préparez-vous pour la bagarre (aisling)

Je suis contente d’avoir ouvert le Weird Kids parce que je peux y parler ouvertement sans avoir peur qu’on me regarde bizarrement ou qu’on me fasse des réflexions. C’est mon safe space et j’espère que je ne suis pas la seule pour qui c’est le cas. J’ai pu avoir plusieurs discussions très intéressantes avec des client.e.s à propos du féminisme, de l’antiracisme ou de la communauté lgbtqia+, notamment grâce au coin librairie qui aide à aller vers ce genre de discussion ou juste parce qu’il y a des affiches ou des slogans avec ces thématiques un peu partout dans le café. « Oui, je pense qu’ils s’écoutent entre eux. On le voit de toute façon, à la télé les plateaux d’hommes qui parlent entre eux, de femmes parfois ou même s’il y a une femme dans un groupe, souvent on lui coupe la parole et les hommes finissent par juste parler entre eux. » Heureusement, nous aussi on parle entre nous mais ça, ça passe moins à la télé ou au cinéma qui sont toujours dominés par les hommes blancs privilégiés. Le chemin est encore long, heureusement on peut se ravitailler avec des cookies en cours de route. J’en donne un à Aisling qui le goûte et semble l’apprécier. « Oui ça a pris du temps, j’étais toute seule pour la plupart des trucs. J’ai eu des amis qui m’ont aidé aussi mais globalement j’ai fait le reste. Heureusement niveau travaux il n’y avait pas tant à faire. Sans ce projet je pense que je serai partie de Bowen de toute façon. » Quand j’ai eu l’idée, je me suis lancée et j’ai quasiment fait que ça depuis, entre la planification, les travaux, l’ouverture, je vis pour le Weird Kids.

Aisling hocha doucement la tête en réfléchissant à ce que Vega disait. Il est vrai qu'elle n'avait pas forcément subi de plein fouet le sexisme, mais elle avait déjà remarqué qu'on la prenait souvent moins au sérieux que ses collègues masculins, et qu'on se permettait parfois de lui parler de sujets qu'elle maîtrisait comme s'ils lui étaient inconnus. Mais avec son sale caractère, les personnes en question étaient vite remises à leur place, et globalement on l'approchait assez rarement. Elle n'imaginait pas ce que ça pouvait être pour d'autres femmes.

-Eh bien, je suis bien contente de ne pas avoir à les écouter, moi.

En attendant Aisling déguste son cookie, ce qui la met bien plus de bonne humeur que la discussion qu'elles viennent d'avoir. Mais pouvoir parler de cela est également précieux.

-Ah oui ? Il faut dire qu'il n'y a pas tellement de raisons de rester à Bowen si on n'y a pas d'amis ou de famille... Si tu n'avais pas fait ça, qu'est-ce que tu aurais fait ?

Est-ce qu'elle aussi, à l'image d'Isaiah, se baladait à travers le monde sans avoir encore rencontré quelqu'un qui l'avait contrainte à poser ses bagages ?

Je sais que notre discussion pet paraître déprimante mais ça me fait du bien de pouvoir partager ces réflexions avec d’autres personnes plutôt que de m’énerver dans mon coin. C’est toujours plaisant de se sentir soutenue, de voir qu’on est dans le même bateau, qu’on peut s’entraider et avoir des endroits où on se sent bien. J’espère pouvoir créer ça avec le café, un endroit un peu à part où tout le monde se sentirait bien, à l’aise, accepté. En plus il y a des cookies ! Vraiment, c’est quelque chose d’assez simple à faire, délicieux et qui peut être détourné en plein de variantes différentes pour plaire à tout le monde. Je comprends pourquoi tous les cafés en vendent. J’explique à Aisling comment s’est passé le projet et surtout que sans lui, j’aurais pu quitter la ville parce que j’avais le sentiment de ne pas y être à ma place, de tourner en rond. Je ne voulais pas partir parce que j’aurais été loin d’Elmo et qu’il est mon repère depuis longtemps, mais quand on s’est embrouillés, j’avais du mal à savoir ce qui m’y retenait, heureusement le projet est arrivé. « Certaines personnes aiment bien le climat, le calme, le côté petite ville mais quand même active. » Je sais que ça plaît à beaucoup de gens mais moi je voyais plus grand. « Je serais peut-être retourné à Sydney pour travailler dans une association...tu sais à la base j’avais commencé des études de sciences politiques pour pouvoir faire de la politique et changer le monde, j’ai vite lâché. » Je lui dis en riant, m’étant rendu compte que la politique ce n’étais clairement pas pour moi. « Avec le café j’ai un peu l’impression de pouvoir faire quelque chose, à mon échelle, même si ce n’est pas grand-chose au final. »

