Asher & Jude ∆ Une vague qui emporte tout sur son passage

Asher était levé à l’aube, c'était une de ses habitudes depuis qu'il vivait dans la forêt. Il n'avait plus de réveil, il n'en avait plus besoin. Il dormait avec les rideaux de sa caravane ouverts, pour laisser entrer la lumière. Il entendait les bruits de la nature, le vent sur la tôle, parfois, le chant des oiseaux, les conversations des animaux, le craquement des arbres. Il avait vu passer quasiment toutes les saisons à présent, se réhabituant au fait que Bowen ce n'était pas New York. Certes on voyait des changements, les températures, la couleur des feuilles, l’odeur après la pluie. Mais c'était tellement plus doux, plus subtil. La preuve, l'hiver s’était installé depuis quelques semaines et pourtant Asher portait encore des manches courtes, là où il se serait emmitouflé sous plusieurs couches dans la Grosse Pomme. Ici il pouvait vivre dehors toute l’année et rien que ça, bordel, ça n’avait pas de prix. Revenir à Bowen, petite bourgade qui l’avait vu pousser chaque été comme l’un des champignons de cette forêt, ce n'était pas un hasard, pas un exil non plus, encore moins une punition. C'était une évidence. L’australien n’y était certes pas né, mais il y avait ses plus beaux souvenirs , ceux d'une enfance heureuse avec sa sœur, ses copains de vacances et ses cousins, tout ce petit monde qui foulait ce terrain, faisait crisser les feuilles sous ses chaussures et se fabriquait des épées avec les bâtons. Pour des enfants, grandir dans une forêt était une sacrée chance et avec ses vieux c'était le paradis. Les grands-parents Robertson étaient prévenants, patients, ils faisaient confiance aussi. Ils étaient de cette génération qui laissait les mômes s’exprimer, expérimenter, vivre, tout simplement. Mamy faisait des gâteaux et grimpait aux arbres avec une souplesse impressionnante. Papy construisait des cabanes et apprenait l’orientation aux gamins. On se pressait pour jouer chez les Robertson, il y avait toujours beaucoup d'enfants en été autour de cette maison. Ça riait fort, ça criait, ça courait dans tous les sens. Ça respirait l’insouciance et ça se couchait le soir épuisé, mais prêt à recommencer le lendemain. C'était pour cette exacte raison qu’Asher avait racheté cette maison, pas pour les quatre murs qui la tenaient, ni pour la vieille cuisine en formica. Mais pour les souvenirs et l’insouciance. Pour ce sentiment de liberté qu'il n'avait jamais retrouvé après ça, malgré sa vie remplie de les centaines d'avions pris pour parcourir le monde. Il se sentait heureux au milieu de ces bois qui ne voyaient, certes, plus autant d'enfants passer, mais qui accueillaient Jack et ses aboiements joyeux depuis quelques mois. Et même à Bowen, au départ il était arrivé en vrai ours qui cherchait à se terrer dans sa grotte, à présent il avait fait quelques connaissances, renoué avec quelques personnes de son passé mais surtout de nouvelles têtes. À présent, il se sentait à l’aise pour sortir. Il avait peu à peu pansé ses plaies et même si tout n'était pas résolu, il allait beaucoup mieux. Ce matin il s’était donc levé à l'aube, avait fait son jogging et il avait attrapé son sac pour se rendre à la salle. Il avait frappé encore et encore, pour faire chauffer ses muscles, pour sentir que ça travaillait. Il n'était pas resté très longtemps, il avait même probablement passé plus de temps à discuter avec le vieil homme à l'accueil qu’à travailler. Et il revenait chez lui avec en tête les travaux qu'il avait à faire dans sa maison pour la journée. Il voulait avancer sur les placards de la cuisine, pour qu'elle soit enfin fonctionnelle et qu'il puisse espérer quitter sa foutue caravane dans quelques semaines. Mais tous ses plans se stoppèrent net quand il remarqua une présence sur son terrain. Et pas n’importe où, sur sa souche. Elle avait son importance, cette souche, c'était l’endroit où Asher aimait s'asseoir pour y faire des plans machiavéliques avec sa copine d’enfance, Jude. Quand ils étaient petits, ils paraissaient minuscules sur ce bout d’arbre et même adolescents ils pouvaient encore s'y asseoir tous les deux, épaule contre épaule, pour s’y faire des confidences. Il s'y installait souvent pour penser, réfléchir aux plans, plus machiavéliques ceux-là, mais ceux qui feraient de sa maison son véritable havre de paix. Hey ! Qu'est ce que vous foutez là ? C'est une propriété privée ! Il avait ce ton peu engageant, celui qu'il prenait toujours quand il voulait impressionner les autres, avoir l’air menaçant. Tout le contraire de ce qu'il était vraiment quand on le connaissait bien. Ash avait beau être une montagne de muscles et savoir frapper fort, il était au fond quelqu’un de plutôt pacifiste. La personne se retourna et le sol se mit à tanguer sous ses pieds. Jude ? Il resta à la fixer en plissant les yeux, interdit sans être capable de bouger. Il serait mentir de dire qu'il n'avait pas pensé à sa vieille amie depuis son retour. Le fait est que sa grand-mère n’était plus là pour lui dire qu'elle avait eu des nouvelles de la petite Kavinsky depuis un sacré moment et lui n'était pas du genre à fouiller pour chercher quelqu'un. Peut-être aussi que le fait de la retrouver lui faisait peur alors il préférait ne pas y penser. Parfois il s'était imaginé la croisée au coin d’une rue mais ça n’était jamais arrivé. Sûrement parce qu'elle ne vivait plus ici, tout simplement. Alors oui, il avait pensé à elle, parce qu'il y avait des souvenirs d’elle partout dans cette forêt. Mais jamais il n' aurait imaginé l’y retrouver en chair et en os, face à lui. Qu'est ce que je fais là ?! C'est chez moi ! La bonne blague, elle était gonflée de lui poser la question. C'est à toi qu'il faut poser la question. Tu t’es perdue ? C'était peu probable, visiblement elle avait même une excellente mémoire.

