under the shadow, heavy remains (sara)

Le spectacle marquant le début de l’hiver était officiellement à nos portes, ce qui augmentait carrément la pression pour les jeunes qui fréquentaient Head Ahead. Et pour moi aussi, pour être bien honnête. C’était toujours une période assez stressante puisqu’il fallait gérer la location de salle, les tests de son et de lumière, les invitations, les présences des donateurs, les chorégraphies qui devaient être fignolées le plus possible, la pratique générale, les jeunes qui angoissaient, la vente de billets, BREF. C’était ce samedi que se déroulerait la seule et unique présentation du spectacle d’hiver. C’était également une occasion de faire une levée de fonds avec la vente des billets, alors il me fallait à chaque année tenter d’atteindre le fameux sold out question d’amasser un maximum d’argent pour l’année suivante. La salle de spectacle du Summergarden pouvait quand même accueillir jusqu’à 275 personnes, alors il me fallait faire pas mal de bouche-à-oreille et de promotion, tant sur les réseaux sociaux qu’en public, pour m’assurer de tout vendre. Sans oublier tout le reste. Tout ça pour dire qu’avec la Fête de la mangue qui battait encore son plein, j’étais dans le jus, débordé, quoi. Les bénévoles étaient sollicités au maximum pendant cette période, chacun ayant sa tâche. Justement, ce matin, j’accueillais une nouvelle bénévole qui avait donné son nom à un des administrateurs de l’association, qui l’avait tout de suite sélectionnée parce que de un, on en avait besoin, mais de deux, et surtout, c’était une professeur de maternelle qui aimait la danse. Elle serait un atout pour Head Ahead alors je n’avais même pas questionné sa venue. Même pas demandé son nom, non plus, constatais-je alors que j’étais sur le point de la rencontrer. Dans le jus, j’vous dis. Une voiture se gara à côté des locaux et quand la jeune femme en sortit, je reconnus rapidement Sara Liao, avec qui j’avais été à l’école, adolescent. La meilleure amie de Woody Rutkowski. Son ancienne copine. Et la mère de son enfant, maintenant, apparemment. C’était elle, la nouvelle bénévole ? Clairement, elle ignorait qui était le fondateur et le directeur de Head Ahead, c’est-à-dire : moi. Autrement, elle n’aurait jamais donné son nom. J’imaginais déjà le malaise. Je n’aurais pas à me projeter plus longtemps, puisqu’elle ouvrait la porte. Je m’avançai vers elle. « Salut, Sara. » Je tendis quand même la main vers elle, malgré tout le bagage qu’on traînait un peu partout autour de nous. « Je suis assez surpris de savoir que tu veux faire du bénévolat ici. J’imagine que David ne t’a pas trop parlé de moi. » Avec un prénom comme le mien, on s’trompait difficilement sur la personne.

Sara allait bientôt fêter les un an de son retour à Bowen. Une année qui était passée si rapidement qu’elle peinait presque à croire qu’elle avait un jour quitté sa ville natale. Elle avait retrouvé quelques-unes de ses habitudes, de ses amis aussi, elle s’était également créé un nouveau quotidien, elle avait fait de nouvelles rencontres. C’était intense, elle ne s’arrêtait jamais. Mais elle était heureuse, sincèrement heureuse de ce choix. Revenir à Bowen était la meilleure chose à faire pour elle et pour Alice, à présent elle en était certaine. Les premiers mois, elle les avait passés à leur chercher une petite maison dans le centre-ville, pas très loin de son travail et de l’école de sa fille. Elle voulait faire le plus de choses possible à pied, comme c’était le cas à Pékin. Elle avait aussi tout fait pour qu’Alice tisse ce lien si important avec Woody, mais honnêtement, ils n’avaient pas vraiment eu besoin d’elle. Elle avait aussi repris ses marques dans cette école qu’elle connaissait bien, elle avait renoué avec Maxwell et tout semblait bien fonctionner avec le reste du corps enseignant. Elle n’avait qu’un poste à mi-temps, ça lui convenait parfaitement, elle replaçait la directrice une partie de la semaine. Elle lui avait dit que ce serait temporaire, qu’elle reprendrait sa classe à temps complet l’année suivante. Mais finalement, lors d’un entretien quelques semaines plus tôt, elle lui avait demandé si cette situation convenait à Sara, parce que c’était bien pratique de se détacher du temps pour son travail administratif. Liao n’y avait pas vu d’inconvénient et elle avait accepté. Parce que l’argent n’était pas tellement un problème et que son salaire lui convenait. Aussi parce qu’elle pensait depuis un moment à profiter de ce temps libre pour se rendre utile dans de l’associatif, du bénévolat. Elle avait très envie d’aider dans le social, sans trop savoir quoi faire. Et un jour, sur le chemin du travail, elle était tombée sur une annonce, l’organisme