à elle ensuite. Il ne détourna le regard que lorsqu’elle s’excusa de ne pas avoir donné de nouvelles durant tout ce temps. Il détournait toujours les yeux quand les sentiments étaient dans les mots. « Je ne t’en ai pas donné non plus, Sara. La distance, elle se prend à deux. » Admit-il. « Tu m’as manquée aussi. » Il avait été pourtant bien occupé, ces dernières années, depuis son retour de Chine. Il avait eu des chapitres à clore avec Freja et il en avait ouvert de nouveaux avec Charlie. Et maintenant ? Et maintenant, Woody ne savait plus du tout où il se situait. Le décès de sa mère lui avait fait perdre tous ses repères, et c’est complètement déboussolé qu’il était monté dans cette voiture qui venait de se garer dans le stationnement au bord de la plage. Il soupira en regardant l’océan face à lui. Il faisait face à l’immensité et sentait l’étourdissement le guetter. « Je n’ai absolument aucune idée de ce que je fais, maintenant, à partir d’ici. »

Elle ne lui en voulait pas, à Woody, elle ne lui en voulait plus. Elle avait pardonné, parce qu’elle l’aimait et qu’aimer l’autre c’est aussi l’accepter tel qu’il est. Et Woody était un homme libre, il n’était pas de ceux qui s’engageaient, qui se mariaient, qui fondaient une jolie famille. Ca l’avait rendue triste, Sara, parce qu’elle aurait bien voulu ce genre de vie avec lui, seulement elle ne pouvait pas le changer, il avait essayé, il avait fait cet effort pour elle, au moins un temps, c’était déjà ça. Aujourd’hui elle n’était pas revenue dans l’espoir de le reconquérir ou de faire renaître une quelconque flamme, seulement pour le soutenir, même de loin, dans son deuil. La jeune femme ne savait rien de la vie actuelle de son ancien amant, s’il était heureux, si une femme partageait son quotidien, cette fameuse Freja, peut-être, ou bien une autre. Ca n’avait pas d’importance pour elle. Elle était néanmoins heureuse de voir que dans la tempête, elle était encore un phare pour lui, malgré tout. Dans la voiture, c’était un million de mots qui se bousculaient dans sa têtes, tellement de choses qu’elle aimerait lui dire, mais comment ? Comment renouer un dialogue qui s’était rompu après tant d’années, quoi dire, dans de pareil circonstances, alors que l’ombre de la mort planait encore au-dessus de leurs têtes ? Elle prit la parole timidement, un truc un peu bateau, mais pourtant tellement vrai, il lui avait manqué, personne ne pouvait imaginer à quel point, même elle, ne le réalisait vraiment qu’au moment où les mots s’échappaient de leurs lèvres. Il avait raison, Woody, la distance se prenait à deux et l’un comme l’autre avaient chacun leurs raisons d’avoir gardé le silence. Cette escapade du bel australien en Chine, ces quelques semaines partagées, juste tous les deux, avaient été presque idyllique, mais lorsqu’elle l’avait raccompagné à l’aéroport, Sara savait que c’était la fin d’une histoire, il était venu chercher des réponses auprès de son ancien amour, son approbation peut-être, pour pouvoir continuer sa vie sans elle, c’était peut-être sa façon à lui de lui dire au revoir. Ils s’étaient aimés durant ce séjour, ils s’étaient abandonnés, mais la brune savait qu’il ne l’aimait plus. Et puis elle aussi, avait quelqu’un dans sa vie. Alors après que l’avion eut décollé, elle était retournée à son quotidien, auprès de cet autre homme qui l’aimait et elle avait continué, sans Woody. Elle lui sourit avec une infinie douceur en continuant son chemin jusqu’à la plage. Une fois face aux vagues, Sara prit une grande inspiration, elle aimait tellement cette ville, elle lui manquait souvent. La dernière fois qu’on s’est retrouvé ici tu m’as couru après sur la plage jusqu’à ce qu’on finisse à l’eau, jusqu’à ce que tu m’embrasses. Ce jour là tu m’as réveillée alors que j’avais l’impression de m’écrouler. Un frisson la parcouru à l'évocation de ce souvenir, de cette étreinte salée dont elle n'avait rien oublié. Elle le fixait intensément, avec un mélange de mélancolie et de détermination dans le regard. Aujourd’hui tu n’es pas en état de courir et on ne va pas revenir en arrière. Mais si, de n’importe quelle façon, je peux t’empêcher de t’écrouler à ton tour, alors dis-moi ce que je peux faire. Elle le sentait si faible, si seul, à ce moment là elle ferait tout pour prendre au moins un peu de sa douleur et le soulager.