Aisling prit le temps de réfléchir aux paroles de Vega. C'est vrai qu'il y avait peut-être plus de raisons qu'elle n'avait envisagé qui pouvait retenir les gens à Bowen. Elle savait que de toute façon elle était un terrible exemple. Il y a bien des fois où elle aurait pu partir si elle ne trouvait vraiment aucun intérêt à la ville. Et depuis combien d'années était-elle ici ? Elle secoua la tête pour ne pas compter. Elle allait prendre un terrible coup de vieux sinon.

-Oui au fond, Bowen a quand même son charme... Et je ne suis pas certaine qu'on le doive à cette mangue géante.

Elle esquissa un sourire à sa touche d'humour.
Elle pencha légèrement la tête sur le côté à son aveu. Elle était à moitié surprise à vrai dire. Vu la discussion qu'elles venaient d'avoir, et ce qu'elle savait déjà d'elle, il n'était pas surprenant qu'elle veuille changer le monde. Elle hocha doucement la tête.

-Tu changes un peu le monde ici aussi. Et je crois qu'il est plus difficile d'initier des changements politiques que biologiques... Après tout une bonne météorite et...

Elle lui adressa un nouveau sourire amusé.

-De toute façon, ce qui est important c'est de faire quelque chose qui a du sens pour toi, je crois.

Elle n'avait pas vraiment l'habitude d'avoir ces discussions avec quelqu'un d'autre qu'Isaiah. Elle se sentait étrangement illégitime. Comme si elle ne s'était jamais posé de questions existentielles et qu'elle avait simplement suivit la voie que la vie lui avait tracé, pourtant... Elle aussi avait été pétrie de doutes. Et le serait encore.

Je ne me plains pas, Bowen a un climat quand même agréable, même si des hivers un peu plus frais me manquent. J’aimais bien avoir besoin de mettre un pull, voir de la neige de temps en temps, pouvoir vivre quelques jours dans un film de noël même si ce n’était pas en décembre. A Bowen, c’est impossible, le dérèglement climatique n’est pas assez détraquée pour qu’il y ait de la neige, même si les choses sont de pire en pire, ce n’est pas vers des hivers plus froids qu’on se dirige. « En vrai, je la trouve carrément moche cette mangue. » J’avoue, je la trouve assez ridicule. Ok j’aime bien les mangues, Bowen en produit pas mal, c’est le coin et c’était pour faire de la pub mais bon, c’est pas le truc le plus jolie du monde. Quand elle a été volée, ça a fait le tour des journaux télé, c’est bien le seul moment où on en a entendu parler. C’était un peu avant que j’arrive à Bowen, tout ça pour faire de la pub pour un restaurant. « C’est ce que je me dis. C’est un peu radical une météorite quand même. » Ça permettrait peut-être de résoudre pas mal de problèmes mais bon, décimer la population n’est pas vraiment un projet qui me tente. « J’ai mis du temps à trouver ce qui avait du sens justement, mais je crois qu’avec ce lieu j’ai trouvé quelque chose. » J’ai l’impression que ça m’a vraiment sauvé et sorti d’une errance. « Toi t’as toujours su que ta vie serait comme ça ? »

Aisling éclata de rire à la remarque franche de Vega. Elle sembla jeter des coups d'œil autour d'elles pour vérifier qu'on ne les épiait pas avant de lui faire une confession.

