un jour, tu sauras tourner la page -r.

Eternel soirée de groupe de parole, ça faisait plus de six mois maintenant que tu venais là. Enfin dans les groupes de soutien parce que avais pris le temps d'en expérimenter plusieurs, comme si tu cherchais le meilleur endroit pour te livrer. C'était peut-être étrange d'un point de vue extérieur, mais tu t'en foutais pas mal, tu vivais ton deuil comme tu le pouvais, comme tu le sentais. Pourtant, ça faisait plusieurs années maintenant, tu aurais dû tourner la page depuis longtemps. C'est comme si tu cherchais à faire durer les choses en venant à ses groupes, comme si tu avais besoin de savoir que tu n'étais pas le seul à vivre un moment aussi difficile. Que tu n'étais pas le seul à vivre pleinement ton chagrin. Encore une fois, tu choisissais une chaise un peu à l'écart, ton but n'était pas de prendre la parole, mais d'écouter les autres et de te sentir un peu utile à la fin de la séance en prenant le temps d'aller discuter avec certains. « Bonsoir ! » Tu adressais un léger sourire à la jeune femme qui était venue se mettre juste à côté de toi. Ce n'était pas la première fois qu'elle venait, pas la première fois que tu avais l'occasion de la croiser, mais bien la première fois que tu étais assis à côté d'elle. Tu n'étais pas sûr d'avoir son prénom en tête mais de toute façon, il y avait toujours un petit tour de chaise pour que tout le monde puisse se présenter et qu'on sache à qui on s'adresse tout au long de la soirée. Tu n'étais pas sûr de l'avoir déjà entendu parler, peut-être qu'elle prendrait la parole ce soir, ou alors peut-être que tu irais lui adresser plus qu'un bonjour à la fin de la séance. Tout le monde finissait de s'installer et l'intervenant prit la parole pour vous saluer et demander à chacun de se présenter. Ton tour vint rapidement . « Moi c'est Maxwell. » annonçais-tu doucement, avant de laisser la parole à ta voisine pour qu'elle fasse de même.

Je sortais rapidement de mon bureau, faisant claquer mes talons hauts au sol, d'un pas hâtif. Comme à chaque réunion, j'allais vraiment arriver sur le tas. Mon assistante connaissant mon planning bien mieux que moi, m'avait ramené une tasse à emporter de thé chaud. J'avais suffisamment bu de café pour la journée. Elle savait que j'allais avoir besoin d'une boisson réconfortante pour la soirée qui s'annonçait. D'ailleurs, c'était la seule personne de mon entourage à connaître la raison de mon absence. Je me rendais à ces réunions depuis de nombreuses semaines maintenant mais je n'avais aucune envie d'en parler. Je prétextais plutôt d'avoir une réunion, bien plus crédible et intéressant auprès de mes collègues. Pour mon entourage familial, j'étais au travail et concernant mes amis, ils avaient disparus de la circulation. Plutôt, je les avais exclu de ma vie après la perte de ma fille. J'avais besoin d'être seule, de pleurer seule. Seulement, j'avais également besoin de parler d'elle, de sa perte, de la culpabilité d'être le chauffeur ou tout simplement d'être encore en vie contrairement à elle.

Après un petit trajet à pied, j'accédais enfin à la salle de réunion. Comme à mon habitude, j'observais les personnes autour de moi, me demandant qui ils avaient perdus pour être ici, ce soir. Ce n'était évidemment écrit sur le front de personnes et je saurai assez vite les raisons de leurs présences. Je repérais une chaise vide, vers le fond de la salle. Autant j'appréciais me mettre en avant au travail, sur une terre conquise, autant je préférais un peu de discrétion ici. Je pris donc place aux côtés d'un homme que je voyais régulièrement maintenant. Je lui fis un petit sourire, répondant silencieusement à son bonsoir, avant de me concentrer sur l'intervenant. Il était temps pour chacun de se présenter. Je pris une gorgée de mon thé, prenant une petite dose de courage par la même occasion. Vint ensuite le moment de me présenter et je me râclais la gorge avant de prendre la parole :

"- Bonsoir à tous. Je m'appelle Joséphine."