Head Ahead avait besoin de recrues. La jeune femme en avait vaguement entendu parler, surtout parce que c’était l’association de Conchobáhr. Aider les jeunes par le biais de la danse, ça lui parlait énormément. alors, elle avait tenté sa chance. Elle avait rencontré l’un des membres du conseil d’administration, un dénommé David, qui avait excusé Concho pour son absence à l’entretien, il était débordé. Pour Sara ça n’avait pas d’importance, elle aurait bien le temps de croiser le danseur dans le futur. Aujourd’hui c’était donc son premier jour. Elle était un peu stressée et en même temps perdue. Tout s’était finalement fait très rapidement, la jeune femme n’était pas tellement au courant de ce à quoi elle allait servir dans l’association. Elle arrivait alors les mains dans les poches, elle avait préparé une tenue de sport, sa gourde, mais aussi un bloc de papier et des crayons pour prendre des notes. Sara était avant tout une bonne élève. À peine venait-elle d’arriver sur le parking que Concho venait à sa rencontre, c’était une bonne surprise de le croiser dès son arrivée. Si elle souriait sincèrement, lui avait l’air plutôt gêné. Conchobáhr ! J’ai le droit à un accueil spécial ?! Il lui tendit la main, mais elle fronça les sourcils et le pris directement dans ses bras. C’était peut-être le patron, mais elle le connaissait depuis toujours, une poignée de main lui semblait un peu trop formelle. J’espère que je pourrais être utile oui. Elle le fixa d’un œil espiègle avant d’afficher un grand sourire amusé. Tu crois que j’ai vu de la lumière et que je suis entrée ? Je sais très bien où je mets les pieds et que j’ai, là, devant moi, le directeur de l’association. Elle n’était pas trop du genre à se démonter, pourtant, face à l’air dubitatif du grand gaillard, elle grimaça en remontant son sac sur son épaule. Mais visiblement toi, tu ne t’attendais pas à moi… Est-ce que ça te pose un problème ?

Dès qu’elle croisa mon regard, à son entrée dans l’organisme, Sara afficha un sourire sincère. Elle s’avança jusqu’à moi, pleine d’énergie, pleine de lumière. « Un accueil spécial ? » Demandais-je sans trop comprendre. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque Sara Liao, plutôt que d’accepter ma main tendue et de la serrer, me prit dans ses bras après avoir froncé les sourcils, tout légèrement. Comme si elle était surprise que je me montre aussi formel face à elle. Comme si nous étions de grands amis et qu’il apparaissait donc normal que ces retrouvailles se fassent dans cette proximité, cette familiarité. Avais-je raté un épisode ? Certes, je connaissais Sara depuis plus de vingt ans. Mais aux dernières nouvelles, nous n’avions jamais été des amis. Elle traînait toujours avec Rutkowski, alors inévitablement elle avait aussi traîné avec Léo, Liam et Mia, et toute cette bande-là, disons que j’aurais bien préféré me passer de les croiser sur mon parcours de vie. Même si Sara n’avait jamais été méchante avec moi et qu’au contraire, elle avait pas mal été la seule de ce clan à oser m’adresser la parole pour autre chose que pour se moquer de moi, ça ne signifiait pas pour autant que j’oubliais qu’elle était leur amie. Qu’elle avait été amoureuse de lui, de Woody. Sara, elle, me regardait avec un œil espiègle alors que je parlais de David et que j’étais visiblement confus qu’elle vienne offrir de son temps ici, alors que sans l’ombre d’un doute, elle aurait à travailler avec moi. « Ah bon … D’accord. » Dis-je tout simplement, un peu perdu, alors que Sara m’affirmait qu’elle savait très bien à qui elle avait à faire et dans quoi elle s’embarquait, avant même de mettre les pieds ici. Mon malaise se faisait probablement sentir à des kilomètres et Sara ne le passa pas sous silence. « Non, non, ça ne me pose pas de problème. » Je me grattai la nuque, inclinant légèrement la tête sur le côté, hésitant sur comment verbaliser ce que je ressentais. Il fallait bien que Sara comprenne quel était cet éléphant dans la pièce, puisque j’étais visiblement le seul à le voir. « C’est juste que … Ben … J’sais pas … On a jamais vraiment … Ben, tu sais, à l’époque … » C’était presque pire que de me retrouver face à Léo ou face à Woody, en fait, là ! Au moins face à eux, j’pouvais cracher mon venin, j’pouvais laisser le volcan exploser. Comment lui expliquer, à elle, qu’elle avait toujours été perçue comme une ennemie par association ? J’exagérais, évidemment … Mais pas tant que ça. « Je pense que dans ma tête y’a juste encore un peu des côtés à prendre, entre certaines personnes, et comme t’étais pas du mien … J’suis surpris, c’est tout. » Je regrettais déjà ma réaction, puis mes paroles, mais en même temps il était peut-être important qu’on crève l’abcès.