C'était très perturbant de trouver Jude dans cette forêt, sur leur souche. Un été, Asher devait avoir neuf ou dix ans, ils étaient allés piquer un tournevis sur l’établi de Papy Robertson et ils avaient entrepris de graver leurs initiales sur un des côtés de celle-là. Ils avaient dû voir ça dans un film et eu cette idée, parce qu'entre eux, c'était à la vie à la mort. C'était un âge auquel tout prenait des proportions très radicales. Mais il fallait bien l'admettre, entre ces deux là il y avait eu ce coup de foudre amical totalement improbable. Il avait quoi, sept ans à l’époque, la petite brune en avait trois de moins. Il était copain avec Ben, son grand frère, ils avaient dû se rencontrer dans un club de sport, quelque chose dans ce genre. Les deux garçons se sont vus en dehors du club et la petite Kavinsky avait commencé à leur traîner dans les pattes. Ash se rappelait encore aujourd'hui combien ça agaçait le grand frère qu'elle soit toujours collée à leurs baskets, lui ça l’amusait, peut-être parce qu'il n’avait pas de petite sœur, dans sa fraterie, le gamin collant qui agaçait l’aîné, c'était lui ! Et après cet été là, à chaque vacances il retrouvait les Kavinsky, Ben, souvent, même s'il avait aussi ses copains de toujours et qu'il n’attendait pas après Rob. Jude, tout le temps, il lui semblait qu'elle l’attendait avec toujours plus d'impatience et lui, il avait fini par adorer cette gamine. Alors ils avaient gravé leurs initiales sur cette souche parce que ça leur avait semblé être, ce jour-là, la meilleure idée au monde. Et quand Asher avait retrouvé cette maison, quelque trente années plus tard, il avait gratté la mousse sur la souche pour y retrouver cette gravure d’enfants. Je n’en ai pas hérité, je l’ai rachetée. Cette maison appartenait à son père et sa famille, son frère, ses cousins. À sa sœur, également, c'était une maison familiale, léguée ainsi par les grands-parents. Le boxeur avait convaincu son père qui lui-même en avait discuté avec son frère et ainsi de suite. Il fallait avouer que la coquète somme qu’Asher souhaitait mettre dedans avait assez aisément convaincue les différents protagonistes. La maison n'en valait pas autant, mais c'était une somme symbolique pour un bien cher à son cœur, que toute la famille laissait à l'abandon de toute manière. Ce matin il était accueilli par son amie d’enfance, par un souvenir, une apparition et tous les fantômes qu'elle traînait derrière elle. En d'autres circonstances, le barbu aurait pu être poli, mais la surprise le rendait tranchant. Le fait est qu'il n’aimait pas qu'on pénètre chez lui de la sorte. C'était comme un mécanisme de défense, depuis l'épreuve éprouvante de son procès et la perte de tous ses repères. Il n'avait plus confiance en personne, y compris en ses proches. Et puis, étaient-ils proches ? Ils l'avaient été, très proches même, dangereusement proches oui. Mais c'était il y a très longtemps. Il hocha la tête, Jude parlait comme si elle vivait ici. Comme si cette balade était habituelle pour elle. Il fût piqué par sa remarque. Super star. Il n'en était pas une, il n’avait jamais revendiqué ce statut. Il secoua la tête en roulant des yeux. Je vois que tu te tiens informée. Qu'il répliqua avec ironie. En temps normal, quand il était à la maison, Jack dissuadait les étrangers d'avancer trop près de la maison, son chien n'était pas méchant, mais il pouvait impressionner. Et ses aboiements avaient l'effet d'attirer l’attention de son maître. Mais ce matin le staffy était enfermé à l’intérieur de la maison, le temps qu’Asher revienne de la salle. Il remarqua l’animal aux pieds de Jude, un beau chien lui aussi. Ça fait quelques mois maintenant. Presque une année, même. J'étais persuadé que tu avais quitté Bowen. Ajouta-t-il, comme pour appuyer sa surprise. En vérité, il ne savait pas comment se comporter face à elle, tandis que lui revenait en pleine figure la façon dont il avait quitté Bowen cet été-là, celui de ses dix-huit ans. Avant que toute sa vie ne bascule.