Après le rapide tour de table, la séance débutait rapidement par divers récits, un ancien toxico qui avait perdu son compagnon à cause de la drogue, un père qui avait perdu sa femme à l'accouchement. Il y avait quelques sanglots, leurs voix étaient lourdes et tu sentais ton coeur se serrer. Par moment, tu te sentais ridicule à venir encore ici alors que tu étais veuf depuis longtemps maintenant et que tu aurais déjà dû tourner la page, mais tu n'étais pas plus heureux que certains. Pas plus bien dans tes bottes que d'autres. C'était un groupe où la parole était libre et où le jugement restait à la porte. Tu savais bien que certains étaient dans le même cas que toi, qu'ils mettaient le reste de leur vie à s'en remettre. Et puis il y avait ceux qui ne venaient plus, parce qu'ils avaient réussi à tourner la page. Tu espérais faire partie de cette seconde catégorie à l'avenir mais tu ne pouvais pas le savoir. En attendant, tu te contentais de vivre un jour après l'autre. Après plusieurs récits, l'intervenant pris une nouvelle fois la parole, faisant un tour de salle avec son regard. « Est-ce que quelqu'un d'autre souhaite partager son expérience ? » La question était posée à l'assemblée, tu sentais un regard se poser sur toi, mais tu secouais la tête à la négative. Ce soir tu n'avais pas envie de parler de toi, tu n'avais pas envie de parler de Fleur, de ta peine. Tu préférais laisser la place à quelqu'un d'autre, peut-être ta voisine de chaise. Tu aurais bien l'occasion de faire le point sur ta situation, après tout tu venais régulièrement alors  si ce n'était pas ce soir, ce serait demain, après-demain ou un autre jour dans le mois à venir.

Les jours de réunion étaient toujours compliqués à appréhender car cela brassait beaucoup de souvenirs en moi. De ce fait, j'avais instauré une petite routine pour ces jours spéciaux. Je mangeais seule, à mon bureau, et devant une comédie sur mon ordinateur. J'avais besoin de cette légèreté. Je m'octroyais aussi un déjeuner assez conséquent et je le dévorais avec envie, ce qui n'était plus franchement le cas depuis le décès de ma fille. Cette routine me permettait de me préparer psychologiquement et de me blinder émotionnellement autant que possible.

Ces réunions étaient intenses. Premièrement car écouter les histoires bouleversantes d'autres personnes était crève coeur pour moi. Je sentais toujours les larmes me montaient, je partageais ma peine avec eux. Deuxièmement car je devais parler de mon histoire si je n'écoutais pas. Parler de ma fille était toujours synonyme de douleur, de tristesse et de culpabilité. Je ne le faisais jamais dans ma vie de tous les jours, je préférais m'éviter toutes ses émotions. Néanmoins, elles s'entassaient au plus profond de moi et je ressentais souvent un "trop plein". C'était alors le moment idéal pour ce genre de réunion comme aujourd'hui.

Quand l'intervenant demanda donc si une autre personne voulait intervenir, je posais ma tasse de café au sol et je me levais. J'inspirais un grand coup avant de prendre la parole :

"- Bonsoir, je m'appelle Joséphine. J'ai perdu ma fille, il y a deux ans, dans un accident de voiture. J'étais la conductrice et une voiture a embouti la mienne. J'ai perdu le contrôle et elle a perdu la vie. J'ai été dans le coma pendant quelques jours et je n'ai pas pu assisté à son enterrement. Je regrette chaque jour sa vie mais aussi la mienne, d'être toujours en vie alors qu'elle ne l'est plus. Je sais que c'est un long chemin et j'y travaille tous les jours."