Beaucoup imaginaient Sara comme quelqu'un de timide qui n'osait pas. Il fallait avouer qu'elle était réservée, plutôt introvertie certes, lorsqu'elle n'était pas en confiance, il lui était difficile d’aller vers les autres. Et puis elle était douce, gentille, on la pensait fragile, sans aucune personnalité. Mais la jeune femme était bien différente de l’image qu'on lui prêtait. Cette rencontre avec Concho le prouvait, elle n’avait absolument aucune difficulté à aller vers lui. Cet homme, elle l'avait pas mal croisé dans son adolescence, il était ce garçon dont Woody et la bande se moquait, leur souffre douleur. Combien de fois Sara avait-elle demandé à son meilleur ami d'arrêter ses mauvaises blagues à son encontre ? Combien de fois s’était-elle inquiété pour lui ? Le problème avait toujours été qu'elle était faible face à Woody, elle était plus effacée qu’aujourd'hui, à l'époque, elle râlait, mais pas assez fort, elle avait trop peur de perdre sa place dans le cœur de Rutkowski. C'était une erreur, elle s’en était toujours voulu, peut-être que si une fois, une seule, elle s'était interposée entre les deux garçons ça aurait tout changé. En vérité elle l’avait fait une fois, elle avait empêché Léo de frapper le danseur, un soir de plus où il était saoul et où l'autre l’avait seulement regardé de travers. Malheureusement Emerson s'était vengé autrement, plus tard et sa petite intervention avait scellé l’animosité que Sara et lui avaient l'un envers l’autre. La brune n'avait jamais rien eu contre Concho, au contraire, elle l’avait toujours trouvé très courageux, ça non plus, elle n’avait jamais osé lui dire à l’époque. Et depuis, le temps était passé, elle avait entendu parler de lui, de loin, mais sans le côtoyer. Elle ignorait même si les choses s'étaient arrangées entre Woody et lui. Mais elle allait bientôt le découvrir. Concho était sans conteste décontenancé, visiblement il ne s'attendait pas à ce qus Sara soit si directe, ni à ce qu'elle sache à qui elle aurait à faire. En même temps ça n'aurait pas été très professionnel de sa part de ne pas se renseigner un minimum. Si elle s'impliquait dans une association, elle avait envie de savoir où elle mettait les pieds. Et puisqu'il semblait se décomposer, elle préféra parler directement du malaise plutôt que de le laisser augmenter. Ça ne te pose pas de problème… mais ? Oui parce qu’elle le sentait poindre, ce mais. Sara n'était pas totalement naïve, elle se doutait bien de quoi il pouvait s'agir. Même si, sur le coup, elle était peinée que d’anciennes rancœurs, qui n'étaient pas les leurs qui plus est, vienne possiblement gâcher une belle collaboration. On n'a jamais été copains ? Elle esquissa un sourire plein de douceur en le laissant poursuivre, il était si gêné, elle le trouvait touchant. Je n'étais du côté de personne, Concho. J'ai juste eu un faible pour les mauvais garçons. Un faible, c'était peu dire. Mais est ce qu'il devait vraiment l’en blâmer pour ça ? Je ne pensais pas qu’il y avait toujours un camp à prendre, quinze ans plus tard. Elle grimaça, s'il ne voulait pas d'elle, Sara serait déçue, mais elle préférait qu’il le dise tout de suite, tant qu’elle n'avait pas encore commencé.