Le barbu jouait sur les mots, est-ce qu'il y avait une réelle différence entre avoir acheté la maison et en avoir hérité ? Pour Asher il y en avait une, oui, déjà, il n’aurait jamais pu en hériter totalement, elle était divisée en plusieurs parts égales, les grands-parents n’avaient jamais fait de préférences entre leurs enfants et petits enfants. Il y avait toujours eu ce lien très particulier entre Ash et son grand-père, ils partageaient le même amour pour les sports de combats, le vieil homme tenait à offrir tous les étés un stage de boxe à son petit-fils. Et quand le boxeur avait vu la fierté briller dans le regard de son vieux lors des jeux olympiques de Londres, il en aurait pleuré comme un gosse, tellement ça l’avait retourné, tellement ça signifiait tout, ces yeux brillants. Cette médaille d’or, c'était sa façon à lui de remercier son papy d’avoir toujours cru en lui. Alors oui, ils avaient ce lien très fort, tous les deux et il n'était pas sûr qu'aucun des autres petits-enfants ait jamais été aussi proche de lui. Mais ça ne signifiait pas pour autant que le patriarche allait faire une préférence pour Asher. Ça l'avait bouffé longtemps que cette maison reste à l’abandon, qu'après le décès des aînés, les plus jeunes n’aient pas fait l’effort d’entretenir, de faire vivre ce lieu. Les parents d’Asher vivaient à Brisbane, ce n'était certes pas la porte à côté. Mais personne ne voulait la vendre, pourtant personne ne voulait en prendre la responsabilité. Alors il était fier, aujourd'hui, d'avoir enfin pu la racheter. Et d’y vivre, de faire renaître tous ces souvenirs qui parfois le prenaient à la gorge, mais le plus souvent le faisaient sourire. Merci... Hasarda-t-il sans être trop sûr que Jude soit contente pour lui ou si c'était de la pure ironie. Fut une époque où ils savaient se parler, où ils attendaient fébrilement les vacances pour se retrouver. Fut un temps où Jude était la personne la plus importante de sa vie. Il semblait que tout ça se soit perdu avec le temps, comme si celui-ci avait délavé tous les souvenirs et fait oublier combien leur amitié avait été belle. Pourtant il n’avait rien oublié, il avait simplement tout enfoui pour ne pas avoir l'envie de se retourner, parce qu'il avait des rêves et qu’il s'était persuadé qu'elle n'en faisait pas partie. Ça se ressentait finalement, dans ces regards froids qu'ils se lançaient, dans les quelques piques de la brune. Piques auxquelles il répondait, ce serait mal connaître Asher que de penser qu'il se laisserait faire. Quand on l’attaquait, il rendait les coups. Il hocha la tête quand elle avoua, en effet s’être renseignée sur lui durant un temps. Il ne pouvait pas lui en vouloir, si elle était devenue célèbre, il aurait probablement fait la même chose, c’était humain après tout. Il regardait le chien, il le trouvait beau, perdu dans les diverses pensées qui lui traversaient l’esprit entre la curiosité, l’envie qu'elle se casse, qu'elle le laisse tranquille, dans cette solitude volontaire qui à présent lui convenait bien, l'envie de la prendre dans ses bras comme quand ils se retrouvaient après une trop longue absence. Et cette séparation-là avait été sacrément longue, il fallait bien l’admettre. Jude fit taire toutes ces pensées contraires en le questionnant sur son retour. Ce à quoi il répondit très naturellement, si l'attitude du brun était défensive, il n'en était pas agressif pour autant, froid, tout au plus. Il esquissa un sourire quand elle lui rendit le même genre de réponse que lui un peu plus tôt, un sourire amusé face à sa répartie. Il avait été tenu informé par sa grand-mère, que Jude voyait toujours, durant un temps. Ainsi, il avait su qu'elle avait des gamins , qu'elle s'était mariée, autant de choses importantes pour la vieille femme. Mais une fois qu'elle avait quitté ce monde, il n'avait plus eu aucun informateur. Alors il avait hasardé, parce que Bowen n'était pas si grande et qu'il se disait qu'il l'aurait bien croisée avant si elle vivait encore ici. J'avais ma petite souris, à une époque. Répondit-il avec le même sourire, avant de froncer les sourcils, plus rien ne la retenait ailleurs. Mais surtout, elle ne pouvait pas décevoir ceux qui l’attendaient ici. C’était bien envoyé, une jolie petite pique bien choisie, qu'il sentit s'enfoncer en lui alors qu'il se revoyait, lui, partir son sac sur l’épaule sans se retourner, après cette fameuse nuit. Il se racla la gorge en se grattant l’arrière de la tête. Que répondre à ça ? C'est tout nouveau, donc ? C’était tellement étrange comme conversation, chacun se renvoyait ses questions comme une partie molle de tennis durant lesquelles les adversaires de jaugeaient, s’observaient. Il grimaça, si elle s'était renseignée sur lui durant un temps, visiblement ça faisait un moment qu'elle avait dû arrêter. Ce n'était pas si mal, la façon dont sa carrière s'était terminée ne vendait pas de rêve. Asher haussa les épaules. J’ai quarante trois ans Sky. Il était temps que j’arrête. C'était la vérité, en théorie, dans ses plans de carrière, il aurait dû participer aux JO de Paris et se retirer sur cette ultime compétition. Seulement, ce qu'il omettait de dire, c'est que ça faisait quelques années déjà qu'il avait quitté les rings. Il bougea sa vieille carcasse, sortit ses clés de la poche de son jean. Ton chien aime la compagnie ? Mon Jack doit tourner en rond dans la maison. Il devait être fou, pauvre chien qui devait sentir les odeurs de son maître et d'un autre poilu à l’extérieur. Il s'avança vers la maison pour y ouvrir la porte. Tu veux entrer ? Le staffy sortit de la maison en trombe pour venir faire la fête à Asher, lui arrachant un vrai sourire cette fois, parce qu’il l’aimait, son animal. Et puis il se retourna vers Jude. C'est en chantier, fais gaffe à toi. Il y avait des outils, de la poussière et des matériaux un peu partout.