J'avais sorti ma tirade en une fois et je sentais mon estomac un peu plus léger à présent alors que je m'asseyais. Mon thérapeute m'avait dit de prendre plus régulièrement la parole lors de ces réunions, cela me soulagerait. Je le sentais un petit peu à chaque prise de parole. Néanmoins, c'était toujours intense émotionnellement et je sentais également une larme coulait le long de ma joue. Je fouillais alors machinalement dans mon sac à main, posé sur le sol, à la recherche d'un paquet de mouchoirs. N'en trouvant pas, je marmonnais en ruminant contre moi-même :

"- J'étais sûre d'en avoir. Mince Joséphine."

Comme a chaque fois, la réunion était intense en émotions. Tu avais envie de pleurer avec ceux qui parlaient, envie de leur prendre un peu de leur douleur pour les soulager, tu trouvais ça injuste que ceux présents dans la pièce aient tant de souffrance. Tu sentais que la tienne était plus atténuée que la leur et c'est peut-être pour ça que tu t'infligeais autant de présence lors de ces réunions. Comme tu ne te sentais pas de tourner la page mais que la douleur était presque partie, être là, souffrir pour les autres, c'était un rappel de la douleur qui t'avait envahie un jour. Lorsque l'intervenant demandait si quelqu'un d'autre voulait prendre la parole, tu vis ta voisine de chaise poser sa tasse au sol avant de se lever. Tu n'avais jamais entendu le son de sa voix autre que pour se présenter, mais quand elle prit la parole, on sentait que l'émotion était encore palpable. Tu l'écoutais raconter son histoire et ton cœur se serrer à mesure de son récit. Perdre un enfant c'est affreux, tu n'osais pas imaginer la peine qu'elle devait ressentir encore. Ne pas pouvoir assister à son enterrement, et surtout découvrir la nouvelle au réveil, ça devait être encore pire comme sensation. Même si de ce que tu avais compris, elle avait été victime d'un accident dont elle n'était pas responsable. Le sentiment de culpabilité devait être grand pour autant. Elle se rassit presque aussi vite qu'elle ne s'était levé et cherchait dans son sac quelque chose que tu pouvais aisément deviner. Tu l'entendis marmonner sans comprendre ce qu'elle se disait et tu attrapais un paquet de ta poche droite avant de le lui tendre. « Tenez, gardez-les ! » avais-tu soufflé doucement en sa direction, pour ne pas déranger tout le monde, surtout que l'intervenant était en train de clore la session. Une fois finie, les gens commençaient à se lever et à partir pour fumer une clope ou pour se prendre une boisson chaude. Cela avait toujours le don d'en apaiser quelques uns après une telle séance. « Je vous présente mes condoléances, je n'ai pas un tel vécu mais j'imagine à quel point ça doit être douloureux. » ajoutais-tu doucement une fois les autres un peu éloignés. Tu ne voulais pas non plus remuer le couteau dans la plaie, mais si elle avait besoin d'en dire un peu plus, tu serais une oreille pour elle ce soir. Comme d'autres l'ont été pour toi par le passé.

Alors que je continuais de chercher un paquet de mouchoirs dans ce sac à main bien trop grand qui était rempli de bazar, j'entendis quelqu'un marmonner. Mes réflexes aux aguets, j'attrapais au vol un objet non identifié qui se révéla être exactement ce que je recherchais. Je marmonnais alors en retour :

"- Merci."