Et pourtant Woody avait voulu l’être, de ces hommes-là. De ces hommes à s’engager, à se marier, à fonder une famille. Il avait voulu ça avec Charlie. Il était même allé jusqu’à la demander en mariage, ils étaient encore fiancés à ce jour d’ailleurs, même si l’horizon était plus flou que jamais. Elle avait été la lumière dans cette sombre impasse, elle avait été la main tendue lorsqu’il ne l’attendait plus. Woody y avait cru, vraiment, qu’il pourrait être cet homme-là. Jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui il ne savait plus rien, c’est comme si le monde se présentait à lui sous des couleurs qu’il n’avait jamais vues auparavant. Il ne saisissait plus le sens de quoi que ce soit. Mais Sara ignorait tout ça. Sara ignorait qu’il avait été un homme changé, pour quelques mois à peine. Elle ignorait qu’une femme avait presque réussi à lui passer la bague au doigt. Sans l’accident, peut-être qu’à l’été prochain, c’aurait été chose faite, concrétisée. Peut-être que ce le serait encore, malgré l’accident. Mais Woody avait ce doute qui l’habitait, ce coeur serré, cette gorge nouée, cette sensation de ne plus pouvoir l’être, cet homme. Et pourtant il avait promis à Elias de s’en sortir pour de vrai, pour de bon, cette fois. Il voulait cesser de faire l’autruche et tout faire pour aller mieux, mentalement. Accepter que physiquement, ce serait souvent hors de son contrôle. Ça avait été plus facile à dire qu’à faire, allongé dans son lit d’hôpital, la tête un peu dans le brouillard et le coeur endeuillé. Maintenant qu’il se sentait si petit face à l’océan, Woody ne savait pas s’il en était réellement capable. Un sourire se dessina tout de même sur ses lèvres alors qu’il se rappelait, d’images claires comme si elles avaient été imprimées hier dans sa tête, les souvenirs de leur dernière balade sur cette plage, à Sara et lui. Il baissa la tête alors que la brunette conclut qu’il n’était plus en état de courir et qu’ils ne reviendraient de toute façon pas en arrière. « J’aimerais tellement pouvoir revenir en arrière, pourtant. Rester avec toi. Rester moi. Celui que j’étais avec toi, en tout cas. » Il soupira. C’était injuste, comme réflexion. Injuste pour Sara et pour Charlie. « Je sais qu’on ne peut pas. Et revenir à ça … trop de choses ont changé de toute façon. Toi. Moi. Le monde autour de nous. » Un haussement d’épaules plus tard, il ajouta : « J’imagine que te demander de rester … un peu plus longtemps au moins … ça ne faisait pas partie des choses que tu pensais faire pour m’empêcher de m’écrouler ? » Demanda-t-il en daignant enfin relever les yeux sur elle.