Sara, elle était beaucoup plus en confiance et pleine d’assurance que dans mes souvenirs. Il est vrai que je gardais une image d’elle un peu plus discrète, réservée, voire même effacée. À mon sens, cela n’avait rien de négatif. J’avais toujours été beaucoup plus à l’aise avec ce genre de personnes. Je n’aimais pas ceux qui se bombaient le torse et se pensaient meilleurs que les autres. Je n’aimais pas Rutkowski, Emerson et les autres. Je m’étais toujours demandé ce qu’une fille comme Sara Liao pouvait faire avec eux. Elle me semblait tellement douce, tellement pure. En même temps, elle n’avait jamais cherché (selon ce que moi, j’en savais) à faire cesser ce comportement humiliant chez Woody, de qui elle était visiblement très proche, alors y avait-il une partie d’elle qui trouvait cela drôle ? Qui aimait être la copine qui glousse à côté de son bad boy ? J’en savais rien. Je n’avais jamais vraiment cherché à savoir non plus, restant cordial mais sans plus avec la jeune femme, lorsque nous nous étions adressé la parole à l’époque. Elle était gentille, elle n’avait jamais rien fait de mal à proprement parler, c’est juste que je n’avais pas eu envie à l’époque de me rapprocher d’elle si c’était pour qu’on se moque encore plus de moi ensuite. Aujourd’hui encore, j’avais du mal à accepter son approche si joviale et familière avec moi, comme si nous étions des amis de longue date. Une partie de moi, blessée, se protégeait encore de celle qui était amoureuse de mon bourreau. « Ben, non, pas vraiment c’est vrai … » Elle avait lâché les mots que je n’avais pas osé dire et pourtant, ils étaient seulement véridiques. J’esquissai quand même, moi aussi, un mince sourire. Difficile de ne pas le faire, face au sien. Elle ne semblait avoir aucune mauvaise intention, Sara, aucune malice. Comme avant. C’est moi qui me braquais pour rien, pour des histoires “du passé” (mais pas si passées que ça, finalement). « Y’aura malheureusement toujours un camp à prendre, Sara … Enfin, j’veux dire … que c’est pas quelque chose, pour moi, qui a pu être balayé du revers de la main, relayé au passé, juste parce que ça fait quinze ans. Le mal est fait et il reste, à quelque part en-dedans de moi. » J’haussai les épaules. « Tu sais, tu dis que tu n’étais du côté de personne, et je comprends ce que tu veux dire par là … Je sais bien que tu ne m’as jamais rien fait de mal. Mais, de la perception de celui qui s’est fait rire de lui pendant des années, juste le fait que tu continuais à traîner avec eux … pour moi t’étais de leur côté. Même en ayant toujours été sympa avec moi. » J’avais pas prévu de lui faire la morale comme ça aujourd’hui, c’était même pas mon intention de la culpabiliser ou d’quoi. Mais il fallait que ce soit dit, j’ai l’impression, pour que je puisse ensuite avancer.

Dans un univers parallèle, Concho et Sara auraient pu être les meilleurs amis du monde, ça ne faisait aucun doute. Les deux trentenaires étaient très semblables, tous les deux discrets, ils avaient tous les deux sensiblement le même caractère. Cependant, la vie les avait séparés tout naturellement parce qu’ils n’étaient pas dans les mêmes groupes d’amis. Ça se jouait parfois à peu de choses, il fallait être honnête. Et à cet âge si particulier qu’est celui de l’adolescence, il était parfois difficile de sortir des cases dans lesquelles on s’était mis, on avait été mis, ou celles dans lesquelles les autres nous voyaient. Ainsi, Sara, même si elle n’avait jamais rien eu contre Concho, bien qu’elle ait même éprouvé beaucoup de sympathie pour lui, elle était la copine de Woody. Elle faisait partie de son groupe, elle n’avait donc, par définition, rien à faire avec Bàhr. Quant à lui, il la voyait comme un des méchants, parce qu’après tout, pour quelle raison serait-elle différente de ses amis ? Elle pourrait se dédouaner, clamer qu’elle n’avait jamais ri de la situation dans laquelle les deux idiots l’avait mis, qu’elle avait même pris sa défense, plusieurs fois. Mais est-ce que ça comptait vraiment au regard de tout ce qu’il avait subi ? Aujourd'hui le temps était passé, pourtant le danseur semblait garder une farouche rancœur par rapport à cette histoire. L’honnêteté de Sara parut le désarmer, elle faillit en rire, mais elle se retenait, ne gardant qu’un mince sourire qui étirait ses lèvres. Elle n’avait jamais voulu le mettre dans l’embarra en postulant comme bénévole dans son association, pour elle, ça faisait réellement partie du passé. Alors, elle l’écouta, avec bienveillance, sans jugement, sans malice aucune, non. Elle hocha doucement la tête, ayant presque envie de le prendre à nouveau dans ses bras ou de poser une main réconfortante sur son épaule ou sur sa joue, comme elle pouvait le faire avec ses jeunes élèves. Mais elle comprenait bien à présent que c’était déplacé, qu’ils ne seraient jamais proches, qu’il y avait trop d’histoire entre eux. Elle comprenait surtout que ce qu’elle avait pris pour des querelles d’adolescents, des enfantillages, avaient laissé des traces indélébiles sur ce pauvre Concho. Elle ignorait que ç’avait continué après l’adolescence et que les guéguerres de gamins s’étaient transformées en animosités d’adultes. Je suis désolée Concho, sincèrement. Désolée que Woody et Léo t’aient détruit de la sorte. Désolée que tu gardes un si mauvais souvenir de moi aussi. Désolée de ne rien avoir fait, ou du moins pas assez. À l’époque, je crois que je ne réalisais pas à quel point ce genre d’agissements n’avaient pas à être cautionnés, de n’importe quelle manière. Et combien c’était grave et qu’il aurait fallu t’aider, les dénoncer, au lieu de rester passive. Elle avait envie qu’il la croie, parce qu'elle était sincère, elle voulait que ses mots apaisent sa peine, excusent ses amis, peut-être aussi, même si ce n’était pas son rôle à elle. Comment tu vas aujourd'hui ? Tu as l’air en forme. Il n’était définitivement plus ce garçon un peu gauche qu’elle avait connu. Ça lui allait même bien d’avoir pris quelques années, il avait un certain charme qu’elle n’avait encore jamais remarqué.

