chaos for the fly (concho)

Les jours filent et se ressemblent tous terriblement. Darren est plongé dans la routine de son travail pour lequel il donne beaucoup trop de son temps pour la satisfaction qu’il en tire. Mais il n’a pas le choix, il doit accepter son destin, les autres options ne sont que des portes fermées alors il tente au moins de bien faire ce pour quoi on le paye même si parfois cela va complètement à l’encontre de ses principes. Pour compenser son quotidien peu enthousiasmant, il s’autorise quelques distractions et écarts lui permettant de tenir dans un monde qu’il juge bien injuste alors que lui se trouve au sommet de la pyramide. Jamais eu de problème d’argent, de jugement sur son physique, sa couleur de peau, ses origines, de difficulté à suivre le parcours tracé pour lui. Il a longtemps pensé qu’en travaillant, tout le monde peut y arriver, qu’il est possible de devenir riche en partant de rien, qu’il suffit seulement d’avoir de la volonté et de la patience. Et puis le vernis de cette réalité fantasmée a commencé à s’écailler, il a commencé à voir les inégalités sur lesquelles sa famille a toujours sagement fermé les yeux. Les grandes figures du self made man sont pour la plupart remodelées pour donner l’impression de quelqu’un parti du bas de l’échelle pour arriver en haut alors qu’en réalité la plupart ont eu des parents pour leur donner de l’argent, un environnement familial sinon, prompt à pousser aux études, à avoir le temps de faire des sorties, d’offrir une éducation culturelle à leurs enfants. Quand il a appris tout ça, Darren s’est révolté, intérieurement, la rage n’a fait que monter depuis et il doit s’efforcer de continuer à paraître calme, heureux de sa vie comme s’il méritait tout ce qu’il a. Pour ménager cette colère, il offre, anonymement des aides et conseils juridiques à des personnes qui n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat ou qui ne comprennent pas le système judiciaire. Cela sort un peu de son domaine de compétence mais il a pris une option à l’université pour gérer ce type d’affaires alors il arrive à gérer les cas les plus simples ou à défaut orienter vers des personnes plus compétentes que lui. Régulièrement il envoie des mails à des associations ou des structures d’aide aux personnes démunies, marginalisés ou tout autre personne qui aurait eu moins de chance que lui à la loterie à la naissance. L’autre jour il a vu passer un prospectus pour un organise aidant des jeunes en difficulté via des cours de danse et d’autres activités autour de la danse. Il a trouvé le projet intéressant s’est décidé à envoyer un mail, si jamais certains de ces jeunes ont besoin d’une aide juridique quelconque ou même l’organisme lui-même.

Bonjour,
Je me permets de vous écrire car je suis avocat et je propose de façon bénévole mes services à diverses associations et organismes dont les bénéficiaires auraient besoin d’une aide juridique quelconque. Je ne suis pas un spécialiste des droits civils, familiaux et humains mais je possède des bases solides en la matière et je peux donc apporter quelques conseils sans problème sur ces thématiques, que ce soit pour votre organisme ou les personnes qui le fréquentent.
Si vous avez besoin de mes services, gratuitement je le répète, n’hésitez pas à me contacter à cette adresse mail.
Cordialement.

Ce mail aurait pu être comme tous les autres qu’il a déjà envoyé, sauf que cette fois, il n’a pas changé l’adresse émettrice, restant sur son adresse professionnelle, celle où figure son nom et toutes les informations sur son cabinet.

@Conchobáhr Rosenbach

Head Ahead ne fermait que quelques jours durant le temps des fêtes, soit le 24-25 décembre, le 31 décembre et le 1er janvier. Le reste du temps, je m’étais toujours promis d’être là pour les jeunes, quitte à être le seul professeur de danse sur place afin de laisser toutes leurs vacances des fêtes aux autres salariéEs. Je savais à quel point le temps des Fêtes pouvait être une période difficile pour les personnes fréquentant l’organisme, et je ne voulais pas les laisser tomber. J’avais tenu des ateliers de danse spéciaux, on en avait eu un en pyjama, un autre déguisés en lutin, puis un spécial rétrospective des meilleures chansons de l’année, bref on avait eu pas mal de plaisir et ça m’avait sûrement fait autant de bien à moi qu’à eux. Dans quelques jours, dès le quatre janvier, les activités régulières reprendraient, selon l’horaire habituel aussi. Cela faisait en sorte que j’étais retourné derrière mon bureau un peu plus, afin de gérer toute la partie administrative, que j’aimais un peu moins. J’avais du retard à rattraper, en plus, alors je restais un peu plus tard afin d’être prêt pour la rentrée de l’équipe de travail. J’étais en train de préparer un ordre du jour de rencontre quand une notification de courriel apparut dans le coin de mon écran d’ordinateur. Je fronçai les sourcils, surpris de recevoir un mail un deux janvier, puisque la plupart des gens de mon réseau étaient en vacances. En l’ouvrant, une vague d’anxiété me traversa à chaque phrase que je lisais de plus. Un avocat ? Est-ce que j’avais besoin d’aide juridique ? Est-ce que j’avais fait un truc et on m’avait attitré ce Me Hopkins pour m’aider à me démerder d’une galère dans laquelle je ne savais même pas encore que j’étais ? Ou bien est-ce que c’était un de mes jeunes qui avait fait quelque chose dernièrement et j’étais son contact d’urgence et donc son avocat me contactait moi ? Toutes sortes de questionnements et de frayeurs me traversaient l’esprit. J’attendis dix minutes, me disant que peut-être, ce courriel disparaîtrait, comme par magie. Mais non. Je le parcourus une seconde fois, le message était plus ou moins clair. Enfin, non, c’était très clair et je m’en rendrais compte avec du recul. Mais sans recul, c’était la panique. Je me décidai à googler le cabinet en question et la panique n’en fut que plus grande. Il s’agissait d’un très grand cabinet en ville, avec beaucoup de reviews aussi, et beaucoup d’articles sur des causes défendues. Alors pourquoi je recevais un mail d’eux ? Je retournai dans ma boîte courriel et je lui répondis.