Elle serait fière de lui, Sara, de savoir qu’il s’était enfin laissé apprivoiser par une femme et par l’amour, que cette fois il n’avait pas eu peur et qu’il s’était montré digne de celle qui l’accompagnait. Il serait beau en marié, Woody, elle n’en doutait pas le moins du monde. Et elle l’aimerait sûrement beaucoup, cette Charlie, cette femme si douce qu’elle ne connaissait pas, elle correspondait au genre de femme qu’il lui fallait. Sara l’était, douce, seulement ils avaient tous deux des bagages trop lourds à porter, ensemble et séparément pour un jour s’imaginer se marier, c’était une certitude pour la brune. En le voyant si défait aujourd’hui, tellement abattu, elle était à mille lieux de penser que quelques jours plus tôt il préparait un mariage. Et surtout elle espérait que ce drame ne le ferait pas retomber encore plus durement dans ses vieux travers. Naïvement elle pouvait croire que sa visite lui ferait l’effet d’un électrochoc, qu’elle allait l’aider, mais elle savait bien qu’il en fallait plus pour Woody et puis elle n’était que de passage, elle n’apporterait qu’un peu de douceur éphémère, du baume au cœur vite étalé. Elle n’avait plus peur de parler clairement, à son ancien amant, de ses sentiments, de cet amour qu’ils avaient vécu, elle n’en avait pas honte, il faisait partie d’eux, de leur histoire, longtemps elle avait été intimidée de lui révéler ce qu’elle ressentait pour lui, plus aujourd’hui. Il savait, il savait tout et c’était un poids en moins sur ses épaules. Alors elle leur rappela ce souvenir heureux, cette renaissance qu’elle avait connu dans ses bras à un moment où elle était au plus mal. Elle aurait aimé, à ce moment précis, lui offrir ce même cadeau, mais elle savait que ça ne fonctionnerait plus. Je suis sûre que tu es bien meilleur homme aujourd’hui que celui que tu étais à cette époque. Elle lui sourit avec malice, il voulait ne se souvenir que du meilleur, mais il y avait aussi toutes les parts d’ombre de leur relation, tout n’avait pas été rose, loin de là. Il avait raison, elle avait changé elle aussi, elle s’était endurcie, elle avait pris de l’assurance et de la maturité. Et une bonne dose de courage. Peut-être qu’un jour ça marchera, toi et moi, puisque le monde change et nous aussi, peut-être qu’on sera en phase, un jour. Qui sait, quand on aura soixante-dix ans ! Mais aujourd’hui j’ai plutôt envie que tu me dises que tu es heureux et de te demander de t’accrocher à ce bonheur, malgré l’épreuve que tu vis actuellement, te dire que tu as toute une vie qui t’attend. Moi je ne suis qu’un souvenir de ton passé. Elle lui avait demandé de lui dire ce qu’elle pouvait faire pour le soulager et il formula sa demande, une demande qui lui fit mal, c’était facile, de demander qu’elle reste, mais c’était la seule requête à laquelle elle ne pouvait pas accéder. J’aurais préféré que tu me demandes de t’acheter des cookies. Sara baissa alors les yeux, alors que Woody la fixait. Je repars demain, je ne peux pas rester plus. Et après une légère hésitation. On m’attend là-bas. Elle releva sur lui un regard rempli d’une émotion nouvelle.

Il en doutait, de ça, Woody. D’être un bien meilleur homme aujourd’hui qu’à l’époque. Il comprenait où voulait en venir Sara, il lui afficha d’ailleurs un regard désolé puisqu’il connaissait les vices du Woody d’autrefois. Il n’avait pas traité Sara correctement, il avait été minable même. Ce gars-là d’avant il était incapable de s’engager, incapable de s’ancrer dans ce qui devenait trop sérieux pour lui. La version de l’aîné des Rutkowski d’aujourd’hui ne faisait peut-être plus dans l’infidélité, mais il se dégonflait tout de même toujours aussi facilement. Fuir, c’était ce qu’il avait toujours fait. C’était tout ce qu’il connaissait. « Oh, j’mettrais pas ma main au feu … » Il esquissa un faible sourire. « Juste différent. Pas forcément meilleur. » Admit-il. Et il continua là-dessus, Woody, sur ce fil de changement. Il y en avait eu trop, de mouvements dans leurs vies, pour pouvoir s’imaginer revenir en arrière. Ils ne gravitaient plus autour des mêmes personnes ou des mêmes sentiments. Il en faudrait beaucoup pour que leurs étoiles s’alignent. Pourtant, Sara semblait y croire, un peu. Woody leva un regard surpris vers elle alors qu’elle affirmait que peut-être qu’un jour, à soixante-dix ans, ils se retrouveraient. Que leur histoire irait alors finalement jusqu’au bout. « C’est difficile de te chasser de mon présent quand j’sais que t’es mon passé mais que tu pourrais aussi être mon futur. » Elle-même le supposait. Quant au bonheur, Woody ne répondit rien pour le moment. Il ne savait pas s’il était en mesure de s’y accrocher. Il avait bien trop mal. À la place il demanda à Sara si elle pouvait rester un peu plus longtemps auprès de lui. Elle lui semblait la personne toute désignée pour l’aider à guérir, pour une raison qu’il n’aurait su tout à fait expliquer. Sara refusa. Il hocha la tête, visiblement déçu. « Tu es encore avec lui ? Ian, c’est ça ? » Demanda-t-il, non pas sans émotion dans le regard. Elle était peut-être maman, Sara, maintenant. Après trois ans et demi sans nouvelles l’un de l’autre, c’était une possibilité. Après tout, lui-même était allé de l’avant. En plus de trois ans il en avait vécu, des choses. D’ailleurs, en regardant l’océan face à lui, il avoua enfin : « Je suis fiancé. Elle s’appelle Charlie. » Pourquoi avait-il ce sentiment étrange en-dedans de lui, en l’admettant à sa première flamme ? Ils avaient eu le droit d’avancer. Ils ne s’en étaient jamais empêchés. « J’ai pas trouvé la force de lui faire face depuis l’accident, cela dit … Tu sais comment je suis. » Et elle savait aussi, sûrement, qu’il était donc sur le point de se défiler.