tw : mentions d'intimidation, de vie familiale difficile, de suicide d'un parent

J’avais bien conscience que face à elle, aujourd’hui, j’avais encore l’air du gamin égaré, heurté, qui cherche où se mettre, qui cherchait la place en retrait où il serait bien caché, pour qu’on l’oublie. Pour qu’on m’oublie. Il était normal qu’elle combatte l’envie de poser un geste réconfortant à mon égard, comme elle le ferait face à ses jeunes élèves. J’étais ramené à cet âge-là, à mon début d’adolescence, durant laquelle peu importe l’endroit où je me trouvais, j’avais l’impression de vivre un calvaire. À l’école, c’était Woody, Léo et leur bande de cons. À la maison, c’était ma mère sous les effets de la boisson et ses conjoints violents qui se succédaient. Ma seule manière de m’évader, ça avait été de m’enfermer dans ma chambre, et de laisser mon corps s’abandonner à la musique. Je prenais alors le contrôle, sur chaque muscle activé, sur chaque mouvement improvisé, sur chaque note de musique que j’accompagnais de mes pas. Malgré cette solitude (des cours de danse en groupe étant impossibles vus nos moyens financiers), la danse m’avait sauvé. Head Ahead, ça représentait ça pour moi, mon échappatoire qui se concrétisait, qui devenait vrai. Et j’voulais qu’il le soit pour d’autres. Je ne me serais juste pas attendu à ce qu’une des personnes ayant contribué, même de loin, à mon mal-être de l’époque, vienne se présenter pour y faire du bénévolat. Ma première réaction avait été d’être sur la défensive, sur mes gardes, comme si je sentais qu’on violait mon safe space.  Puis, Sara s’excusa, après que je lui aie un peu plus expliqué mon expérience à moi, face à tout ça. Face à ces enfantillages qui n’en étaient pas vraiment. À l’époque comme aujourd’hui, les mots et les gestes faisaient mal. Laissaient des traces. Je baissai les yeux quand elle mentionna que Woody et Léo m’avaient détruit. Elle n’avait pas tort mais j’étais piqué dans mon orgueil d’adulte, maintenant, d’admettre que j’avais laissé deux gars me mettre complètement par terre, sans plus aucune estime de moi-même. Je relevai les yeux vers elle alors qu’elle admettait ne pas avoir réalisé, dans ce temps-là, qu’il aurait fallu dénoncer, aider, plutôt que de garder le silence et de regarder, sans jamais rien dire. J’haussai doucement les épaules. « Je pense que peu de jeunes réalisent, à cet âge-là, qu’il faut faire quelque chose … Ou alors, ils ont peur que ça se retourne contre eux. C’est pour ça que c’est important d’en parler avec eux, de faire de la prévention. » Sara n’était pas pire qu’une autre, là-dessus. Il y avait eu beaucoup de travail par rapport à l’intimidation, depuis qu’on avait quitté l’école, mais il en restait encore à faire. « Merci de t’excuser, en tout cas. Ça vaut pour beaucoup. » J’esquissai un sourire, puis je hochai la tête quand elle me demanda comment j’allais, mentionnant que j’avais l’air en forme. « Je me suis reconstruit. Un peu après la mort de ma mère je suis parti d’ici et ça a été la meilleure décision de ma vie. Ça m’a permis de devenir plus solide, avant de revenir. » La mort de ma mère n’avait rien d’un secret, la “nouvelle” de son suicide avait fait le tour du quartier, d’autant plus que j’avais lâché l’école après ça, n’y remettant plus jamais les pieds. « Et toi ? T’as l’air bien aussi. Qu’est-ce que tu es devenue ? » Demandais-je, avec bien plus de douceur maintenant.