Bonjour Me Hopkins,

Je vous remercie pour votre message. Puis-je me permettre de vous demander qui vous a référé à mon organisme ? Avons-nous commis une certaine infraction juridique nécessitant vos conseils ? Je vous avoue ne pas savoir ce dont il est question, je ne suis pas au courant d’une quelconque faute commise.

Cordialement,

Conchobáhr Rosenbach
Directeur général de Head Ahead

J’aurais l’air d’une nouille  sympathique, au pire du pire. J’appuyai sur le bouton d’envoi et j’attendis un moment, les mains moites.

Le cabinet est plutôt vite en ce tout début janvier, que ce soit au niveau des employés que des dossiers, une bonne partie ayant été bouclée avant les fêtes afin que tout le monde puisse partir serein. Darren lui est présent, ne prenant que peu de vacances, voyant comme son devoir d’être présent alors que tout le monde profite de quelques jours de repos. N’ayant pas énormément de travail à faire, il en profite pour faire quelques activités annexes, notamment celle de proposer son aide à des associations ou des organismes sociaux, sa manière à lui de racheter son statut privilégié même s’il sait que c’est bien insuffisant. Il n’a pas le courage de plaquer toute sa vie pour réellement se rendre utile au plus grand nombre et pas seulement aux entreprises au compte bancaire bien rempli. Après avoir envoyé un mail qu’il pensait anonyme, le jeune avocat se rend compte qu’il n’a pas changé l’adresse émettrice, conservant celle qu’il a au cabinet, où figure son nom, celui du cabinet, de quoi parfaitement l’identifier. Son anonymat vole en éclat et une vague de stress le submerge. Il tente de supprimer le mail, sachant que cette fonctionnalité existe parfois, il songe à engager un hacker pour aller supprimer le mail sinon, se disant que celui-ci ne sera sûrement pas lu aujourd’hui. Il se lève, fait les cent pas dans son bureau, prend sa tête dans ses mains, se retient de briser toutes les choses qui lui passeraient sous la main, il ne veut surtout pas attirer l’attention des quelques autres personnes présentent dans l’immeuble aujourd’hui. Comment a-t-il pu être aussi négligeant ? Ne pas faire attention, ne pas vérifier ? Les nerfs à vifs depuis trop longtemps, la fatigue finit par se faire sentir, ce n’est pas les quelques jours de repos, relatifs, qu’il a eu à noël qui changeront tout. Darren finit par se rasseoir quand il entend une notification, une réponse. Son mail a été lu, c’est trop tard. Il réfléchit à une excuse mais rien n’est convaincant. Il lit rapidement une première fois le mail, puis une deuxième fois, plus lentement. La personne s’inquiète, se demande si elle a des problèmes. Et il s’en veut, lui est là à se morfondre d’être possiblement reconnu tandis qu’une autre personne est elle en train de se demander si elle ne va pas avoir de soucis avec la justice. C’est aussi ce qui le fait tenir dans sa vie, savoir que sa condition est loin d’être la pire et qu’il faut qu’il sache être reconnaissant de ce qu’il a, même si ça ne lui convient pas. Darren réfléchit à une réponse, il va devoir avouer la vérité et espérer pour que la personne en face soit compréhensive et garde son secret.