Alors que l'intervenante était en train de clôturer la séance du jour, j'épongeais les quelques larmes qui coulaient le long de ma joue. Comme toujours, cette séance était intense et je n'arrivais pas à contrôler mes larmes. Ces séances étaient libératrices de parole mais aussi de larmes étonnamment. C'était le seul endroit où j'acceptais qu'elles coulent sans essayer de les contrôler. Même au cimetière je me refusais de lâcher les larmes, je voulais rester digne pour ma fille. Je ne voulais pas, qu'importe l'emplacement où elle soit, elle voit sa mère pleurer. C'était tout à fait ridicule, j'en avais bien conscience. Néanmoins, c'était une règle que je m'étais imposée. Elles étaient nombreuses, ces règles. Elles me permettaient de continuer à vivre, ou survivre comme le pensais les quelques proches qui me restaient. Je voulais garder le contrôler, toujours. C'était assez différent de ma vie d'épouse où les choses étaient moins contrôlées, plus libres avec Tommy. Au décès d'Amélia, j'avais eu besoin de reprendre le contrôle après l'avoir tant perdu.

Perdue dans ce constat, je mis quelques secondes avant de m'apercevoir que la séance était vraiment terminée et que tout le monde se dirigeait vers les boissons chaudes. Bien que j'avais encore un fond de café dans ma tasse, je m'y dirigeais également. Le café n'était pas le meilleur de la ville mais il était buvable. De plus, c'était un moment d'échange avec les autres participants. D'ailleurs, l'homme qui m'avait offert les mouchoirs venait vers moi pour me parler. Mentalement, j'espérais être encore présentable et mon mascara était bien résistant à l'eau et n'avait pas coulé pour me rendre similaire à un panda. Je l'écoutais me présenter ses condoléances comme tant d'autres avant. Bien que cela soit aimable, elles n'avaient plus de saveur, elles me semblaient bien fades à présent. Néanmoins, je les acceptais d'un signe de tête et le remerciais une nouvelle fois, ne sachant que lui dire de plus. J'émis un petit rire sec à la fin de ma phrase, me trouvant un petit peu ridicule de ne pas trouver mes mots.

"- Merci. Encore. Désolée, je n'ai pas mieux sous la main."

La jeune femme attrapa le paquet à la volée et te remercia sans trop attendre, replongeant son regard sur l'intervenant. Tu la guettais du coin de l'oeil, ne voulant pas paraître trop insistant ou tu ne savais trop quoi. Après tout, elle venait de vider son sac, de libérer le poids qu'elle avait sur le coeur et elle n'avait pas besoin qu'un parfait inconnu la regarde alors qu'elle pleure. Tu avais laissé les gens prendre de l'avance pour les boissons chaudes et tu donnais un coup de main pour anger quelques chaises en attendant que ça se vide un peu. C'était ton rituel à toi, pour encaisser tout ce qui avait pu être dit ce soir. Besoin de ranger l'espace, pour ranger un peu ta tête et classer les différentes infos. Puis après tu allais sociabiliser un peu, ce soir, c'était vers ta voisine de chaise que tu t'étais tourné, pour lui présenter des condoléances, quelque chose d'assez bateau pour briser la glace parce que ce n'était jamais facile après de telles histoires. Tu avais bien conscience qu'elle te remerciait par principe, tu étais passé par là et tu le faisais encore parfois quand des inconnus venaient te faire la même chose. « Ne vous excusez pas pour ça, c'est normal ! » Tu lui offrais un petit sourire, passant ta main dans tes cheveux. Tu pris le temps de réfléchir à ce que tu pouvais dire après, sans la questionner plus en détail sur son histoire, ce n'était pas le moment opportun pour parler de ça. Peut-être que tu en apprendrais plus sur une prochaine réunion, peut-être pas. C'était la vie après tout et le but de ces groupes de paroles. « C'est déjà bien d'avoir pu en sortir une partie en réunion, c'est toujours dur de trouver ses mots après tout ça ! » La sensation d'être vidé, d'être épuisé, de ne plus avoir la moindre énergie alors quand après il faut faire du small talk, ce n'est pas non plus toujours facile mais c'est bien pour se vider la tête et être un peu plus léger. Après tout on peut parler de la pluie et du beau temps, de laisser les émotions partir.