Tous les souvenirs d’enfance d’Asher étaient doux et remplis d’amour. Il n’avait jamais été malheureux, il avait eu la chance de grandir dans une famille aimante et tolérante où tout était possible. Son père avait rêvé qu’il reprenne l’entreprise familiale et devienne, à son tour, menuisier, d’ailleurs dès qu’il avait un moment de libre, le petit garçon traînait sur les chantiers avec lui. S’il ne s’était pas découvert une passion pour la boxe, peut-être aurait-il suivi cette voie. Jamais il ne s’était opposé à ce que son fils devienne sportif professionnel. Combien de fois l’avait-il accompagné à ses leçons et plus tard aux compétitions locales, dans son vieux fourgon plein de poussière qui sentait bon la sciure de bois ? C’était un bon souvenir ça aussi, ces moments tous les deux à écouter des vieilles musiques qui sortaient du poste de radio grésillant.  Asher n’avait pas eu une enfance difficile, bien au contraire. Pour être honnête, rien n’avait été difficile dans sa vie, jusqu'aux cinq dernières années. Il n’avait jamais été privilégié, sa famille ne roulait pas sur l’or, mais ses parents savaient mettre en avant les rêves de leurs enfants. Ils ne partaient pas en vacances à l’autre bout du monde, mais ils étaient heureux. Et de toute manière, il n’avait aucune envie de partir découvrir le monde quand il était gamin, ou de se dorer sur une plage paradisiaque. Lui, tout ce qu’il attendait, c’était de retourner à Bowen dès que possible pour y retrouver ses grands-parents et Jude. Il les avait tous bassinés avec cette gamine, au départ personne n’avait compris ce qu’il lui prenait de traîner avec une petite de trois ans de moins que lui. Et à l’adolescence, il avait eu droit aux remarques un peu lourdes de la part de son père. Il s’était toujours défendu de ressentir quoi que ce soit pour elle, Jude, c’était sa pote, sa copine. Même quand il avait commencé à être perdu dans ses émotions, il n’en avait parlé à personne. Même quand sa mamy avait commencé à les couver du regard, tous les deux, parce qu’elle avait bien compris, elle, ce qu’il se tramait, il avait simplement levé les yeux au ciel. Ce n’était pas très étonnant que Jude ait continué à venir rendre visite à la vielle femme. La maison de la forêt était probablement l’endroit où elle passait le plus clair de son temps lorsqu’Asher était là et Helen avait réussi à gagner la confiance de la jeune Kavinski. Ash savait combien elle l’appréciait, elle avait donc dû lui être reconnaissante de continuer à venir alors que lui ne faisait plus trop cet effort. Elle lui en avait parlé bien des fois, quand il revenait, ravivant les souvenirs de leur enfance, évoquant le présent, ses jolis enfants, son gentil mari. Il prenait toujours un air détaché, passant pour celui qui était passé à autre chose, une autre vie, alors qu’il se protégeait juste du mal que ça lui faisait. Il aurait pu lui rendre visite, à Jude, il aurait pu garder le contact. Mais ça aussi, c’était douloureux, ainsi, il préférait se dire qu’elle faisait partie de son passé, il ne gardait que les bons souvenirs. Dans les souvenirs, il y avait ce surnom, Sky, aujourd’hui Ash serait bien incapable de savoir pour quelle raison il avait commencé à l’appeler ainsi. Probablement parce que c’était la fin de son nom de famille, peut-être aussi parce que, enfants, ils adoraient s’allonger tous les eux dans une clairière non loin de la maison pour y observer le ciel et deviner les formes des nuages. Voilà près de vingt-cinq ans qu’il n’avait pas utilisé ce surnom, c’était néanmoins sorti comme la chose la plus naturelle au monde. À tel point qu’il n’avait pas remarqué le trouble de la brune. Alors, il continua, il fallait qu’il sorte son fauve de la maison, s’il avait posé la question à Jude, c’était par pure politesse. Mais si elle avait répondu que son chien n’aimait pas la compagnie des autres chiens, ça ne l’aurait pas empêché de sortir Jack, après tout, il était chez lui. Heureusement, les deux canidés semblèrent s’entendre à merveille puisque après avoir fait la fête à son humain, Jack entraînait déjà son nouveau pote dans une course sur le terrain. C’était un chouette spectacle, Asher n'avait pas d’enfants, mais ce chien, c’était comme son gosse, alors il était toujours heureux de le voir s’amuser. Ils entrèrent dans la maison, les laissant tous les deux se dépenser. Ç'a un peu changé. C’est loin d’être terminé. L’intérieur ne ressemblait plus vraiment à la maison que Jude avait connue, ils entraient dans une cuisine moderne, ouverte (ici) où les vieux meubles en formica jauni avaient laissé place à du bois noble qui réchauffait la pièce. C’était la seule partie de la maison plus ou moins terminée. Il n’y a pas grand-chose à casser. Et puis tu n’as plus douze ans. Il se rappelait sa légendaire maladresse, à chaque fois qu’il y avait une souche d’arbre en relief, il fallait qu’elle se la prenne dans les pieds, un verre rempli sur une table, elle le renversait. C’était une véritable catastrophe et à l’époque, ça faisait beaucoup rire son copain. Le boxeur observait son amie d’enfance, son regard qui passait un peu partout, qui étudiait, curieux. Il n’aurait pas pensé que son avis puisse compter, après tout, il rénovait cette maison pour lui. Mais il devait bien se rendre à l’évidence, il était fébrile, comme s’il avait peur qu’elle n’aime pas, comme s’il avait besoin de son approbation. Il désigna le mur au fond de la pièce à vivre. Ce mur va être abattu pour créer une extension sur pilotis, ça changera tous les volumes de la maison. J’ai envie qu’elle soit ouverte sur l’extérieur, plus grande, plus aérée. Il avait de grands projets pour cette petite bicoque et on voyait que ça le faisait vibrer. Il aurait pu continuer ses explications, mais Jude se prit les pieds dans une caisse et elle manqua de s’étaler sur le sol. Asher la rattrapa au vol, tandis qu’elle s’agrippait à lui. Il pouffa de rire alors qu’elle se rembrunissait. Je retire ce que j’ai dit. Certaines choses ne changeront jamais ! Leurs regards s’étaient accrochés durant quelques secondes, assez pour faire remonter plein de sensations enfouies. Rob esquissa un sourire un peu plus en retenue, presque intimidé. C’est bon de t’revoir. Avant de se reprendre. J’vais commencer à plus sentir mon bras, là. Plutôt mourir que dire qu’elle lui avait manqué. Tout sauf parler de sentiments, ç’avait toujours été comme ça, même quand ils étaient gamins.