Rebonjour M. Rosenbach,
Je suis désolé que mon mail vous aie inquiété. A ma connaissance vous n’avez aucun soucis avec la justice, ne vous inquiétez pas.
Je ne voulais pas vous envoyer ce mail avec mon adresse professionnelle, celle-ci étant réservée à l’activité d’avocat que je pratique. Cependant, en dehors, je prodigue également des conseils juridiques aux organismes qui pourraient en avoir besoin ou de l’aide administrative. Ceux-ci sont d’ordinaires fait anonymement mais il semblerait que mon anonymat ait volé en éclat suite à une erreur de ma part. J’espère que je peux compter sur vous pour le maintenir au mieux malgré tout.
Cordialement,
Darren

Il doit bien être une des seules personnes inquiètes que ses bonnes actions soient révélées au grand jour.

L’attente était interminable, surtout que je me disais qu’un grand avocat comme Me Hopkins avait sûrement d’autres dossiers à traiter et était probablement passé à autre chose. Il allait peut-être mettre plusieurs jours à me répondre de nouveau. Je retournai sur le site web du cabinet et je regardai le numéro de téléphone, me demandant si ce ne serait pas plus efficace de téléphoner. En même temps, je me doutais qu’il ne répondrait pas directement au téléphone, que la réceptionniste était peut-être en vacances et que je tomberais sur une boîte vocale. Et l’attente serait la même. Ou peut-être qu’au contraire c’était tellement un gros cabinet traitant des dossiers urgents et importants, qu’ils ne pouvaient se permettre de fermer durant le temps des Fêtes. Ça se pouvait, ça aussi. Je tomberais donc peut-être directement sur la réceptionniste qui me transférerait à Me Hopkins. J’avais peut-être des réponses à mes questions au bout de la ligne, juste là, maintenant, dans l’immédiat. Je flippais beaucoup trop pour parler sans que ma nervosité ne se ressente dans ma voix. À la place, je me levai et je me rendis dans la salle de danse. Je lançai un morceau de NF et je me laissai aller à une petite impro’ le temps de la chanson. Ça m’avait toujours fait du bien, danser. Ça me vidait l’esprit. Ce n’était pas pour rien que j’avais ouvert Head Ahead. C’était parce que je voulais offrir cet exutoire à d’autres jeunes. Ça fonctionna le temps de la chanson, mon anxiété libérée à chacun de mes mouvements. À la fin de la chanson cependant, je n’avais qu’une envie : retourner à mon ordinateur pour consulter mes courriels. C’est ce que je dis, me disant que je retournerais danser sur un nouveau morceau tant et aussi longtemps que je n’avais pas de réponse. J’eus le temps de faire trois chorégraphies improvisées avant de voir, enfin, un mail entrant.

Tout de suite à la lecture du courriel, je sentis un soulagement me traverser l’être tout entier. Je n’avais aucun souci avec la justice, aucun de mes jeunes non plus. Il proposait juste son aide, comme ça, au cas où. Ça me rassura même qu’il signe Darren et non Me Hopkins, ça faisait tout de suite moins confrontant. Je soufflai, puis je répondis - en m’adressant quand même à Me Hopkins parce que je n’allais quand même pas l’appeler Darren.

Rebonjour Me Hopkins,

Vous m’en voyez soulagé. J’apprécie votre offre qui pourrait certainement aider. J’ai certains jeunes fréquentant mon organisme qui peuvent effectivement avoir quelques soucis avec la justice ou simplement à faire reconnaître ou valoir leurs droits au quotidien. Je pense que ce service ponctuel pourrait leur être très bénéfique. Ils n’ont autrement pas accès à cette information.

Pourrions-nous nous rencontrer afin de discuter plus amplement de cette proposition ? Votre anonymat sera conservé, ce n’est pas un problème de mon côté.

Cordialement,

Conchobáhr Rosenbach
Directeur général de Head Ahead

Je ne comprenais pas tellement la nécessité de conserver son anonymat, mais si c’était la seule chose que j’avais à faire en retour pour profiter de ses services et de ses conseils juridiques, why not. Tant que ce n’était pas pour une raison louche, ce que je validerais lors de notre premier entretien.