-Honnêtement, moi aussi, mais...

Elle laissa planer le reste de sa phrase une seconde.

-Disons que j'y ai de bons souvenirs maintenant.

Certains indécents, soit dit en passant. Mais elle n'était pas obligée de le crier sur les toits. Oui, Bowen l'avait apprivoisé en quelque sorte. Et la mangue qu'elle avait toujours dédaigné aussi.

Elle esquissa un sourire puis un haussement d'épaules. Radical, tout de suite les grands mots... De toute façon, ce qui attendait l'humanité était plutôt radical, aux yeux d'Aisling, et elle n'y était pour rien.

-A peine.

Elle hocha doucement la tête quand Vega lui confirma que ce lieu avait été particulièrement bénéfique pour elle. Cela se voyait, et elle en était sincèrement heureuse pour elle. A sa question, elle fut prise d'un fou rire incontrôlable.

-Moi ? Jamais.

Elle reprit contenance, secoua doucement la tête.

-Tu as devant toi la jeune adulte la plus insupportable que la terre est portée, très porté sur l'alcool, la drogue, et tout ce qui pouvait lui faire tout oublier un moment. J'avais une règle, je ne couchais pas deux fois avec le même homme pour être sûre de ne pas m'attacher.

Elle pencha légèrement la tête sur le côté avec un sourire.

-La vie a le sens de l'humour je crois. Heureusement, je suis toujours très peu supportable.

Si pour moi cette mangue géante est juste un truc très moche qui peut éventuellement attirer quelques touristes, on dirait que pour Aisling, elle n’a pas la même signification. « Quoi ? Qu’as-tu fait à cette mangue ? » Je lui demande faussement choquée en riant. Si j’ai eu un nombre beaucoup trop important de date, aucun ne s’est déroulé ou n’a fini à la mangue. Peut-être que ça pourrait me réconcilier avec ou justement me rappeler un mauvais date suivant l’issue de celui-ci. Je me rends compte que si je suis arrivée à Bowen à reculons, ayant dû choisir entre le fin fond de l’Australie ou rester avec mon père qui est une des personnes que je déteste le plus sur terre, aujourd’hui je suis heureuse d’avoir réussi à apprécier cette ville et y créer quelque chose dont je suis fière. Je ne connais pas Aisling depuis si longtemps donc je me demande si elle a toujours imaginé sa vie comme elle l’est actuellement ou si au contraire, comme moi, elle a pris des directions inattendues. A en juger par sa réaction, la deuxième option semble être la bonne. Elle me parle de comment elle était il y a plusieurs années, ou alors d’une version d’elle que je ne connais absolument pas. « C’est vrai ? J’imaginais pas du tout ça...enfin tu es avec Isaiah depuis que je te connais et je ne t’ai jamais croisé en soirée complètement morte donc forcément ça fit pas trop. Mais comme quoi, la vie réserve des surprises ! Et je te trouve très supportable donc là-dessus aussi tu as dû changer. » Je lui réponds en souriant. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est avec Isaiah mais je me dis que ça doit faire un moment, même si je sais aussi que sa fille la plus grande n’est pas de lui donc il a dû se passer des choses avant aussi. Dans tous les cas son plan de ne pas coucher deux fois avec la même personne a vraisemblablement échoué ou alors Harper a été un sacré coup de bol.

A la question de Vega, Aisling posa un doigt sur ses lèvres pour lui faire signe de garder le silence, arborant un sourire mystérieux.

-Ce qui se passe à la mangue...

Elle ne put retenir un léger rire.

-Des choses entre Isaiah et moi disons.

Ca ne pouvait pas être plus vrai.