Les sentiments, ça n'avait jamais tellement été le fort de Rob. Non pas qu'il ne ressentait rien, il n'était pas sans cœur. Mais tôt dans sa vie il avait choisi de ne pas les écouter, de se blinder pour ne rien montrer. Comme si avoir des sentiments, c'était une marque de faiblesse. Il n'y avait pas de raison particulière, il ne venait pas d'une famille froide, bien au contraire. Il avait vu ses parents toujours très amoureux durant son enfance, ses grands-parents pleins d’affection pour leurs petits-enfants, pour tous les enfants qui passaient dans leur forêt, chez eux, c'était la maison du bonheur. En règle générale, on n'était pas avare de tendresse dans la famille Robertson. Lui, finalement, était l’exception, le dur à cuir, le petit garçon un peu turbulent, l’adolescent bagarreur et plus tard, la brute qui enchainait les victoires. Dans tout ça, il n'y avait pas de place pour la douceur ou la tendresse, ç'avait paru plutôt normal à tout le monde. Pourtant, le boxeur en avait, des sentiments, seulement il avait toujours préféré les enfouir au fond de lui, ne pas trop les montrer, pour qu'on ne lui trouve aucune faiblesse. Il n'était brute que dans les salles de sport, le reste du temps il était rare qu'il se montre violent, il ne haussait que peu le ton. Des souvenirs de son enfance, des moments passés à Bowen il se rappelait de tout, bien qu’il ait voulu tout enfouir au plus profond de lui, c'était comme pour les sentiments, ça allait de paire. Cette vie dans la nature, ces fous rires avec ses cousins, les tartes aux mûres de Mamy, ses escapades avec Jude et tout ce qu'il avait pu ressentir pour elle, c'était bon, c'était la belle vie, le bonheur pur. Il avait fait une croix dessus pour un rêve auquel il avait cru coûte que coûte, quitte à tout sacrifier. Il aurait pu rester en Australie, reprendre l'entreprise de son père, pourquoi pas prendre le risque de tomber vraiment amoureux de la jolie brune, on entendait bien des histoire de couples qui s’étaient formé très jeunes et qui avaient tenu le coup. Oui il aurait pu vivre cette vie là et même être heureux. Mais Ash avait besoin de vibrer, d'être passionné, de se surpasser, quitte à devoir faire des choix. Aujourd'hui en regardant Lawson il ne regrettait rien de ses choix, il savait pourquoi il les avait fait, il n'était pas de ceux qui avaient des regrets, mais il était heureux de la retrouver. Il esquissa un sourire en baissant la tête, il avait confiance, oui, peut-être avait-elle changé aussi, après tout il ne savait plus rien d’elle. Il lui expliqua avec entrain tout ce qu'il prévoyait pour cette maison, c'était le nouveau grand projet de sa vie, il lui fallait toujours des projets pour avancer. Elle avait l'air emballé, ça se voyait à son regard brillant et ce soir qui ne la quittait plus. Elle allait répondre quelque chose mais sa chute l'en empêcha. Heureusement que le boxeur avait encore de bons réflexes et qu'il la rattrapa à la volée. Évidemment il n'écouta rien de sa mise en garde et qu'il rit comme un gosse, évidemment qu'il la charia gentiment. Jude avait raison, il était rare que tout change complètement et c’était bien mieux ainsi. Ils partirent d'un nouvel éclat de rire avant que leurs regards ne se fassent plus profonds, ne se rattrape, ne se raccroche l'un à l'autre, il avait oublié combien ses yeux étaient beaux et qu'il pensait, quand ils étaient ados, qu’ils ressemblaient à pépites d'or quand elle riait, il trouvait ça fascinant. Peut-être un peu, finalement. Il ne releva pas ce surnom qu'elle employait pour la deuxième fois en peu de temps. Il n’y avait jamais pensé, pour être honnête. Il avait été pris dans le flot de cette vie à cent à l’heure, parfois il avait pensé à elle, oui, mais ça n’avait jamais duré longtemps. Mais là, ça semblait être une évidence, qu'elle avait manqué à sa vie. Encore une fois il balaya cette idée en blaguant. Jamais je ne me permettrais de faire d’allusions sur ton poids. Par contre tu as peut-être trop d’attente me concernant ! Il esquissa un sourire amusé. Il aurait pu la soulever d'un seul bras, mais ça ne servait à rien de le dire, ce serait même dommage. Je ne me suis attaqué qu'au rez-de-chaussée, j’y ai cassé quelques cloisons, mais rien de plus pour l'instant, ça sera habitable dans l’état. Pour le moment, depuis plus de huit mois de travaux, Asher en avait assez, il avait abattu ce qu'il y avait à abattre, cassé des murs comme un exutoire pour se défouler quand rien n'allait. Il était arrivé à Bowen avec une envie de se poser mais surtout beaucoup de colère et de déception en lui. Il ne s'était pas senti capable de reprendre le chemin de la salle de sport au départ, alors son sport, son ring, c'était devenu cette maison, son sac de frappe, ces murs de parpaings contre lesquels il avait cogné inlassablement jusqu'à s’épuiser. Aujourd'hui il allait mieux, la colère était retombée, la déception passée. Aujourd'hui il était dans la minutie, pour faire de cette maison son nid. Il laissait Jude passer d'espace en espace, il n’avait rien à cacher, surtout pas à elle, enfin presque rien. Elle remarqua bien vite que la maison n’était pas vraiment habitable aujourd'hui. Je vis dans une caravane de l'autre côté du terrain pour l'instant. Répondit-il avec un mince sourire. Au départ ça avait été drôle, aujourd'hui il en avait ras le bol de cet espace confiné. Rob remarqua ce geste de son amie d’enfance, jouer avec cette alliance qui semblait être une vieille habitude et qui lui rappela qu'elle avait, elle aussi, fait sa vie. Elle avait continué sans lui et elle avait eu raison. Il dodelina de la tête, sa question sonnait comme une sentence irrévocable. Lui, il n'était jamais aussi radical. Définitivement, c'est un bien grand mot. Mais au moins pour quelques temps, oui. Et comme il se sentait un peu mis au pied du mur et que sa meilleure défense avait toujours été l’attaque, il rendit les coups. Comment va ta famille ? Il la savait mariée, au moins aux dernières nouvelles, bien que son annulaire ne porte aucune alliance. Il savait qu'elle avait au moins deux ou trois gamins. Une belle famille, le rêve de beaucoup de monde. Mais pas le sien à lui. Au moins, avec un autre, elle avait eu ce qu'elle souhaitait. C'était ce qu'il s'était dit, quand sa grand-mère lui avait annoncé successivement les nouvelles.