tw : cigarette

Suite à son erreur, Darren imagine déjà toutes les choses qui pourraient découler. Son interlocuteur pourrait répandre l’information, qui pourrait finir au journal de la ville, révélant au grand jour son activité de bénévole anonyme en conseil juridique. Cela ne semble pas être une mauvaise chose en soi, mais pour le jeune avocat, ça ferait tout éclater. Sa réputation dans le domaine du droit des affaires, celle du cabinet qui prote le nom de son père également. En faisant quelques recherches, ils pourraient trouver qu’il a aidé quelques anciens employés d’entreprises qu’il défend à visage découvert, qu’il a peut-être rompu le secret professionnel, alors que son éthique personnel l’empêche de franchir cette ligne rouge. Ce petit incident pourrait être le début de quelque chose de beaucoup plus grand. Ces derniers temps il multiplie les erreurs stupides, comme ne pas changer d’adresse mail, est-ce la fatigue ou son inconscient qui essaie de l’obliger à aller vers la vie dont il rêve en secret en envoyer valser sa petite vie à l’allure parfaite. Après avoir envoyé son mail et pour se détendre, il sort dehors pour fumer une cigarette, regardant tout même ses mails sur son téléphone, rafraîchissant la page de manière compulsive. Finalement, après avoir enchaîné deux cigarettes, une réponse arrive. Il remonte à son bureau pour répondre. La dirigeant de l’organisme qu’il a contacté, M. Rosenbach, accepte l’aide qu’il lui propose, lui proposant de se rencontrer tout en lui assurant que son anonymat soit conservé. Jusqu’à maintenant Darren n’a jamais rencontré ses contacts mais à présent, ça ne sert à rien qu’il se cache avec lui, il connaît son nom, son métier, il ne mettra pas longtemps à voir sa tête s’il le désire, il suffit de se rendre sur le site web du cabinet où une photo très professionnelle de Darren et le reste de l’équipe est affichée.

Je ne pourrais pas être toujours disponible mais je pourrais vous rediriger vers les personnes compétentes et j’espère pouvoir les aider comme je peux également.

Nous pouvons convenir d’un rendez-vous sans problème, si possible plutôt en soirée, si cela est possible pour vous. Ou bien cette semaine.

Cordialement,
Darren

Son absence du bureau ne sera pas remarqué cette semaine, mais autrement il préfère éviter qu’on se demande pourquoi il n’est pas là et qu’il ait à inventer un faux rendez-vous sur son agenda. Les mensonges se cumulent déjà suffisamment pour qu’il n’ait pas besoin d’en rajouter des superflus.

Effectivement, ça ne servait à rien que Me Hopkins continue à se cacher. La première chose que je fis après avoir envoyé mon mail, ce fut de retourner sur le site web du cabinet et d’aller dans la section “nos avocats”. Je fis défiler toutes les photos et les noms, mais pas très longtemps, puisqu’il figurait quand même parmi les premiers, ce qui signifiait qu’il n’était pas le petit dernier arrivé ou qu’il n’était pas celui de moindre importance. Ça contribua à mon feeling un peu bizarre, même s’il m’avait assuré qu’il n’y avait rien qui clochait avec Head Ahead. Je ne m’attendais tout simplement pas à cette proposition aujourd’hui, c’est tout. L’homme avait un air plutôt sérieux sur sa photo, en même temps c’était le cas aussi de la plupart de ses collègues. Je fermai le site web dès qu’une autre réponse fut notifiée dans mon écran, en bas à droite. Je cliquai sur la notification afin d’ouvrir le courriel. Il parlait de sa disponibilité, et je me doutai bien, à voir l’endroit où il bossait, qu’il ne pourrait pas répondre à toutes les demandes en un claquement de doigts dès que ça ferait notre affaire. S’il pouvait au moins nous enligner vers d’autres personnes pour aider, ce serait déjà ça. Quoique … ces personnes compétentes là ne voudraient peut-être pas faire ça bénévolement, elles. Toutes ces questions se bousculaient dans ma tête, et j’espérais juste ne pas m’embarquer dans un truc qui finalement engendrerait des coûts dans mon budget d’organisme déjà un peu serré.

Je peux être disponible ce soir, sans problème. Vous n’aurez qu’à me transmettre l’heure et l’endroit.

Au plaisir de faire votre connaissance,

Conchobáhr Rosenbach
Directeur général de Head Ahead

J’avais préféré lui laisser le choix de l’heure et de la place, parce que je ne savais pas, dans le monde des avocats, c’était quoi “en soirée”. J’aurais pu être disponible dès 17 h, ma journée de travail pouvait se terminer à cette heure-là puisque l’organisme n’était pas ouvert et que je n’y étais que pour l’administration courante. Peut-être que lui ne pourrait pas se libérer avant 10 h, qui sait. Aussi, je ne voulais pas proposer un lieu qu’il allait juger ou de quoi. En même temps, là, je me mettais face au risque de me retrouver dans un endroit qui allait me coûter la peau du cul pour un verre d’eau.