Face à elle, Sara avait un homme, plus un gamin. Un homme d'une trentaine d'années, plutôt séduisante, qui avait plutôt réussi dans la vie, à ce qu'elle avait pu entendre et constater avec l’association. Pourtant le regard qu’il posait sur elle avait tout de celui d’un enfant, de ce jeune adolescent mal dans sa peau qui était devenu la cible facile de ses amis. Qu’elle les avait trouvé cruels, les caïds de l'école, qu’elle s'était trouvée, elle, stupide, de ne pas oser dire quelque chose. Mais le mal était fait et elle ne pouvait rien changer au passé. Elle était simplement triste en comprenant que ce qu'elle pensait reléguée à d'anciens souvenirs, avait marqué Concho à jamais, avait fait de lui, en partie au moins, l'homme qu'il était aujourd'hui. Quant à Woody et Léo, les princes de Bowen à l’époque, ils n'étaient pas forcément devenus les rois du pétrole pour autant. La jeune femme était bien placée pour constater que Rutkowski avait largement payé pour ce qu'il avait fair, si on croyait au karma, on pouvait dire qu'il n’avait que ce qu'il méritait. Léo, lui, avait visiblement eu plus de chance, quoi que Sara ignorait que Concho avait eu un bout de revanche sur lui, en réussissant à séduire Alba. Alors elle s’excusa, elle lui demandait pardon, bien qu'elle n’ait pas vraiment à la faire, elle n’avait pas été son bourreau. Mais ne rien dire c'est comme cautionner, à l'époque elle ne voulait pas le penser à présent elle ouvrait les yeux. Concho avait raison, même s’il ne mâchait pas ses mots, adolescente, Liao avait trop peur des retombées si elle osait s’interposer. Que ce soit Léo, qui ne l'aimait pas tellement et qui aurait pu lui rentrer dedans, ou pire, de perde son amitié avec Woody, ce lien si particulier avec ce garçon dont elle avait toujours été amoureuse. Elle aussi avait été, en quelque sorte et bien moins malgré elle que Concho, victime de ces deux bourreaux. En grandissant, Sara était devenue cette personne qui se battait pour ce qu'elle pensait juste, qui ne laissait personne que le bas-côté, elle n'hésitait plus aujourd'hui. Si seulement Concho avait rencontré cette femme plus tôt. Ce n'était absolument pas la raison pour laquelle elle avait postulé pour ce poste, mais à présent, à la lumière de l’accueil que lui avait réservé Rosenbach, elle se disait que leur collaboration pourrait être une façon de se racheter, de lui prouver qu'elle le soutenait, qu'elle l’avait toujours soutenu. Mais encore faudrait-il qu’il veuille vraiment d’elle dans ses locaux. Parce que Sara en doutait encore un peu. J’en parle dès la maternelle avec mes élèves. Évidemment à cinq ans, ce genre de comportement n'existait pas comme à l’adolescence. Mais avec des mots bien choisis, Sara évoquait le respect, la différence, la tolérance. Les enfants étaient très réceptifs. Elle lui offrir un sourire empreint de douceur, touchée que ses mots aient pu soulager le brun. Elle le questionna que sa vie, s'il allait bien. Il fallait admettre qu'après qu'il eût quitté l'école, Sara avait un peu oublié son existence, il avait disparu pour de tristes raisons et puis la vie avait repris. Merci ! Oh j'ai fait pas mal de choses, j’ai eu l'impression d'avoir eu mille vies depuis le lycée. Mais en même temps je suis toujours la même, je pense. Elle esquissa un mince sourire en replaçant une mèche rebelle derrière son oreille. Il serait si long de tout lui raconter. Un jour, peut-être, lui parlerait-elle de comment la danse l'avait sauvée après le crash d’avion, à son retour à Bowen. Combien ça prenait donc tout son sens qu'elle aide à son tour par ce biais. Oui, c'était important, mais c'était aussi beaucoup trop intime pour être raconté sur un parking. Je suis revenue l'an dernier de six années à Pékin, j’ai retrouvé mes repères à Bowen et j'avais dans un coin de la tête de donner du temps à une association. Alors me voilà ! C’était le moment pour lui dire lui dire, si vraiment il refusait qu'ils travaillent ensemble.