Le regard dans le vide, je n'avais pas vu cet inconnu venir vers moi. Je clignais plusieurs fois des yeux pour revenir dans cette réalité. Ces temps d'absence étaient assez fréquents après ce genre de réunion. Ils me permettaient de reprendre le contrôle de mes émotions, de faire un peu le vide et de pouvoir reprendre ma vie après. Dans mon travail, je ne pouvais pas me permettre de montrer mes failles, je devais les dissimuler. Ces absences me permettaient de faire ce vide. Une fois revenue dans la réalité, je répondis à la question de cet inconnu :

"- Oui, ça fait du bien d'extérioriser parfois mais c'est si dur."

J'avais évidemment énoncé une évidence. Il n'était pas simple de parler d'une histoire aussi compliquée, de ma tragédie personnelle. Le faire auprès d'inconnus rendait surement les choses plus aisées mais la tâche restait complexe. L'inconnu à mes côtés semblait bien au courant de la situation également. Je ne savais pas ce qui l'amenait ici, je le saurais peut-être jamais d'ailleurs. Certaines personnes ne prenaient jamais la parole dans cet atelier. Peut-être avaient elles besoin d'être entourées, de savoir qu'elles pouvaient parler. Je n'en avais aucune idée mais j'acceptais d'être écoutée par ces personnes. A mes yeux, ces réunions étaient égoïstes. Je n'y allais que pour moi, pas franchement pour écouter les autres. Evidemment, je leur apportais mon support dès que je le pouvais mais je m'y rendais principalement pour pouvoir parler de mon malheur.

Je sentais que mon interlocuteur avait envie de lancer la conversation. Après tout, il était venu vers moi après m'avoir donné ce paquet de mouchoirs assez précieux. Je réfléchis donc quelques instants à un sujet de conversation pertinent mais je n'en trouvais pas. Je ne le connaissais ni d'Adam ni d'Eve et je choisis donc un sujet pour le moins bateau mais qui devrait lancer cette conversation :

"- Vous venez souvent ?"

Cette jeune femme semble perdue, ses yeux scrutent le vide pour enfin se poser sur toi. Une voix douce, son minois est dépourvu de sourire. Et qui peut lui en vouloir ? C'est une épreuve difficile de perdre quelqu'un qu'on chérit, surtout lorsqu'on est impliquée comme elle. Perdre un chérubin est une épreuve dont on ne se relève point surtout pour une mère. « Oui c'est souvent ce qui permet de progresser ! » Toi-même tu endures cette épreuve quotidiennement. Tu es donc renseigné sur ce que c'est : une douleur qui ne vous quitte point, qui reste même lorsque tu dors, ce qui tourmente tes nuits et tes rêves. De même que tes jours et ton boulot. Une fleur peut te créer du désespoir, ou des époux qui se disent oui, ou encore un couple qui s'étreint. Tu sens bien que ton coeur n'est point prêt pour s'enticher d'une femme. Et toutefois tu rêves de vivre cette fièvre une nouvelle fois, de sentir ton corps se vivifier, de te donner entièrement. « Je viens depuis plusieurs mois. » Tu ponctues cette élocution d'un petit soupir, puis tu reprends pour donner plus de contenu. Elle vient de se livrer donc tu ne dois point hésiter et te confier sur le motif de tes venues en ce lieu.  « C'est l'élue de mon cœur qui est montée vers les cieux..  » Mentionner Fleur est toujours un sujet sensible pour toi. Tu sens que tu peux pleurer en un clin d'œil, même si tu te sens mieux de nos jours. C'est l'effet de ses réunions, toutes les émotions remontent toujours en dehors. Et lorsque tu penses réussir ton effort, tu te rends compte que tu es encore loin du but. Un deuil prend du temps, bien plus qu'on ne le pense et tout individu progresse comme il peut selon les ressources qu'il possède.