La panique redescend légèrement pour Darren, après tout, à quoi bon stresser puisque le mal est fait, il ne peut pas revenir en arrière, c’est trop tard. Il en fait sûrement trop à se demander à quel point sa vie est foutue après cette erreur alors que l’homme qui répond à ses mails ne semble pas avoir de mauvaises intentions. Il ne connaît pas la vie de l’avocat ou sûrement pas, il ne sait pas à quel point chaque petite erreur peut venir fêler son armure d’acteur, à quel point il suffit de peu pour que tout commence à se détricoter et que tout ce qu’il s’est efforcé à construire pour contenter tout le monde s’effondre comme un château de cartes. Ils décident de convenir d’un rendez-vous, à un moment où il ne serait pas étrange que Darren ne soit pas là, à un moment où il peut s’éclipser sans risque d’éveiller les soupçons. Oui avec le temps il est devenu un peu paranoïaque, sans doute pour rien, qui irait scruter avec attention son agenda ? Personne car quelqu’un qui aurait envie de voir ce qui se cache sous le masque aurait pu trouver la solution en creusant ses rendez-vous et en se rendant compte que certains voyages hors de la ville sont bien trop longs par rapport aux rendez-vous associés. Rapidement, le directeur du centre lui répond, il est disponible le soir même, de quoi éviter possiblement à Darren une très mauvaise nuit en se demandant comment cette entrevue se passerait.

Très bien. Je vous rejoindrais à Head Ahead si ça vous convient, ce sera plus simple.
A bientôt,
Darren

Le plus sage reste de se voir dans un lieu où le moins de personnes possibles pourraient le reconnaître, il aura seulement à faire attention en entrant et après il n’aura pas à s’inquiéter. Pourtant si on le reconnaissait, il pourrait seulement prétendre être ami avec le fondateur du lieu, mais ça reviendrait à ajouter un nouveau mensonge et possiblement de nouvelles questions auxquelles il n’aurait pas de réponses. Mais à présent qu’ils ont prévu de se voir, bientôt, il va devoir un peu plus se renseigner sur le lieu et sur l’aide qu’il peut apporter. Arriver les mains dans les poches et ne pas bien faire son boulot, ce n’est clairement pas dans les habitudes de l’avocat qui tient toujours à faire bien son travail, même s’il ne l’apprécie pas et même s’il travaille parfois pour des clients qu’il préférerait voir perdre au tribunal.

Je m’épargnais également une mauvaise nuit de sommeil, en fixant plutôt le rendez-vous pour ce soir, si cela était possible. J’aurais toutes les réponses à mes questions dès aujourd’hui, et je pourrais réfléchir de manière un peu plus posée à cette collaboration-là, une fois que le vrai premier contact (en face-à-face), serait fait. Je reçus un dernier message de la part de Me Hopkins. Il m’indiquait le lieu, ici-même, ce qui était bien plus simple pour moi, mais il avait omis de m’indiquer une heure. Au départ, j’écrivis un courriel lui disant que le lieu m’allait, mais en lui redemandant l’heure. Puis, j’effaçai. Je n’avais pas envie d’être lourd. Il était déjà généreux, comme avocat, à me proposer de tels services. Je ne voulais pas lui prendre davantage de son temps. Il était sûrement déjà passé à un autre dossier, même. J’envoyai plutôt un simple :

Cela me convient.

À bientôt,

Conchobáhr Rosenbach
Directeur général de Head Ahead

En attendant, je poursuivis un peu ma paperasse. Je n’en avais pas forcément pour des heures devant moi non plus, alors je me dis que c’était peut-être l’occasion de faire un peu de classement et de ménage dans mon bureau, chose que je repoussais toujours, prétextant le manque de temps. Le temps passait et ma motivation s’évaporait tout aussi vite. Lorsqu’il fut près de dix sept heures, je passai à la salle principale, la salle de danse, et je lançai une playlist sur aléatoire, me laissant aller à quelques mouvements improvisés. Ça aussi, il était rare que je prenais le temps de le faire, seul avec moi-même, sans avoir en tête de créer des chorégraphies à enseigner pour les jeunes. Revenir à la base, c’est ce qui me libérait le plus l’esprit. C’est qui ce qui permettait à l’attente de ne plus en être une.

Le rendez-vous est pris pour plus tard dans la journée, il ne peut plus reculer maintenant et de toute façon ça rendrait la chose d’autant plus suspecte et empirerait la situation, situation qui est pire seulement pour Darren. Mais au final, s’il se retrouve à faire de plus en plus d’erreurs dans le rôle qu’il est censé jouer, ce n’est peut-être pas pour rien, ces erreurs n’en sont peut-être pas, simplement son subconscient qui lui dit stop, qui en a marre de son double-jeu permanent, de ses mensonges, de ce rôle qu’il a pris mais qui ne lui convient pas. Ce soir il ne sera pas l’avocat au service des grandes entreprises, mais celui qu’il aimerait être, si jamais il devait garder ce métier, en aidant ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un grand avocat, ceux qui ne connaissent pas leurs droits, qui se font écraser pendant les procès parce que chacune de leur faille sert à la partie adverse sans qu’ils ne sachent quoi répliquer. Il essaie de voir le positif dans tout ça. Une dernière réponse de la part du directeur de l’organisme pour sceller le rendez-vous et à présent il doit se remettre à sa journée, se replonger dans les dossiers même si sa concentration s’est évaporée. Il décide de ressortir fumer une cigarette pour se remettre les idées en place et le voilà de nouveau dans le rôle du jeune avocat brillant et travailleur. Après plusieurs heures à continuer d’avancer sur ses dossiers, il décide qu’il est temps de s’arrêter pour aujourd’hui, après tout c’est les vacances, il peut finir un peu plus tôt que d’habitude, même si pour certaines personnes ce n’est pas tôt du tout. Il éteint son ordinateur un peu après 17h, vérifie le chemin pour aller jusqu’à Head Ahead puis prendre la route avec sa voiture. Celle-ci ne passant pas inaperçue, avec son look vintage et coloré, il préfère la garer à quelques rues de là, devant une bijouterie, histoire que si jamais quelqu’un la reconnaît, personne ne se pose de questions. Il finit le chemin à pied tout en scrutant les passants autour de lui, surveillant qu’un visage familier ne s’y trouve pas. Une fois devant, il entre et arrive dans le hall désert. « Bonjour ! » dit-il ajoutant « C’est Darren...l’avocat. » pour seule réponse il entend la musique venir d’une des salles à côté, il s’avance en direction de celle-ci où un homme est en train de danser. « Bonjour ! » dit-il par dessus la musique.