Sara c’était l’optimisme à l’état pur, trop pur même, elle était le genre de personne à défendre les causes perdues, à trouver du positif partout, même quand tout était sombre, à trouver des excuses aux autres, même quand c’était les pires personnes. Elle se disait que rien ni personne ne pouvait être totalement mauvais, tout le monde avait sa part de douceur, même si elle était souvent bien bien enfouie. Elle s’était montrée d’une patience à toute épreuve avec Woody et même après qu’il l’ait brisé, elle pardonnait. Evidemment avec l’âge elle s’était endurcie, elle était consciente qu’on ne pouvait pas sauver la Terre entière, que certaines causes étaient perdues d’avance. Elle s’était pris quelques murs, ça l’avait redu plus forte, moins naïve, mais ça n’avait pas totalement changé sa nature. Elle le regarda avec tendresse, il avait toujours été trop dur envers lui-même. Elle passa une main sur son visage qui se détendait peu à peu, elle avait besoin de cette proximité avec lui. Différent c’est bien, je crois. Sois un peu indulgent envers toi. Elle le savait, Sara, que c’était un homme bien. Dans sa quette du bonheur c’était une douce utopie de croire qu’un jour ils se retrouveraient, que tout dans leurs vies serait aligné pour que ça puisse marcher, vraiment marcher, enfin, entre eux. Peut-être dans dix ans, dans trente ans, elle n’en savait rien. Et peut-être jamais aussi, mais il était difficile pour Sara de s’imaginer vieillir dans les bras d’un homme différent quand elle était toujours incapable d’en aimer un autre que lui. Elle hocha la tête, comprenant la réponse de son ex, elle ne voulait surtout pas être cette ombre qui planait, menaçante pour son bonheur actuel, comme si la page ne s’était jamais tournée. Elle ne souhaitait lui mettre aucune pression. On ne sait pas Woody ! Personne ne connait l’avenir. Ne crois pas que je t’attends, ce n’est pas le cas. Parfois j’aime juste nous imaginer comme deux petits vieux assis sur un banc à regarder la mer, main dans la main, apaisés. Mais peut-être qu’on n’est que des amis, dans cette jolie image. Et des amis c’est déjà tellement fort, tellement beau. Je refuse juste de devenir une étrangère pour toi. Sa question laissa la brunette un peu décontenancée, il se souvenait de son prénom, Ian. Elle peinait à trouver ses mots, se rappelant de leur rencontre, aux deux hommes, de son petit ami qui n’avait pas bronché quand elle s’était enfuie avec son ancien amant pour de longs jours sans lui donner de nouvelles, le plantant sans ciller. Elle se souvenait de l’après, quand Woody était parti, du vide qu’il avait laissé au creux d’elle, de cette tristesse d’en être à nouveau séparé et des bras de Ian qui l’avaient apaisé. Pourtant il ne savait pas, le britannique, ce qu’elle avait fait, que les nuits elle les passait dans les bras de son amant de toujours, sans jamais penser à lui, sans une once de culpabilité. Ian était un homme bon, tendre et patient, il savait écouter, il savait pardonner, il avait compris mais n’avait rien dit, conscient que quelque chose de plus fort que lui se jouait entre Sara et Woody. Ça avait fonctionné encore quelques temps, avant qu’ils ne finissent par se séparer. Non. On est toujours en contact, mais ça n’a pas fonctionné. Elle laissa le brun parler, surprise par sa révélation, lui, fiancé ? Evidemment ça lui fit quelque chose, mais il y avait tellement de tendresse dans sa voix quand il évoqua le prénom de sa future femme. Elle lui sourit avec douceur. Tu comptais me le dire ou il aurait fallu que je l’apprenne par mes parents ?! Elle le taquinait doucement. Elle doit être vraiment spéciale, Charlie, pour t’avoir fait mettre un genou à terre ! A moins que ce soit elle qui ait demandé. Finalement ça aurait presque eu plus de sens. Elle fronça les sourcils, oui, elle