Spoiler:

Perdre sa moitié, je ne pouvais imaginer la douleur ressentit par cet inconnu. Pourtant, j'étais aujourd'hui familière avec cette notion de deuil. Les fameuses étapes à passer, je les connais par coeur. On me les a souvent rabâcher aux oreilles. Elles ne veulent plus rien dire pour moi. La tristesse, elle vit à l'intérieur de moi, dans chaque pore. La colère, je l'ai ressentie dès mon réveil de mon coma. L'injustice, ça aussi je l'ai ressentie et je la sens encore aujourd'hui mais l'acceptation ? Comment peut-on accepter l'impossible, l'impensable ?

Je fis alors une chose que j'aurais juré impossible avant. Je pris l'initiative de poser une main sur le bras de cet inconnu. Ce simple contact m'avait fait beaucoup de bien à une époque. Ce geste m'apaisait en un sens. Je me sentais moins seule et je me dis que cela pouvait peut-être faire du bien à cet homme. J'accompagnais évidemment mon geste de cette phrase bateau qu'il avait prononcé quelques minutes seulement avant moi :

"- Je vous présente mes condoléances et vous apporte mon soutien."

Je ne comptais évidemment pas laisser notre conversation ainsi. J'avais envie d'en savoir un peu plus et surement que cet homme voulait me parler un peu de son histoire. Après tout, il s'était lui aussi rendu à un groupe de parole sur le deuil mais il n'avait pas pris la parole. Peut-être cela lui ferait-il du bien de le faire en plus petit comité. Néanmoins, je ne voulais pas le brusquer pour autant. Je lui laissais donc le choix de poursuivre ou non cette conversation sur sa moitié.

"- Cela fait longtemps qu'elle vous a quitté ?"

Spoiler:

Tu sentais bien que c'était dur pour elle de parler de son deuil alors tu avais pris soin de glisser le tien, tu étais un peu plus  l'aise pour en parler à présent, mais tu avais la chance d'avoir l'expérience des groupes de paroles, c'était ta bulle à toi. Ta façon de ramener Fleur auprès de toi de façon un peu saine, parce que dans la vie de tous les jours, tu n'y pensais plus. Et cette culpabilité d'avoir l'impression de l'oublier te prenait en otage. Peut-être qu'aujourd'hui tu ne le subissais plus que tu le pensais. « Merci ! » Sa main sur ton bras était un contact chaleureux. C'était rare qu'on se permette ce genre de geste, surtout depuis le COVID, les gens gardaient quand même une certaine distance si on était pas des proches avant tout ça. Et même en étant proche, les gestes comme la bise se perdaient. Elle te demandait quand elle t'avait quitté et tu fis un rapide calcul parce qu'à mesure que les années passaient, tu avais l'impression de perdre le compte. Tu savais que c'était en 2018, mais après il fallait compter. Dans quelques semaines, ça ferait 5 ans. 5 ans que tu avais perdu l'amour et que tu restais coincé sur ton deuil. « Elle s'est envolée en juillet 2018, mais après je suis parti en France pour marcher sur ses traces et je suis revenu à Bowen fin 2020. » Ce voyage qui t'avait fait du bien, qui t'avait permis d'en découvrir plus sur l'enfance de Fleur, sur sa vie avec ses pères, sur les écoles qu'elle avait pu fréquenter. Tu avais adoré ton voyage et même si tu aurais aimé découvrir tout ça en sa compagnie, tu savais qu'elle était restée avec toi tout du long, parce qu'elle était dans ton cœur et qu'elle y serait toujours. « Donc ça fait presque deux ans que je viens à ses réunions et que je porte mon fardeau. » Comme on te l'avait toujours dit, chacun son rythme. Déjà tu faisais des progrès parce que tu avais fait un profil sur le BBT, et ça c'était un grand pas pour toi.