Je regardais l’horloge accrochée en haut des miroirs, de temps en temps, me disant que Me Hopkins finirait bien par arriver. À ma droite, j’avais une vue sur le stationnement au sud du bâtiment. Je pourrais potentiellement le voir arriver. Généralement, c’est là que les gens se stationnaient, puisque la rue se situant au nord, là où il y avait la porte d’entrée principale de l’organisme, n’offrait que des places en parallèle. Je continuai donc mes improvisations tant que je ne le voyais pas sortir de sa voiture, puisque de toute façon, c’était ça ou bien je restais assis à mon bureau, à attendre et à ne rien faire, à part angoisser. J’aurais pu continuer à travailler, on manquait rarement de choses à faire dans une OSBL, mais je n’aurais pas eu la tête à ça. Finalement, c’est un “bonjour” par-dessus la musique et une silhouette dans le cadre de porte, à l’entrée de la salle où je me trouvais, qui me fit arrêter de danser. Il était là, déjà rentré dans l’organisme - je n’avais tout simplement pas entendu.la porte. « Oh, bonjour ! » Je passai le revers de ma main sur mon front et je me dirigeai d’un pas rapide vers mon système de son, que je stoppai. Le silence retomba lourdement dans la grande pièce. « Désolé, je ne vous ai pas entendu arriver. » Je m’avançai vers l’homme, tendant la main - celle qui n’avait pas servi à essuyer la sueur de mon visage, par chance - vers lui. « Conchobáhr, ravi d’faire votre connaissance en face-à-face. Bienvenue à Head Ahead. » Je le détaillai un peu du regard, me rappelant la photographie que j’avais vue sur le site du cabinet. « Vous faites plus jeune que sur votre photo professionnelle. »  C’était pas un reproche, juste un constat. Je ne doutais pas de ses compétences même s’il avait l’air d’être tout droit sorti de l’université. Et puis, c’était déjà très bien qu’il offre ses services comme ça, alors qu’il aurait pu être à la recherche des profits à tout prix, puisqu’il était sans doute en train de se lancer, dans la vie.

Il ne voulait pas donner l’impression de vouloir l’espionner ou le surprendre mais Darren ne voyait pas trop comment annoncer sa présence sans le déranger alors il s’était lancé sans attendre, histoire que le moment ne soit pas plus gênant. Avec son costume, sans cravate parce que c’est les vacances alors il se lâche un peu (ouais c’est un gros déglingo), il donne tout de suite cette impression d’homme sérieux et professionnel, c’est l’image qu’il a envie de renvoyer dans son travail, il veut être pris au sérieux, être carré, ne pas ressembler à son frère. L’homme en train de danser s’arrêta, le salua, stoppa sa musique s’excusa. « Pas de soucis. » le rassura Darren avant que le danseur ne se présente. Il s’agit bien de l’homme avec qui il a échangé des mails, il n’a pas à rencontrer une personne intermédiaire ce qui le rassure. « Darren, enchanté également. » dit-il en lui serrant la main. Il tente d’être plus décontracté mais le stress n’a pas totalement disparu et il a bien du mal à ne pas se mettre en mode rendez-vous professionnel sérieux. Il n’a jamais fait ça, utiliser ses compétences comme avocat pour aider les autres, en face à face, sans passer par l’anonymat, par simplement des échanges de mails. Alors il ne sait pas totalement comment agir. Conchobáhr lui indique qu’il a l’air plus jeune en vrai que sur la photo disponible sur le site de son cabinet d’avocat. Darren fronce les sourcils, ne sachant pas trop comment prendre cette information. Il est allé voir le site de son cabinet, assez logique après tout et savoir qu’il a l’air plus vieux en photo, il prend ça comme un compliment. Il sait que la jeunesse peut-être mal vu parfois alors donner l’impression d’avoir quelques années de plus, il n’est pas contre, c’était même pas un l’objectif, son air très sérieux sur la photo doit aider à donner cette impression. « Merci..je suppose. » répondit-il. « Je ne suis pas très vieux si c’est ce que vous vous demandez mais ce n’est pas pour autant que je ne connais pas mon métier. » tenta-t-il. Il travaille s’arrache pied et tient bien trop à être bien vu par tout le monde et représenter la réussite de la famille qu’il se place déjà au dessus de certains avocats senior, même certains qui ne sont clairement pas mauvais. Il sait que son âge peut jouer en sa défaveur alors il compense au maximum.