savait comment il était. Vas lui parler, ne fais pas ta mauvaise tête, si elle t’aime elle comprendra que tu as besoin de temps, c’est certain. Un, deux, trois, il était temps qu’elle se lance à son tour, pourquoi c’était si difficile d’affronter son grand amour pour lui confier son plus beau secret ? Peut-être parce qu’au fond, il n’était plus vraiment son grand amour, il avait été remplacé par quelque chose d’infiniment plus fort que l’amour pour un homme. J’ai une petite fille. C’est pour elle que je dois rentrer. Elle savait que Woody était un peu possessif quand il s'agissait d'elle, il l'avait vu envers Ian, seulement là, il ne ferait pas le poids et elle redoutait sa réaction.

La main de Sara contre sa joue le projetait des années en arrière. Il aurait voulu fermer les yeux et y croire, qu’ils étaient à nouveau jeunes et fougueux. Que l’avenir n’était pas déjà écrit pour eux, des pages barbouillées d’erreurs. Il haussa les épaules lorsque Sara lui intima d’être un peu plus indulgent envers lui-même. Il se contenta de ça, en guise de réponse, rien de plus. Elle n’avait pas tort, différent ce n’était pas si mal. C’était mieux d’être différent plutôt que pire. Est-ce que ce nouveau Woody leur permettrait, un jour, de se retrouver et que leur relation fonctionne, enfin ? Est-ce que cette version 2.0 de Woody serait suffisante pour qu’ils rattrapent les années perdues en allongeant les minutes, une fois le cap de la cinquantaine, de la soixantaine, passé ? « Tu ne seras jamais une étrangère pour moi, Sara. Même quand des kilomètres et des années sans nouvelles nous séparent, je pense suffisamment à toi, j’t’imagine suffisamment là-bas, pour que tu sois encore une des personnes les plus importantes de ma vie. » Lui assura-t-il, en toute sincérité. Sara ne l’avait jamais quittée, au fond. Elle avait beau être partie, elle resterait à jamais en lui. Qu’ils ne s’attendent pas ne changeait effectivement rien à ça. Qu’elle ait encore Ian dans sa vie non plus. Qu’il se marie - peut-être - à Charlie non plus. D’ailleurs, à propos de Ian, Woody se demanda si c’était bien lui qui l’attendait en Chine. S’il avait encore accepté de l’attendre, pendant qu’elle courait vers son ancien amant. « Je suis navré. » Et il espérait ne pas avoir causé cela avec sa visite quelques années auparavant. Il ne questionna pas davantage. Ça ne le regardait pas. Cette rupture appartenait à Sara. À son tour il révéla un grand morceau de sa vie amoureuse, le timing n’était sans doute pas le bon mais à quoi bon faire semblant que ce grand événement n’approchait pas ? Il était fiancé, bordel, ce n’était pas rien. Surtout pas pour Woody Rutkowski. Il eut un léger rire quand elle répliqua qu’un peu plus et elle l’apprenait de la bouche de ses parents. « Non, c’est bien moi qui ai fait le grand saut … Elle est spéciale, oui. Elle met de la lumière partout où elle va. » En parlant de la blonde il avait un sourire tendre, c’est vrai, et son coeur s’emballait encore en songeant à elle. C’était juste tellement compliqué d’être lui, d’être amoureux, avec le chaos dans sa tête. Il n’y arrivait pas, Woody, à maintenir l’équilibre. « Elle l’a compris déjà bien trop de fois. Ce n’est pas juste de lui imposer cette distance à chaque fois. » Il ne savait malheureusement pas faire autrement, Woody. Il avait du mal à laisser les autres pleinement rentrer dans sa souffrance. Ces pensées furent balayées d’une grande bourrasque lorsque Sara lui affirma avoir une petite fille. Il tourna un regard surpris vers elle. Peut-être était-elle davantage une étrangère que ce qu’il aurait cru. Quand il pensait à elle, quand son esprit visitait la Chine, elle n’avait pas d’enfant lui tenant la main. « Comment elle s’appelle ? » Demanda-t-il d’une petite voix, il était déboussolé, Woody.