J'hochais la tête d'un air triste en entendant la réponse de mon sauveur de mouchoirs. Perdre Fleur, sa femme, a été vraiment bouleversant pour lui, je le sentais au plus profond de moi-même. Cinq ans, ça me paraissait tellement long et en même temps, ce n'était pas grand chose dans une vie. Je me demandais comment je serais dans cinq ans. Aurais-je encore besoin de ces groupes de parole ? Aurais-je avancer dans ma vie plutôt de survivre comme je le faisais aujourd'hui? Seul l'avenir me le dire mais pour le moment, je me voyais au même stade. Le fait que cet inconnu ait encore besoin de ces réunions pour parler, pour avancer me laissait à penser que je serais probablement au même point que lui. Je n'allais évidemment pas lui faire part de mes pensées et choisis plutôt d'aborder ce voyage dans le pays de sa compagne, cela avait dû être terriblement douloureux pour lui de le faire sans elle.

"- Je ne connais absolument pas la France mais je trouve très bien que vous ayez pu faire un tel voyage. Avez-vous apprécié le pays ? Malgré les circonstances bien sûr."

Je lui parlais d'une voix douce, essayant de continuer cette conversation, ce pourquoi nous étions tous les deux là finalement. Je comprenais son besoin de venir à ces réunions tout comme les autres personnes qui nous entouraient. Nous avions ce besoin de parler du défunt, de notre ressenti et cela ne pouvait se faire qu'entre nous. Qui peut comprendre le deuil sans l'avoir pratiqué malheureusement ? Personne. Je lui fis part des quelques mots que ma psychologue m'avait dit pas plus tard qu'il y a quelques jours en espérant que cela l'aiderait à mon échelle bien sûr.

"- Un deuil, c'est si compliqué à faire et c'est vraiment un travail sur soi important. Deux ans, ce n'est pas vraiment long surtout si ces réunions vous font du bien. C'est le cas ?"

Tu t'étais livré à la jeune femme, bien plus que tu ne le pensais. Tu avais tout déballé d'un coup, mais tu te sentais plus léger maintenant. Elle connaissait ton fardeau et elle pouvait le porter un tout petit peu avec toi le temps d'une soirée. Tout comme toi, tu partageais le sien et tu la soutenais dans cette épreuve. « J'ai eu la chance d'être accompagné par sa famille donc je n'ai pas été trop seul, et c'était assez chouette de découvrir un pays malgré de telles circonstances. Après ça reste assez dépaysant ! » La chose qui t'avait le plus marqué c'était l'inversion des climats, en été, il faisait chaud en France, alors qu'en Australie, c'était l'hiver. Vu que tu avais pris ce qu'il fallait, ça n'avait pas été compliqué mais tu avais oublié ce genre de détail. Après le climat, c'était l'alimentation qui avait été surprenante, tu avais découvert des goûts, des saveurs qui te marquaient encore aujourd'hui. Saveurs que tu cherchais parfois à retrouver en commandant des épices et des condiments sur internet. « J'ai l'impression que le monde avance plus vite que moi parfois et j'me sens parfois bizarre d'être incapable de faire un rendez-vous galant, de ressentir de nouveaux sentiments mais oui, vous avez tout à fait raison, ces réunions me font du bien. » Après, comme Saoirse tu l'avais déjà dit, tu pouvais faire des rencontres, parler à de nouvelles personnes sans t'attendre à tomber amoureux. Peut-être que ça viendrait, peut-être pas, mais l'attente ne devait pas être une finalité. Tu devais juste réapprendre à vivre ta vie, sans pour autant oublier Fleur parce qu'elle ferait toujours partie intégrante de ta vie. Elle sera pour toujours la première à t'avoir dit oui. Tout comme tu avais toujours au fond de toi, un souvenir de toutes tes relations amoureuses.  

Je ne pouvais imaginer combien un tel voyage a dû être dur émotionnellement pour lui surtout de le faire en compagnie de la famille de sa défunte compagne. Je lui tirais mentalement mon chapeau.