J’étais du genre plutôt décontracté dans la vie, même au travail. J’étais directeur d’une OSBL, pas d’une grande multinationale. Il y avait un sacré clash, entre Me Hopkins et moi. Il portait un costume qui avait dû lui coûter la peau du cul, et je portais un t-shirt gris et des joggings noirs. Je pouvais parfois faire un petit effort de plus quand j’avais des rendez-vous, mais aujourd’hui, je n’étais pas supposé voir qui que ce soit, même pas les jeunes. Je me sentis donc un peu honteux face à cet homme qui imposait un tel respect et un grand sérieux. En plus, je me mis directement les pieds dans les plats en lui disant qu’il faisait plus jeune que sur sa photo professionnelle, ce qui pouvait donner l’impression que je remettais en question ses compétences. « Oh, c’est pas ce que j’insinuais, pas du tout. C’était maladroit comme commentaire, désolé. » Je ris, gêné. Il y aurait pu y avoir la petite gouttelette de sueur sur ma tempe. « Ce que je voulais dire c’est que … » Je m’arrêtai un moment, avant de hausser les épaules. « Que vous aviez l’air plus jeune que sur votre photo. C’est tout. Y’avait aucune arrière-pensée. » Je n’avais pas l’habitude de rencontrer des gens de ce genre, provenant de grands cabinets, avec une telle stature, un tel prestige. Certes, parmi mes meilleurs amis je comptais des personnes qui avaient très bien réussi dans la vie, comme Freja, et puis qui était aussi très hauts placés, comme Perry, mais puisque je les connaissais énormément d’un point de vue personnel et que je les savais capables d’être très débiles et immatures, c’était pas pareil. Ils ne m’intimidaient pas autant. Peut-être que les amis les plus proches de Me Hopkins auraient dit pareil, qu’il était un mec comme les autres, facile d’approche et tout, mais pour le moment c’était pas du tout comme ça que je me sentais. « On peut passer à mon bureau pour discuter. Suivez-moi. » Je lui emboitai le pas, sortant de la salle de répétition, tournant à droite dans le hall afin de rejoindre le bureau qui se trouvait dans le coin. Je m’assis dans ma chaise et l’invitai à prendre place devant. « Est-ce que vous voulez boire quelque chose ? J’ai du café … ou de l’eau. » À son cabinet il avait peut-être tout ce qu’il fallait pour faire un 5 à 7 directement après le travail, les bouteilles alignées sur un chariot, mais non, pas ici. C’était pas la même ambiance.