Effectivement, il n’y aurait pas grand chose à dire concernant l’apparence de Jude. Ou bien au contraire, beaucoup à dire. Voilà plus de vingt ans qu'ils ne s'étaient pas retrouvés face à face, la dernière fois elle avait quinze ans, le visage encore poupon, quelques formes qui se dessinaient, mais pas encore ce corps de femme qu'il lui découvrait aujourd'hui, moulé dans sa tenue de sport. Il lui semblait qu'elle était plus fine, presque frêle, elle était belle, bien plus belle que dans sa mémoire. Le dernier souvenir qu'Asher avait de sa meilleure amie était celui d'un jour de pluie où elle portait une robe noire, très sobre, ils portaient tous du noir en ce jour funeste, pour enterrer sa mamy. Il l'avait aperçue, dans la foule, tout au fond, sous ce parapluie, puis quelqu'un lui avait parlé et la seconde d'après elle avait disparu. C'était onze ans plus tôt et la dernière fois qu'il l’avait croisée. Il avait fait un aller-retour New-York/Bowen pour l’occasion, il n’avait pas pu s’attarder et espérer la retrouver davantage. Peut-être surtout n’avait-il pas fait l’effort de la revoir. Comme ce fut le cas durant cette vingtaine d'années. Je ne t'ai pas tellement regardé, non, il faudrait que j’te vois dans une autre tenue. Déclara-t-il en la fixant un peu plus, avec un sourire amusé au coin des lèvres. Elle pouvait compter sur lui pour la regarder, la détailler, la déshabiller du regard s’il le fallait, juste pour s'assurer que c'était bien elle et qu'elle l'avait, enfin, face à lui. Mais déjà elle s’éloignait, elle voulait découvrir la maison, curieuse, comme dans les souvenirs du boxeur. Elle était au pied de l'escalier et posait des questions sur l'étage. Actuellement ce n'était qu'un tas de gravas. À l’époque de ses grands-parents, il était séparé en quatre pièces, une grande chambre qui faisait office de dortoir pour les petits-enfants, avec des lits superposés . Une salle de bain et deux autres chambres, une pour les parents, quand ils venaient avec leurs enfants et la dernière, la plus petite, que papy et mamy avaient pris pour eux. Ils réservaient toujours le plus de confort pour les autres, ce qu’Asher avait toujours trouvé dommage, parce que c'étaient eux qui vivaient dans cette maison à l’année, les jeunes n'étaient que de passage. Je vais tout changer, oui, je n’ai gardé que la plus petite chambre en l'état, c'était celle de mes grands-parents, je ne pouvais pas y toucher. L'air de rien, même s’il n’en donnait pas l’impression et bien qu'il ait prévu de changer beaucoup de choses dans cette maison, Asher restait sentimental au sujet de ses vieux. Ce sera un bureau, ou je ne sais quoi, on verra. J’ai ouvert tout le reste pour faire une immense chambre avec une grande salle d’eau. Il y avait encore énormément de travaux à faire. Mais il avait tout son temps. Mais en effet, actuellement, il n'y avait aucune chambre dans cette maison. Il laissa échapper un rire léger quand Jude sembla s’offusquer de sa situation. Elle avait raison, il n'était plus habitué à des espaces si exiguës, gamin, il adorait dormir à la belle étoile, mais c’était une autre époque, celle où il passait le plus clair de son temps dehors, avec elle. Depuis, il avait appris à aimer le confort, le luxe des grands hôtels, les suites, les beaux matériaux. Maggie lui avait donné goût à mener la grande vie. Mais c'était une autre vie, plus celle qu'il voulait. C’est Jack qui s’en plaint le plus, il doit partager sa chambre avec moi maintenant. Je ne l’ai pas habitué à ça ! Il tournait la situation en dérision, de toute manière ce n'était pas définitif, il retrouverait son confort d’ici quelques temps. Si Jude semblait s’inquiéter de s’il allait rester ou non, Rob aussi était curieux de savoir si elle était simplement de passage à Bowen, mais il était bien plus sur la réserve. Conscient que, même des années après, il était coupable de leur éloignement, du silence qui s'était abattu si soudainement. Il avait coupé les ponts, violemment, sans prévenir. Il avait fait du mal, du moins il le pensait. Il pouffa de rire tandis qu'elle lui rappelait, à juste titre, qu'il l’avait mal accueilli quelques minutes plus tôt. Visiblement ça n'avait pas changé non plus, Kavinsky était toujours aussi rancunière. Si tu t'annonces correctement à l’avenir, je serais plus indulgent. Répliqua-t-il sur le même ton. Même si elle devait savoir qu’elle serait toujours la bienvenue dans cette maison. Sa question à lui pourrait avoir tout l’air anodine, mais tous les deux savaient qu'elle ne l'était pas. C'était une petite pique, une attaque facile de la part du boxeur. Elle lui donna une réponse tout aussi évasive, seulement il fallait qu’Asher rassemble les pièces, comprenne. Vivait-elle ici ? Seule avec ses gamins à présent ? Le mari était resté à Brisbane ? Comment poser