C’était terriblement triste de se dire qu’ils pensaient toujours à l’autre, assez pour que leurs retrouvailles leur donne le vertige, mais qu’ils ne se donnaient pourtant plus aucune nouvelles. Sara avait longtemps vécu avec le mythe du compte de fées, du prince charmant, de l’amour véritable, de l’âme sœur. Biberonnée aux Disney, aux princesses et aux paillettes. Il lui avait fallu un accident presque fatal, qui lui avait couté son mariage, puis un Rutkowski qui enfonçait le clou pour perdre ses illusions. Le prince charmant n’existait pas, l’amour véritable était un mythe. Mais pourquoi alors éprouvait-elle encore tellement de sentiments envers lui ? Elle avait arrêté de se bercer d’illusions et de se poser ces questions auxquelles elle n’aurait jamais de réponses. Ils s’aimaient, à leur manière, différente, un jour ils se retrouveraient, ou peut-être pas, elle n’avait pas la clé de l’avenir. Mais elle possédait bien plus d’espoir que Woody, elle était moins désabusée. Alors c’est tout ce qui compte, que je sois encore importante. Elle sourit avec tendresse. Le prénom de son ancien compagnon la ramena à la réalité, celle qu’elle avait laissé derrière elle quand elle avait pris le premier avion la veille, celle d’une histoire qui n’avait jamais eu d’avenir et de cette vie qu’elle s’était construite dont Woody ignorait tout. Ne sois pas désolé. Il m’aimait alors que moi je n’ai jamais réussi. Il mérite le bonheur. On a réussi à devenir amis, en quelque sorte. C'est sûrement comme ça que je l'ai toujours considéré. Ian était doux et tendre, patient, compréhensif. Il était tout le contraire de Woody et si au départ ça l’avait rassuré, elle avait fini par comprendre ce n’était pas la sécurité d’un amour facile qu’elle recherchait, elle avait besoin de vibrer, Sara, d’avoir des frissons. Une fois la surprise passée quant à l’annonce pour le moins surprenante de son ex, la brune sourit avec douceur, il avait de la tendresse dans la voix quand il parlait de sa fiancée, il l’aimait, ça ne faisait aucun doute. J’ai toujours dit que tu étais romantique, tu vois ! Elle l’écouta, il semblait soudainement plus abattu, si juste avant il avait des étoiles dans les yeux, il semblait à présent prêt à abandonner. Sara connaissait bien cette ambivalence qui habitait son ancien amant, Woody ne pouvait vivre sans noirceur, mais il se trompait s’il pensait que c’était elle qui le définissait. Non ce n’est pas juste. Et tu le sais, c’est sûrement le premier pas, de le réaliser. Il ne te reste plus qu’à retourner vers elle. Profite de sa lumière, laisse-là te guérir. Elle lui révéla à son tour ce secret qui lui faisait tellement peur à dévoiler. La voix tremblante d’une émotion qu’il n’avait encore jamais entendue, sa Sara, elle était une maman à présent, il ne l’avait pas vu venir et son regard perdu le confirmait. Elle baissa les yeux pour mieux chercher la mer des yeux. Sa fille n’était jamais venue à Bowen, comme si Sara l’en tenait volontairement éloignée. Sa famille essayait de venir le plus régulièrement possible pour maintenir le lien avec elle. Un jour pourtant elle devrait lui faire découvrir cette ville et peut-être lui faire rencontrer cet homme si important pour sa maman. La voix presque étranglée de Woody lui arracha un petit rire et elle lui donna un léger coup de coude. N’aies pas l’air si effrayé, c’est un enfant, pas une malédiction ! Elle s’appelle Alice. Alice in Wonderland, son histoire favorite depuis toujours, ça avait été une évidence quand elle avait su qu’elle attendait une fille.