Cette configuration est totalement inédite pour Darren et il a bien du mal à sortir de son rôle habituel de l’avocat sérieux. Il n’a pas envie qu’on le prenne pour quelqu’un qui n’y connaît rien, pas carré ni organisé. Pendant ses rendez-vous professionnel il reste très droit, va directement au but et ses clients savent qu’ils peuvent compter sur lui pour sa rigueur et son sérieux. Il est toujours à l’heure, rend les dossiers dans les temps et il s’assure toujours qu’ils soient de la plus grande qualité possible même s’il sait qu’il pourrait toujours mieux faire, plus travailler, s’améliorer. Mais l’idée d’enrichir les plus riches qui se battent contre des gens qui n’ont pas toujours de l’argent le réfrène quelque peu dans son idée de bien faire. Le rendez-vous qui se profile n’est pas pour un gros client, pas pour une entreprise qui a déjà beaucoup trop d’argent, non il est pour une petite structure, là pour aider les autres sans chercher le profit, sans s’enrichir. Alors forcément, entre ces deux mondes que tout oppose, le jeune avocat a du mal à se placer, il ne sait pas comment prendre la remarque de son interlocuteur mais son ton semble le déstabiliser. Le côté amical, c’est plutôt son frère qui en joue avec les clients, lui il ne va pas boire des coups avec eux après le boulot, à part si on l’y invite et qu’il sent qu’il ne peut pas trop refuser s’il veut conserver le dossier. Il se dit qu’il doit faire des efforts, se détendre, être un peu plus lui et un peu moins le Darren avocat sérieux et prétentieux. « Pas de problème. » tente-t-il de le rassurer, il n’a pas envie d’avoir l’air intimidant, au contraire c’est bien le moment où il peut se montrer plus détendu. Il hoche la tête pour poursuivre le rendez-vous et ils se dirigent vers le bureau de M. Rosenbach, le genre beaucoup plus simple que celui de l’avocat, qui est froid, où chaque chose à sa place et chaque objet coûte beaucoup trop cher, histoire de montrer aux clients qu’ils ont réussi des beaux coups et qu’ils peuvent se permettre d’acheter des tableaux et autres œuvres au prix largement surestimé. Darren s’assoit avant d’inviter l’invitation à boire quelque chose. « De l’eau c’est très bien. » lui assure-t-il, ne voulant pas prendre un café maintenant, c’est les vacances après tout. « Désolé, je n’ai pas envie de vous stresser ou quoi….ce n’est pas le but. » Parce qu’il voit bien que l’homme en face de lui à envie de bien faire, comme s’il fallait l’impressionner alors que justement il aimerait être traité comme n’importe qui, simplement. L’anonymat dans l’aide qu’il propose aux associations l’aide à éviter ce genre de moments où il a l’impression d’intégrer un monde qui n’est pas le sien et où les gens se sentent obligés de bien faire les choses pour correspondre à son standing. « Je viens juste pour vous proposer mon aide, pour voir si vous avez des besoins...en matière d’avocat essentiellement parce que pour le reste je ne saurais pas trop vous aider. » explique-t-il avec un rire, un peu plus à l’aise.

L’avocat ne semblait pas offusqué outre-mesure de mon commentaire, je hochai la tête en même temps que lui, ne rétorquant rien. Je m’étais assez mis dans les pieds dans les plats, et assez justifié aussi, pour une remarque qui n’avait aucune signification quelconque. On passa à mon bureau, qui avait plutôt l’air d’un débarras. Cela dit, mon chaos était organisé : je me retrouvais dans mes affaires. C’était l’important. Par contre, lorsqu’il y aurait une nouvelle direction ici, lorsque je prendrais ma retraite (parce que ouais, je n’aspirais à rien d’autre que de rester ici jusqu’à la fin de mes années de travail, cet organisme était mon bébé après tout), il me faudrait faire une sacrée transmission de connaissances. Je connaissais la place et son fonctionnement comme le fond de ma poche. Ce n’était le cas de personne d’autre, pas même du conseil d’administration qui n’avait qu’un regard de surface sur les affaires. Je proposai quelque chose à boire à Me Hopkins, n’ayant pas grand chose d’autre que du café ou de l’eau. La base, quoi. C’était un endroit pour des jeunes, je n’allais pas avoir une collection de whiskys. « Très bien, de l’eau. Je reviens. » Je sais pas pourquoi j’avais repris ses mots en switchant l’ordre pour les délivrer, comme si ça allait passer plus inaperçu. J’étais nerveux et ça se remarquait, puisque lorsque je revins avec deux verres d’eau à température ambiante - ma machine à eau était brisée -, Me Hopkins souligna que l’objectif n’était pas de me stresser. Il s’excusa que ce soit le contraire. « Non, c’est juste que … Je n’ai pas l’habitude de recevoir des avocats dans mon bureau. » J’eus un rire gêné. « Les seules personnes vraiment intimidantes que je côtoie dans le cadre de mon emploi, ce sont les bailleurs de fonds ou les grands donateurs, et généralement ils se pointent même pas ici, ça se règle par formulaires en ligne ou par téléphone, donc bon … » Sauf lors de soirées de financement dans lesquelles j’invitais des personnalités big shot mais elles étaient assez rares (les soirées de financement, pas les personnalités big shot). L’avocat réitéra les raisons de sa venue, de sa proposition. « Ah non, vous ne sauriez pas être mon prochain prof’ de danse ? Non parce que je vais avoir un poste qui s’ouvrira bientôt … » Plaisantais-je, essayant de me détendre. Je l’imaginais assez mal, ouais, habillé comme il était et sérieux comme il était, en train de chorégraphier une danse hip-hop. Je pourrais être surpris. « Je sais que j’ai beaucoup de jeunes qui auraient besoin d’aide … Il y en a que ce serait pour des demandes d’émancipation, d’autres que c’est parce qu’ils ont été victimes d’actes criminels mais qu’ils ne savent pas comment s’y prendre pour dénoncer, ou qui n’ont pas confiance en le système de justice … d’autres qui ont eux-mêmes posé des actes criminels genre … vol à l’étalage, surtout. Ils proviennent de milieux assez pauvres. Ils survivent comme ils peuvent. » Je haussai les épaules. « Je les réfère généralement à l’aide juridique, parce que moi, j’y connais rien. »