des questions sans avoir l'air trop intrusif ? Parce qu'il n'avait pas le droit de l’être. Pourtant il venait de mettre un doigt dans l’engrenage, il ne pouvait plus reculer. Je n’ai plus ma petite souris pour me tenir informé, tu sais. Avouait-il avec plus de douceur. Tu es revenue à Bowen, avec tes enfants ? Ainsi ils étaient de retour tous les deux. Pour une fois ils semblaient être ensemble sur le même timing, c'était troublant. Que restait-il de leur relation, de cette complicité si puissante qui avait été leur force ? Pourraient-ils espérer la retrouver malgré le fossé qui les séparait, leurs vies diamétralement opposées, la trahison d’Asher. Quelques décennies plus tard, est-ce qu'il y avait prescription ? Il hocha la tête quand Jude lui sourit, comprennant qu'elle n’en dirait pas beaucoup plus, qu’elle était une femme forte mais blessée, que celui qu'elle avait peut-être considéré comme l'amour de sa vie lui avait fait du mal, d'une façon ou d’une autre. Un silence un peu gêné s'installait entre les deux anciens amis. La brune regardait les deux chiens s’amuser dehors et lui il la contemplait elle. Il fût surpris parce qu'elle lui apprit et la fixa avec un mélange d’amusement et de curiosité. Vraiment ?! C'était l'un des aspects de la célébrité qu’Asher avait le plus de mal à réaliser, que des gamins pouvaient avoir des posters de lui dans leur chambre, qu’on puisse l'admirer. C'était tellement fou. Pourtant lui-même avait bien eu des posters de Mohamed Ali au-dessus de son lit. Qu'est-ce qui était bizarre, d'avoir une vision de moi torse nu à chaque fois que tu allais dans la chambre de ta fille ?! Ou qu'elle aime la boxe ? Demanda-t-il avec un sourire espiègle. Elle sait qu’on se connait ? Rencontrer les enfants de Jude ne l'intéressait pas plus que ça, de prime abord, mais savoir qu’il partageait une passion commune avec sa fille le rendait plus curieux.

Asher avait toujours été le genre de garçon qui ne se cachait pas pour dire ce qu'il pensait, même Jude l'avait connu ainsi quand ils étaient gamins. Le seul sujet sur lequel il n’avait jamais osé s’aventurer, à l’époque, c'était son attirance envers elle. Pour bon nombre de raisons. Mais elle avait dû finir par comprendre qu'il lui avait menti durant un moment, qu’il la considérait plus que comme sa meilleure amie, que jamais il n’aurait pu la prendre pour sa sœur de cœur, comme le disait cette expression consacrée qui l’avait toujours fait vomir. Il l’avait aimé et désiré en secret. Aujourd'hui, plus que jamais, après plus de quarante années passées sur cette Terre, il ne se cachait plus, même auprès de Jude, pour la reluquer et lui dire ce qu'il pensait. Il n'était jamais trop tard. Seulement il restait sur des sentiments du passé, sur la vision qu'il gardait d'elle, sur des souvenirs. Il ne connaissait pas cette femme qu'il avait face à lui. Et même s'ils ne pouvaient nier qu'il y avait de l’électricité dans l'air, une fois les retrouvailles passées, ils devraient réapprendre à se connaître. Tu me connais, je suis un garçon très sage. Qu'il répliqua, rictus amusé aux lèvres. Il n'était plus un garçon, au sens jeune homme, depuis longtemps. Ils se toisèrent quelques secondes, juste le temps pour Rob de sentir renaître de leurs cendres les sensations de cette fameuse nuit de nouvel an où, en l’espace de quelques heures, toutes les barrières bâties année après année étaient tombées une à une. Et puis de les chasser d’un mouvement de tête. Il avait passé des décennies loin de Jude, à ne pas penser à elle, à faire sa vie, à réaliser ses rêves, il n'allait pas replonger si rapidement parce qu'elle lui faisait les yeux doux. C'était néanmoins troublant de la voir déambuler dans ces murs. Les souvenirs de leur enfance remontaient également, de cette maison toujours amplie de cris joyeux et de rires heureux, de cette petite fille brune qui était ici comme chez elle, Mamy ne faisait que le répéter constamment. De leur goûters à base de tartine de chocolat et beurre de cacahuète et des kilos de mûres sauvages qu'ils trouvaient dans les ronces et qu'ils se mettaient plein la bouche. De ces quelques nuits où, trop épuisée, elle était restée dormir dans le dortoir avec Asher, sa sœur et ses cousins. Et quand, ado, elle faisait le mur pour qu'ils aillent s'allonger dehors à la belle étoile mais qu'ils rentraient à pas de loup lors des nuits trop fraîches, se pelotonner sans bruit l’un contre l’autre dans un lit trop petit pour eux deux. Elle était la meilleure amie, l’inséparable, la plupart des souvenirs qu'Asher avait dans cette maison, il les partageait avec elle. Alors, quand il lut successivement la surprise, puis l’incompréhension dans le regard de la brune, pour la première fois depuis le début des travaux, il eût un doute, est qu'il faisait bien de détruire