"- C'est chouette d'avoir pu le faire avec sa famille. Comme vous dites, ça doit être très différent de l'Australie et dépaysant. Les paysages ont l'air très beau et, pour les photos que j'en ai vu, les châteaux ont l'air somptueux."

Je choisis de finir ma phrase sur une touche un peu plus légère en parlant de ce voyage en France. De l'Europe, je ne connaissais que la Pologne, mon pays maternel, mais la France est un pays que j'aurais beaucoup aimé visiter. Peut-être un jour. Tout comme mon pays, il regorge d'histoire et c'est un de mes plaisir coupable. Je pourrais passer des heures à visiter des lieux historiques. D'ailleurs, je regarde régulièrement des reportages sur différents sujets.

J'écoutais ensuite cet inconnu me parler de ces difficultés à avancer. Je ne pouvais que comprendre, c'est tellement difficile de le faire. Je ne pouvais évidemment lui donner des conseils, cela serait mal placé quand on sait que je n'ai pas encore eu le courage de redécorer la chambre de ma petite fille qui est pourtant aujourd'hui mon bureau. Je choisis donc de lui apporter simplement mon soutien.

"- Chacun avance à son rythme je dirais. Personne ne peut vous en vouloir de ça. Ces réunions sont, je pense, exactement ce que nous avons besoin, nous soutenir et nous aider mutuellement à avancer."

Du moins, c'était mon point de vue. Lorsque je ressortais de ces réunions, je me sentais plus légère mais aussi soutenue. Il y a toujours une petite phrase de l'intervenant mais également des autres personnes endeuillées. La bienveillance fait vraiment partie à part entière de ces séances et c'est bien essentiel je trouve. Une conversation comme on est en train de le faire, ça permet de se soutenir, de faire comprendre à une autre personne qu'elle n'est pas seule à subir ce genre de traumatisme et qu'elle peut puiser sur les autres.

La jeune femme ne semblait pas connaître mais pourtant elle te parlait des paysages et des châteaux qu'elle avait pu voir en photo. C'est vrai que les châteaux tu avais pu en visiter quelques uns dans la Loire si ta mémoire est bonne et c'était un très bon souvenir que tu en gardais. Par contre, tu serais incapable de te souvenir des noms. « Les châteaux sont très chargés d'histoire et même si on ne connait pas, on comprend l'importance qu'ils ont pu avoir dans le passé et ce sont de beaux vestiges à visiter c'est vrai ! » Tu dessinais un grand sourire sur ton visage et très vite, tu te sentais bien plus léger. Parler avec la jeune femme avait été libérateur, pour toi comme pour elle, parce qu'elle avait pu mettre de côté sa peine pour la fin de la soirée. Enfin, ça atu l'espérais parce que tu n'avais aucun moyen de savoir comment elle se sentait à l'intérieur. « Et de pouvoir partager nos peines, nos chagrins et se dire qu'on n'est pas tout seul. Parce que de tous les amis de Fleur, très peu sont encore à Bowen et je n'ai pas forcément gardé contact alors je n'ai plus vraiment personne pour me parler d'elle, pour m'aider à me souvenir d'elle.. » Le seul qui était encore à Bowen c'était Léo, mais tu n'étais pas proche de cet homme et tu ne savais pas s'il aurait envie de ressasser le passé comme toi tu pouvais le faire. Au moins ici, tu avais ta petite bulle rien qu'à toi. « Enfin, je suis désolé de m'étaler autant sur moi, je ne voulais pas vous retenir ici ! » Tu jetais un coup d'œil à l'assemblée, mine de rien, le plus gros des membres étaient déjà partis, ce qui était normal parce qu'il se faisait déjà tard. Tu aurais sûrement l'occasion de la recroiser dans la ville, ou bien à une autre réunion, ça seul l'avenir te le dira mais tu avais apprécié passer ce petit temps avec elle.