A sa surprise, elle hocha doucement la tête. C'était normal que Vega ne se doute pas de ce qu'elle avait pu être, ou de ce qu'elle était encore lors de rares moments. D'ailleurs, elle se rendait compte que la plupart des personnes la connaissant de cette façon n'étaient plus à Bowen. En dehors d'Isaiah et Perry bien sûr.

-Je ne suis plus vraiment comme ça alors... Enfin, peut être que tu me croiseras déchirée à une soirée de la ville, c'est toujours possible !

Elle eut un léger rire avant de secouer la tête.

-Mais oui, beaucoup de surprises. Ca fait relativiser.

Elle nota cependant que Vega ne la trouvait pas insupportable, mais il faut dire que la jeune femme n'avait jamais mérité son mépris ou sa colère. Elle l'appréciait, ça faisait par conséquent d'elle une personne privilégiée.

-Enfin, je ne doute pas que quand tu me trouveras insupportable, tu me le fers savoir.

Je ne peux m’empêcher de rire face à la tête d’Aisling lorsqu’elle évoque ce qui a pu se passer pour elle autour de la grosse mangue. Je comprends très bien ce qu’elle veut dire mais j’avoue que du coup j’ai plein de questions d’un ordre logistique sur comment les choses se sont déroulées parce que j’ai un peu du mal à voir comment on peut avoir des relations sexuelles à cet endroit là mais je manque sans doute d’imagination. J’avoue que j’aime bien le confort d’un lit ou d’un canapé, j’ai déjà connu d’autres choses mais en vrai, c’est tellement plus confortable de faire ça dans un endroit où on se sent bien et le frisson de se faire découvrir, franchement ça me tente pas plus que ça. « Hummm...ouais je vois, vous avez pas fait un puissance quatre quoi. » De ce que je vois, avec le temps, et peut-être l’âge aussi, la maturité ou je ne sais quoi, Aisling n’est plus celle qu’elle a pu être avant que je la connaisse, même si elle me dit que je pourrais tout de même la croiser à une soirée passablement alcoolisée. « C’est pour ça maintenant j’essaie de ne plus m’attendre à rien puisque la vie décide toujours d’en faire qu’à sa tête. » J’espère seulement qu’en plus de détruire ma vie amoureuse elle ne va pas se mettre en tête de détruire ma vie professionnelle. J’aimerais bien pouvoir garder ce café sans qu’une catastrophe ne vienne chambouler tous mes plans et l’ensemble de ma vie. « Toi aussi, on n’est pas du genre à garder ce genre de trucs pour nous je pense. » Je pense qu’on est toutes les deux plutôt honnête et si quelque chose nous agace, on n’hésitera pas à le dire.

Un léger sourire fit frémir le coin de ses lèvres. Vega avait très bien compris, il était inutile d'insister. Et puis elle n'avait pas spécialement l'intention de s'en vanter. Ils s'étaient juste laissés emportés ce jour-là. Ils n'étaient pas des exhibitionnistes dans l'âme pour autant. Il leur arrivait seulement d'être très spontanés, et pas vraiment patients. Elle répondit donc pas un discret haussement d'épaules.

-Disons ça.

La blonde hocha la tête de haut en bas aux mots de Vega, elle avait bien raison : la vie n'en faisait qu'à sa tête. C'était joliment dit. Peut-être particulièrement pour Aisling qu'on avait souvent accusé de la même chose.

-Se laisser porter n'est pas toujours facile.

Lâcher prise, ne pas lutter contre le courant. Elle se souvenait qu'elle avait été comme ça. Mais Isaiah lui avait appris à laisser les choses filer. Que n'avait-il pas fait pour elle ?

Un large sourire teinté d'amusement et d'ironie s'épanouit sur le visage de la jeune femme à sa remarque. Elle avait bien raison.

-Il faut croire qu'on se connait déjà plutôt bien.

Elle avisa les cookies.

-Je vais en prendre à rapporter à la maison.