tous ces souvenirs ? De toute manière il n’était plus temps de se poser ce genre de question, il avait déjà tout cassé. Et les souvenirs resteraient à jamais en eux. Mais quoi ? Faut pas t’en faire pour moi, Sky. Il fronça les sourcils de quoi avait-elle peur ? C'était un adulte responsable, Asher savait ce qu'il faisait. J'avais besoin de me vider la tête. Compléta-t-il en haussant les épaules comme si c'était un simple defouloir. Mais évidemment c'était bien plus que ça, ç'avait été son exutoire ces derniers mois. Il sourit en voyant son chien s’amuser comme un chiot avec Stich. Il semblait être tout sauf malheureux en effet. C’est l’animal le plus maltraité de toute l’Australie. Une vraie drama queen, comme son maître. Qu’il ajouta avec un sourire amusé. Une superstar, comme Jude aimait tant l’appeler. Ça changeait de Cupcake, soit dit en passant, mais elle était toujours aussi nulle pour choisir des surnoms. Il pinça les lèvres en opinant du chef. Une fanfare, ça me paraît approprié oui. Au moins ça ! Elle avait raison, cette souche, personne d'autre n'y avait posé ses fesses depuis eux, même Jack, qui marquait son territoire partout sur le terrain, semblait respecter l’ancien arbre comme un endroit sacré auquel il n’avait pas le droit de toucher. Il y a toujours nos initiales dessus. Il avait vérifié, retiré la mousse qui avait poussé dessus pour mieux les protéger et restauré leur apparence d'antan. C'était peut-être un geste stupide, mais c’avait eu son importance pour lui quand il avait racheté la maison. Cette petite attaque n'était pas la chose la plus maline à faire, mais Asher était déboussolé par la présence de son amie d’enfance, il oscillait entre le plaisir de la retrouver et tout ce fossé que la distance avait creusé entre eux. Heureusement, la douceur faisait toujours place à l’animosité, peut-être que ça aussi, ça ne changerait pas. Il esquissa un sourire empreint de tendresse alors qu'ils évoquaient sa mamy sans la nommer. Elle parlait trop, tu te rappelles ? Il se gratta la tête en essayant de se remémorer ses informations. Elle m'a annoncé ton mariage avec des yeux brillants. Il fallait admettre qu'ils avaient tous les deux eu les yeux brillants à ce moment-là. Asher n'avait jamais su si sa mamy était triste pour lui ou simplement sincèrement émue, probablement les deux. Quant à lui, ça lui avait foutu un sacré coup dans le ventre et dans le cœur, d'apprendre que Jude aimait un homme au point de l'épouser, mais surtout de ne pas avoir été là pour célébrer le bonheur de sa meilleure amie. Elle était heureuse de me dire que tu avais eu des gamins. Deux, trois ? Il hasardait, peu sûr de lui. Ainsi elle avait donc trois gamins. Ils n'avaient pas chômé avec son mec. Mais ce genre de réflexion, il n'allait pas lui envoyer dans les dents. Le plus grand était à la fac, il était adulte donc, elle l'avait eu jeune, très jeune, il se rappelait avoir été surpris, en effet, quand sa grand-mère le lui avait appris. Il hocha donc la tête sans rien ajouter. S'ils étaient vraiment amenés à se revoir, Ash aurait tout son temps pour poser des questions, creuser quelques sujets, plus tard. Le silence qui se fit leur laissa un peu de répit, bien qu'il soit plein d’interrogations contenues. D'ailleurs la brune, fidèle à celle dont il se souvenait, ne resta pas bien longtemps silencieuse. Évidemment que le boxeur fut surpris parce qu'elle venait de lui annoncer, non pas qu'il ne la croyait pas, juste qu'il ne s'attendait pas à être l'idole de l’un de ses enfants. Non, mais faut croire que j'ai pas assez la grosse tête pour penser que n'importe qui puisse m'admirer au point de suspendre ma tronche dans sa chambre. Se défendit-il en référence à ce fameux surnom. Il n'était superstar que sur le papier, la réalité était toute autre. Il esquissa un sourire tandis qu'il s'appuyait contre l'encadrement d'une porte en la fixant. C'était toujours bon à prendre, qu'elle le trouvait encore séduisant. Il fallait dire qu'il avait bien changé, Asher, il avait pris au moins une vingtaine de kilos de muscles, était recouvert de tatouages, il avait enfin réussi à se faire pousser la barbe et, pas peu fier de ça, aujourd'hui il la gardait relativement longue. On était loin du jeune homme imberbe avec son tatouage timide sur le biceps et les deux trois abdos qui commençaient à se dessiner quand il avait dix-huit ans. Elle pratique, j’espère ? Il y a de bons clubs à Bowen. Il espérait surtout que, puisque c'était une fille, ses parents ne s'étaient pas opposés à sa passion pour lui faire pratiquer de la danse ou n'importe quel autre sport dit plus féminins. C’aurait été dommage. Ah tiens, cette bonne vieille Blake ! Il l’avait oubliée, il fallait bien l'admettre, mais il n'en doutait pas qu'elle avait dû faire une réflexion à son sujet.