J’avais beau connaître les détails de la maladie de Woody, pour avoir côtoyé des gens de son entourage, Freja surtout même si elle n’osait jamais trop rentrer dans le sujet, je ne me disais pas pour autant que la vie était fair et que c’est bon, maintenant qu’il souffrait, je pouvais arrêter de le haïr ou me dire que le karma s’occupait de lui. J’lui en voulais toujours autant. La maladie c’était une chose à part. C’était bien triste pour lui, on ne pouvait souhaiter ça à personne pas même à son pire ennemi, mais ça ne le définissait pas. Ce qui le définissait, c’était son arrogance, sa méchanceté, son humour condescendant, son manque de respect pour les autres et beaucoup pour les femmes, Sara y compris d’ailleurs (j’avais suivi les potins, à l’époque). Aucun karma ne suffirait pour rééquilibrer ça. Il faudrait juste qu’il change et ça, je doutais fortement que Rutkowski en soit capable. En ce qui concerne Léo, j’aurais aimé me consoler en me disant que j’avais eu ma revanche en ayant une pseudo-histoire avec Alba mais non, au final, Léo avait encore gagné. Alba et moi, ça n’aurait jamais pu fonctionner, parce que ça allait toujours être lui. Tout comme pour Freja, ça allait toujours être Woody. Rien que d’y penser, je me sentais bouillonner de rage en-dedans. Je détestais ça, qu’ils aient encore une telle emprise sur moi. J’espérais juste que le fait de côtoyer régulièrement Sara, à l’association, n’aurait pas un tel effet sur moi. On ressassait peut-être les mauvais souvenirs actuellement, mais j’espérais qu’après ces petites retrouvailles, on pourrait tourner la page, passer à autre chose, ne plus revenir sur ce passé qui m’était douloureux. Je me contentai de hocher la tête alors qu’elle affirmait parler d’intimidation dès la maternelle avec ses élèves. C’était bien. J’espérais que tous les professeurs le faisaient. Je ne pouvais que le souhaiter pour mes propres enfants, qui passeraient bientôt par là où j’étais passé. « Vivre mille vies et rester la même ? J’ai du mal à y croire. » Dis-je avec douceur, un sourire aux lèvres. « Tu dois au moins être une version améliorée … En tout cas, j’en ai l’impression. » Continuais-je. Rien que cette discussion et l’ouverture qu’elle avait eu me laissait le croire. Quoique … peut-être que si j’avais osé aborder le sujet avec elle, back then, ça aurait eu ce résultat aussi. J’avais eu bien trop peur, à l’époque. « Pékin, wow ! Mais t’as des origines qui venaient de là, non ? » M’intéressais-je, me rappelant des trucs que j’avais pu entendre au lycée. C’était vague, c’était flou, c’était loin. « Bon, bien, avant de te lancer officiellement, je te fais visiter et je t’explique un peu tout ce qu’on offre ? » Proposais-je, lui laissant bien comprendre que je n’étais pas fermé à l’idée qu’elle s’implique, au contraire.

Il n’y a avait aucune méchanceté dans Sara, aucun désir de vengeance, de revanche ou quoi que ce soit. Elle était de ces personnes qui pardonnaient, même quand la vie n'avait pas été tendre avec elle, même aux personnes qui avaient pu lui faire du mal. Ainsi, elle avait toujours pardonné ses fautes à Woody, elle n'avait aucune colère envers Jamie ou même Freja. Elle était en paix. On pouvait bien la targuer de naïve, de faible ou autre, elle s’en moquait, de toute manière elle ne pouvait pas changer sa nature. Et quand bien même, elle avait fini par en faire une force, elle en était persuadée. Alors elle ne pouvait pas comprendre tout ce qui animait Concho au sujet de ses bourreaux du passé, elle en était absolument incapable. Mais elle espérait sincèrement qu'il avait réussi à trouver une forme de repos, parce que se battre sans cesse, depuis des années, c'était épuisant. Et malheureusement la brune avait un doute sur le fait que Woody comme Léo aient vraiment des remords quant à leur comportement envers lui. Ils étaient impulsifs et sanguins, mais quand le mal était fait ils ne revenaient plus dessus. Du moins c'était comme ça que Sara les voyait. C'était d’ailleurs pour changer les mentalités, les agissements de petits cons dans leur genre, que la jeune maîtresse d'école se battait contre, dès le plus jeune âge, avec ses petits élèves. Ce n'était pas quelque chose d'obligatoire dans le programme, évidemment il était primordial de leur inculquer le respect d'autrui et le bien vivre en communauté, mais elle essayait d’aller plus loin, avec douceur et bienveillance, comme elle seule en avait le secret. Elle essayait de se persuader qu’ainsi, petite pierre par petite pierre, elle continuerait à ce qu'ils deviennent de meilleurs humains que les générations précédentes. Sara esquissa un sourire amusé, effectivement c'était une sacrée contradiction qu'elle venait de faire là, pourtant elle avait réellement cette impression de ne pas avoir changé, du moins pas profondément. Mais peut-être qu'elle ne s’en rendait simplement pas compte. Elle hocha finalement la tête. Je suis maman maintenant, j’imagine que ça contribue à me faire devenir meilleure. C'était très certainement le plus gros changement, le plus notable en tout cas. Concho hasardait au sujet de ses origines et elle confirma en secouant la tête. Oui, mon père est chinois, il vivait à Pékin depuis des années. Le savoir là-bas a été un plus. Et puis j’avais besoin d'apprendre à le connaître vraiment. C'était la vérité, en partie. Parce qu'à l'époque ç'avait surtout été l’excuse parfaite pour prendre ses distances avec Woody et retrouver une indépendance. C'était un peu moins tendu entre Concho et Sara, le danseur semblait même lui sourire sincèrement. Et puis il proposa de lui faire visiter, de lui expliquer le fonctionnement tout en se mettant en marche. Sara resta là quelques instants, interdite, avant de lui emboîter le pas, un peu confuse. Ça veut dire que c’est d’accord ? Tu veux bien de moi ?! Non parce que je … Ça suffit Sara, sinon il va revenir sur sa décision ! Elle releva la tête et sourit. Ok je t'écoute ! Au fond d’elle c'était une danse de la joie, elle était soulagée.

Un doux sourire s’afficha sur mon visage alors que Sara me dévoilait qu’elle était maman, maintenant, ce qui avait peut-être effectivement contribué à la rendre meilleure. Je n’étais pas vraiment surpris qu’elle soit mère. Ça lui allait bien, à mon avis, même si je la connaissais bien peu. « Quel âge a ton enfant ? » Demandais-je, la laissant répondre avant d’ajouter : « J’ai des enfants, moi aussi. Huit ans, cinq ans et un an. » Et c’est vrai que Maxwell, Lara et Alizée faisaient de moi une personne meilleure, un peu plus à tous les jours. Je n’avais peut-être pas une famille des plus typiques, loin de là d’ailleurs, mais c’était ma famille et j’étais fier de mes enfants. Ils allaient devenir des humains formidables. J’acquiesçai d’un hochement de tête alors que Sara me parlait de son père qui vivait à Pékin. Elle était allée le retrouver, avait vécu là-bas quelques années. Ça avait dû être une sacrée expérience. Je n’avais jamais vraiment envisagé de m’expatrier aussi loin. Même quand j’en avais eu l’occasion et le besoin, c’était à Melbourne que j’avais décidé de déguerpir, alors que j’aurais pu moi aussi aller renouer avec mes origines en Irlande ou en Angleterre. J’avais du mal à quitter l’Australie, visiblement. Même quand j’avais appris qu’Ally avait eu un fils, mon fils, Maxwell, et qu’elle vivait à New York, je n’avais pas vraiment pu envisager déménager aux États-Unis. En même temps, au même moment, j’avais eu ma fille avec Zelda, ici à Bowen. Choisir entre vivre avec l’un ou vivre avec l’autre, c’aurait été un choix impossible. Et comme ma vie était ici, j’avais décidé de prendre l’arrangement le plus crève-coeur avec Ally : je n’aurais Maxwell que durant ses vacances scolaires, c’est-à-dire bien peu de semaines sur toute une année. « Ça a dû être très dépaysant. » Je ne voulais pas entrer dans le plus personnel, après tout je ne connaissais pas suffisamment Sara pour la questionner sur ses retrouvailles avec son père biologique, sur les raisons de son retour à Bowen, etc. Au pire, ça viendrait plus tard, si nous arrivions à développer une amitié, elle et moi. Ça s’en allait dans la bonne direction, en tout cas, puisque j’acceptai finalement qu’elle rejoigne notre équipe à Head Ahead. « Bien sûr, que je veux bien de toi. Honnêtement, dans le milieu, on crache rarement sur des bénévoles. » Admis-je avec un léger rire. Si la personne partageait les valeurs de l’organisme et pouvait répondre à certains besoins, généralement, c’était dans la poche. C’est moi qui étais chanceux d’avoir Sara avec nous. « Et puis … Je pense que tu seras un bon fit. » Continuais-je, pour ne pas qu’elle pense que je ne la prenais que parce qu’on en avait besoin, sans en avoir vraiment envie. Je lui fis donc visiter la place, la grande salle de danse, les bureaux en retrait pour les interventions, une autre salle d’atelier où on faisait d’autres sortes d’art-thérapie que la danse, même si c’était plus rare. Je lui parlai de toutes les autres personnes qui gravitaient autour, allant de la travailleuse sociale à l’infirmière qui passaient une fois par semaine, puis les profs de danse qui étaient les plus souvent présents. Je lui expliquai un peu le profil-type de nos jeunes, même si ça pouvait être assez varié dépendamment des années. À la fin de la visite, de retour à mon bureau, je lui demandai : « Alors ? Qu’est-ce que t’en penses ? »